(Traduction J. Baillard, 1914)
I. Tu me demandes, Lucilius, pourquoi, si le monde est
régi par une Providence, les gens de bien éprouvent tant de maux. La
réponse trouverait plus aisément place dans le corps d’un traité où nous
démontrerions que cette Providence préside à toutes choses et qu’un Dieu
habite au milieu de nous ; mais puisqu’il te plaît de détacher une
partie de la grande question et de voir résoudre ton objection unique,
sans toucher au fond du procès, ma tâche ne sera pas difficile : je
vais plaider la cause des dieux.
Il est superflu, pour le moment, de prouver que ce vaste
univers ne peut subsister sans un être conservateur ; que
ce cours des astres, si régulier dans sa diversité, n’est point dû
aux brusques mouvements du hasard, ce que le hasard fait surgir, étant
sujet à des perturbations fréquentes et à de promptes collisions ;
qu’au contraire une loi éternelle ordonne cette marche rapide et
harmonieuse qui emporte toute l’immensité des terres et des mers et
ces éclatants luminaires qui brillent rangés dans l’espace ; qu’un
tel ordre n’est pas le produit de l’errante matière ; que des
agrégations fortuites ne s’équilibreraient avec l’art tout-puissant qui
fit asseoir immobile la terra et son énorme masse, pendant qu’elle voit
les cieux fuir si vite autour d’elle ; qui, pour amollir la terre,
versa les mers dans leurs bassins, sans qu’elles se sentissent grossir par
les fleuves ; qui enfin de germes imperceptibles, fit naître de si
grands végétaux Que dis-je ? tout ce qui paraît désordre et
irrégularité, à savoir les pluies, les nuages et leur choc d’où
jaillissent les foudres ; les incendies vomis par la cime des monts
entrouverts ; les secousses du sol ébranlé ; tous les mouvements
qu’enfante autour du globe la partie orageuse de la création, quoique
subits, n’arrivent pas sans dessein. Ils ont leurs raisons, comme ces
phénomènes qui, vus hors de leur lieu naturel, paraissent des prodiges,
tels que des eaux chaudes au milieu de la mer, et ces îles nouvelles qui
tout à coup montent à sa surface. Et quand on voit la mer mettre à nu ses
rivages en se retirant sur elle-même, et dans un court espace de temps les
couvrir de nouveau, croira-t-on que c’est une aveugle impulsion qui tantôt
repousse et refoule les ondes vers le large, tantôt les chasse et les
renvoie précipitamment regagner leur place, si l’on observe surtout que
ces eaux s’enflent progressivement, ont leurs heures et leurs jours
marqués, et vont croissant ou décroissant suivant les attractions de la
lune qui règle à son gré ces évolutions marines ?
Mais réservons tout cela pour le temps convenable ;
d’autant que ce ne sont pas des doutes que tu élèves contre la Providence,
mais des plaintes. Je te réconcilierai avec les dieux, toujours bons quand
l’homme l’est lui-même. Car la nature ne comporte pas que ce qui est bon
nuise aux bons. Il y a entre l’homme de bien et les dieux une amitié dont
le lien est la vertu. Une amitié, ai-je dit, non ; c’est plus
encore : une parenté, une ressemblance. L’homme de bien ne diffère de
Dieu que par la durée : il est son disciple, son émule, son véritable
fils. L’être sublime dont il descend, sévère censeur de toutes vertus, est
comme un père rigide : il élève durement sa famille.
Quand donc tu verras les hommes vertueux, les bienvenus
de la divinité, voués à la peine, aux sueurs, gravir de rudes montées,
tandis que les méchants sont en tête et regorgent de délices, rappelle-toi
qu’on aime la retenue dans ses enfants, la licence dans ceux des esclaves,
qu’on astreint les premiers à une règle austère et qu’on excite la
témérité des seconds. Ayons de Dieu la même idée ; il ne traite pas
mollement l’homme vertueux ; il l’éprouve, il l’endurcit, il le mûrit
pour le ciel.
II. Pourquoi l’homme de bien essuie-t-il tant de
traverses ? Rien de mal ne peut arriver à l’homme de bien : les
contraires ne vont point ensemble. De même que toutes ces rivières, toutes
ces pluies que versent les cieux, et ces milliers de sources médicinales,
loin de changer la saveur de la mer, ne l’affaiblissent même point ;
ainsi tous les flots de l’adversité ne transforment point une âme
courageuse, elle demeure la même et donne aux événements sa propre
teinte ; car elle est plus forte que les accidents extérieurs :
je ne dis pas qu’elle ne les sent point, mais elle en triomphe ;
calme d’ailleurs et pacifique, elle ne se lève que pour repousser les
chocs ennemis. Toute adversité est à ses yeux un exercice. Où est l’homme,
digne de ce nom et que l’honnête aiguillonne, qui ne désire une épreuve à
sa taille et ne brave le péril pour voler au devoir ? L’oisiveté pour
toute âme active n’est-elle pas un supplice ? Nous voyons les
athlètes soigneux de leur vigueur choisir les antagonistes les plus
robustes et vouloir que ceux qui les préparent pour le combat déploient
contre eux toutes leurs forces. Ils endurent les coups, les plus rudes
étreintes ; et, s’ils ne trouvent pas leur égal, ils tiennent tête à
plusieurs à la fois. Le courage languit sans adversaire : sa
grandeur, sa force, son énergie n’éclatent tout entières que dans
l’épreuve de la douleur.
Voilà, sache-le bien, ce que doit faire l’homme
vertueux, s’il veut ne pas redouter la fatigue et la peine et ne pas se
plaindre de la destinée : quoi qu’il arrive, qu’il le prenne en bonne
part et en fasse profit. L’important n’est pas ce que tu souffres, mais
dans quel esprit tu le souffres. Vois quelle différence entre la tendresse
d’un père et celle d’une mère ! Le père ordonne qu’on réveille son
fils de bonne heure pour qu’il se livre à l’étude, même les jours de fête
il ne le souffre pas à rien faire, il fait couler ses sueurs et
quelquefois ses larmes. La mère, au contraire, le réchauffe sur son sein,
toujours elle veut le tenir à l’ombre, éloigner de lui les pleurs, le
chagrin, le travail. Dieu a pour l’homme de bien les sentiments d’un père,
une mâle affection : « Qu’il soit, dit-il, secoué par la
fatigue, par la douleur, par les privations, pour acquérir la véritable
force. » Les animaux qui doivent à l’inaction leur embonpoint perdent
toute vigueur ; et non seulement le travail, mais le mouvement seul
et leur propre poids les accable. Une prospérité non encore entamée ne
résiste à aucune atteinte ; mais une lutte assidue avec les
disgrâces, mais leurs chocs même durcissent l’épiderme ; devant aucun
mal on ne cède : vient-on à tomber, un genou à terre on combat
encore.
Tu es surpris que Dieu, qui affectionne les bons, qui
veut les rendre meilleurs encore et le plus parfaits possible, leur impose
pour exercice quelque calamité. Et moi, je ne m’étonne pas qu’il prenne
parfois envie aux maîtres du ciel de considérer de grands hommes en lutte
contre l’adversité. Souvent nous nous plaisons à voir un jeune homme
intrépide qui reçoit, armé d’un épieu, l’élan d’une bête féroce, qui
soutient jusqu’au bout l’attaque d’un lion sans pâlir ; le spectateur
est d’autant plus charmé que ce brave est d’un sang plus illustre. Ce
n’est point là ce qui peut attirer l’attention divine, ce ne sont pas ces
puérils passe-temps de la frivolité humaine. Voici un spectacle digne
d’appeler les regards du Dieu qui veille à l’œuvre de ses mains ;
voici un duel digne de Dieu : l’homme de cœur aux prises avec la
mauvaise fortune, surtout s’il a provoqué la lutte. Oui, je ne vois rien
de plus beau sur la terre aux yeux du maître de l’Olympe, quand il daigne
les y abaisser, que ce Caton, inébranlable après la chute dernière de son
parti, et debout encore au milieu des ruines de la république. « Que le
monde, se dit-il, soit tombé sous la loi d’un seul, la terre occupée par
ses légions, la mer par ses flottes, que les armes de César nous tiennent
assiégés, Caton saura trouver une issue : son bras seul lui ouvrira
une large voie vers la liberté. Ce fer, que la guerre civile même n’a pu
souiller ni rendre criminel, va donc enfin servir à un digne et glorieux
usage. La liberté, qu’il n’a pu rendre à la patrie, il va la donner à
Caton. Accomplis, ô mon âme, l’œuvre de tes longues méditations :
dérobe-toi aux misères de l’humanité. Déjà Pétreius et Juba ont pris leur
élan, et ils gisent percés par la main l’un de l’autre. Noble et généreux
pacte de mort, mais peu convenable à notre grand caractère. Il nous
siérait aussi peu de demander la mort que la vie. »
Certes les dieux auront vu avec une vive joie ce héros,
cet intrépide libérateur de lui-même, veiller au salut des autres,
organiser la retraite des fuyards, se livrer à l’étude cette même nuit qui
devait être pour lui la dernière, plonger le fer dans sa poitrine sacrée,
semer ses entrailles sur le sol et ouvrir de sa main une issue à cette âme auguste que le
glaive eût profanée. Et, je veux le croire, si le coup fut mal assuré et
insuffisant, c’est que c’était peu pour les dieux d’avoir vu Caton dans
cette unique scène ; ils retinrent sa vertu et la
redemandèrent : elle dut reparaître dans un acte plus difficile. Car
il y a moins de courage à faire une première épreuve de la mort qu’à la
recommencer. Les dieux pouvaient-ils ne pas se complaire, à voir leur
élève échapper à la vie par un si beau et si mémorable trépas ? C’est
une apothéose qu’un trépas admiré de ceux-là même qu’il épouvante.
III. La suite de mon discours m’amènera bientôt à
montrer combien tous nos maux prétendus sont loin d’être des maux réels.
Pour le présent, je me borne à dire : ces événements que tu nommes
cruels, funestes, affreux, sont utiles d’abord à ceux mêmes qu’ils
frappent, puis à l’humanité tout entière, dont les dieux tiennent plus
compte que des individus ; ceux-ci d’ailleurs les acceptent et
mériteraient des maux réels, s’ils ne le faisaient pas. J’ajouterai
qu’ainsi le veut le destin, et qu’ils sont soumis à ces justes épreuves
par la même loi qui les fait vertueux. De là je t’amènerai à ne jamais
plaindre l’homme de bien, qu’on peut dire malheureux, mais qui ne peut
l’être.
De toutes ces propositions la plus difficile à
démontrer, ce semble, est la première : que ces crises qui nous font
frémir d’épouvante sont dans l’intérêt de ceux qui les souffrent. « Est-ce donc pour leur
bien, diras-tu, qu’ils sont chassés en exil, précipités dans l’indigence,
qu’ils voient mourir enfants et femme, qu’on leur inflige l’infamie, ou
qu’on les mutile ? » Tu t’étonnes qu’il sorte quelque bien de
tout cela ; étonne-toi donc qu’à la cure de certaines maladies on
emploie le fer et le feu aussi bien que la faim et la soif. Mais si tu
songes que souvent il faut qu’un tranchant salutaire dénude les os, ou les
extraie, extirpe les veines ou ampute les membres qui ne peuvent rester
sans que tout le corps périsse, tu souffriras qu’on te démontre qu’il est
des disgrâces utiles à qui les essuie, comme assurément plus d’une chose
que l’on vante et que l’on recherche nuit à ceux qui s’en laissent
charmer, vraie image de l’indigestion, de l’ivresse, de tous les excès qui
mènent à la mort par le plaisir.
Entre plusieurs belles sentences de notre cher
Démétrius, écoute celle-ci que j’ai tout fraîchement recueillie, qui
retentit et vibre encore à mon oreille : « Je ne vois rien de si
malheureux que celui que n’a jamais visité de malheur. » En effet, il ne
lui a pas été donné de s’éprouver. En vain la Fortune aura secondé,
prévenu même tous ses souhaits, les dieux ont mal présumé de lui. Il n’a
pas été jugé digne de vaincre un beau jour cette Fortune, qui s’éloigne
d’une âme pusillanime et semble dire : « Qu’ai-je à faire d’un
tel adversaires ? Au premier choc il mettra bas les armes. Qu’ai-je
besoin contre lui de toute ma puissance ? La moindre menace va le
mettre en fuite : il ne soutient pas même mes regards. Cherchons
ailleurs qui puisse nous tenir tête. J’aurais honte d’en venir aux mains
avec un homme prêt à se rendre.
Le gladiateur tient à déshonneur d’avoir en face un trop
faible adversaire ; il sait qu’on triomphe sans gloire quand on a
vaincu sans péril. Ainsi fait la Fortune : elle prend pour rivaux les
plus braves, et passe dédaigneusement devant les autres. Elle attaque les
fronts rebelles et superbes, pour tendre contre eux tous ses muscles. Elle
essaye le feu contre Scaevola, la pauvreté contre Fabricius, l’exil contre
Rutilius, les tortures contre Régulus, présente le poison à Socrate, le
suicide à Caton.
Ces grandes leçons d’héroïsme, la mauvaise fortune seule
a le privilège de les donner. Plaindras-tu Scaevola parce que sa main est
posée sur le brasier ennemi et se punit elle-même de sa méprise, parce que
cette main consumée fait reculer le roi que son glaive n’avait pu
abattre ? Eût-il été plus heureux de réchauffer cette main dans le
sein d’une maîtresse ? Plaindras-tu Fabricius parce qu’il emploie à
bêcher sa terre tout le temps qu’il ne donne pas à la république ;
parce qu’il fait la guerre aux richesses, comme à Pyrrhus ; parce
qu’il mange à son foyer les herbes et les racines que, vieillard
triomphal, il a arrachées dans son champ ? Eh quoi ! serait-il
plus heureux d’entasser dans son estomac des poissons de lointains
rivages, des oiseaux pris sous un ciel étranger, ou de réveiller, avec les
coquillages des deux mers, la paresse d’un appétit blasé, ou de se faire
servir, ceints d’énormes pyramides de fruits, ces animaux gigantesques
dont la prise coûte la vie à plus d’un chasseur ? Plaindras-tu ce
Rutilius, dont les juges ont à répondre au tribunal de tous les siècles,
d’avoir souffert plus volontiers qu’on l’arrachât à sa patrie qu’à son
exil, d’avoir seul refusé quelque chose à Sylla dictateur, et, au lieu de
suivre la voix qui le rappelait, de s’être enfui encore plus loin ?
« Adresse-toi, lui dit-il, à ceux qu’a brusquement surpris dans Rome
ton heureux destin : qu’ils voient le forum inondé de
sang, le lac Servilius (car tel est le spoliaire[1]
de l’ordonnateur des proscriptions couvert de têtes de sénateurs ;
des hordes d’assassins qui errent par toute la ville, et des milliers de
citoyens égorgés en masse, au mépris, c’est peu dire, au piège même
de la foi donnée. Qu’ils voient ces horreurs, ceux qui ne peuvent
supporter l’exil. « Eh quoi ! Sylla sera pour toi l’heureux Sylla, parce qu’à sa
descente au forum le glaive écarte la foule devant lui, parce qu’il
souffre qu’on expose en public les têtes des consulaires, parce qu’il fait
payer par le questeur et inscrire au compte de l’état le prix de chaque
meurtre ? Et ce monstre avait dicté la loi Cornélia[2] !
Venons à Régulus. En quoi la Fortune l’a-t-elle
maltraité, lorsqu’elle a fait de lui le modèle de la loyauté, le modèle de
la constance ? Les clous traversent ses chairs, et de quelque côté
que son corps fatigué s’appuie, il pèse sur une blessure, et ses paupières
sont tenues ouvertes pour des veilles sans repos. Plus vive est la
torture, plus grande sera la gloire. Veux-tu savoir s’il se repent d’avoir
mis la vertu à si haut prix ? Rends-lui la vie et renvoie-le au
sénat : il opinera encore de même.
Regardes-tu comme plus heureux Mécène, en proie aux
tourments de l’amour, pleurant les divorces quotidiens de sa capricieuse
épouse, et demandent le sommeil à ces concerts d’harmonie que le lointain
rend plus doux à l’oreille ? Il aura beau à force de vin s’assoupir,
et se distraire au bruit des cascades, et recourir à mille voluptés pour
tromper ses cruels ennuis, il y aura autant d’insomnie sur son duvet que
sur la croix de Régulus. Mais Régulus se console en songeant que s’il
souffre, c’est pour l’honneur ; du sein de ses tortures il ne
considère que leur cause ; l’autre, flétri par les voluptés, pliant
sous le faix d’une prospérité excessive, est plus tourmenté par le motif
de ses souffrances que par ses souffrances même. Non, la corruption n’a
pas tellement pris possession du genre humain qu’on puisse douter que,
s’ils avaient le choix de leur destin, la plupart des hommes n’aimassent
point mieux naître Régulus que Mécène. Ou si quelqu’un osait préférer le
sort du favori d’Auguste, il préférerait par cela même, bien que sans le
dire, être la femme de Mécène.
Crois-tu Socrate malheureux pour avoir bu, comme un
breuvage d’immortalité, la coupe fatale que lui préparèrent ses
concitoyens, et pour avoir discouru sur la mort jusqu’au moment de la mort
même ? Doit-on le plaindre d’avoir senti son sang se figer, et le
froid qui s’insinuait dans ses veines y éteindre peu à peu la vie ?
Ah ! portons envie à Socrate bien plutôt qu’à ces hommes qui boivent
dans des coupes d’une seule pierre précieuse, et pour qui de jeunes
mignons, au sexe indécis ou retranché par le fer et instruits à tout
souffrir, délayent dans l’or la neige qui couronne leur coupe. Ce qu’ils
viennent de boire, leur estomac le rejette en entier ; ils sentent,
dans leur morne dégoût, la bile refluer jusqu’à leur palais ; mais
Socrate boira la ciguë avec une douce sérénité.
Pour Caton, sa cause est jugée : il a possédé le
souverain bien, c’est ce que proclamera l’unanime témoignage des hommes
sur un homme que la nature s’était choisi pour soutenir le choc des crises
les plus terribles. « Les inimitiés des grands sont funestes,
a-t-elle dit ; opposons Caton tout à la fois à Pompée, à César et à
Crassus. Il est cruel de se voir supplanté par d’indignes rivaux ;
qu’un Vatinius lui soit préféré. Il est affreux d’être engagé dans les
guerres civiles ; qu’il aille par tout l’univers combattant pour la
bonne cause avec autant de malheur que de constance. Il est cruel de se
donner la mort ; qu’il se la donne. Qu’aurai-je obtenu par là ?
De faire voir à tous qu’on ne saurait appeler maux des épreuves dont Caton
m’aura paru digne. »
IV. Les prospérités descendent sur le vulgaire, sur les
âmes communes ; mais réduire à l’impuissance le malheur et tout ce
qui fait peur aux mortels n’appartient qu’au grand homme. Jouir d’un
bonheur constant et traverser la vie sans que rien ait froissé notre âme,
ç’est ne pas connaître la seconde face des choses humaines. Tu es homme de
courage : mais d’où puis-je le savoir, si le sort ne te donne les
moyens de montrer ton grand cœur ? Tu es descendu dans l’arène ;
si nul rival n’était là, la couronne est à toi, mais non la victoire. Ce
n’est pas de ton courage que je te félicite, c’est d’avoir gagné comme qui
dirait le consulat ou la préture : un titre, un avancement.
J’en puis dire autant à l’homme vertueux, si quelque
passe difficile ne lui a donné, ne fût-ce qu’une fois, l’occasion de
signaler sa vertu : je t’estime malheureux, pour ne l’avoir jamais
été ; tu as traversé la vie sans combat. Personne ne saura ta force,
tu ne la sauras pas toi-même. Pour se connaître il faut s’être
essayé ; à l’œuvre seulement on apprend ce qu’on pouvait faire. Aussi
a-t-on vu des hommes provoquer le malheur qui les respectait, et chercher
à faire briller leur vertu près de s’ensevelir dans l’obscurité. Oui, le grand homme parfois aime l’adversité,
comme le brave soldat aime la guerre. J’ai vu, sous Caligula, Triumphus le
mirmillon se plaindre de la rareté des jeux : « Les belles
années perdues ! » s’écriait-il.
Le courage est avide de périls : il songe où il
tend, non à ce qu’il va souffrir : car les souffrances sont
elles-mêmes une part de la gloire. Le guerrier est fier de ses
blessures : il étale avec complaisance le sang qu’il est heureux de
répandre ; et au retour de la bataille, quoique les autres aient
aussi bien fait, les regards s’attachent surtout aux blessés.
Je le répète, Dieu traite en favoris ceux qu’il veut
conduire à la perfection de la gloire, chaque fois qu’il leur offre
matière à exercer leur courage et leur force d’âme, ce qui implique
toujours quelque position difficile. Le pilote se fait connaître dans la
tempête, et le soldat dans la mêlée. Comment saurais-je combien tu serais
fort contre la pauvreté, si tu nages dans l’opulence ; combien tu
opposerais de constance à l’ignominie, aux diffamations, aux haines
populaires, si tu vieillis au milieu des applaudissements, si l’invariable
faveur et je ne sais quel entraînement des esprits subjugués
t’accompagnent partout ? Comment saurais-je avec quelle résignation
tu supporterais la perte de tes enfants, si tous tes rejetons sont encore
sous tes yeux ? Je t’ai entendu prodiguer aux autres des
consolations ; j’aurais pu te juger, si tu t’étais consolé toi-même,
si tu avais toi-même fait taire ta douleur. Ah ! je t’en conjure,
garde-toi de frémir à la vue des épreuves que nous envoient les dieux
comme pour aiguillonner nos âmes. L’adversité est l’occasion de la
vertu.
On aurait droit d’appeler malheureux ceux que l’excès du
bonheur engourdit, et qu’un calme de mort tient comme enchaînés sur une
mer immobile. Pour ceux-là tout accident sera nouveau. Le malheur est plus
cruel quand on ne l’a jamais connu ; le joug pèse davantage à une
tête qui n’y est point faite. Le soldat novice pâlit à l’idée d’une
blessure ; le vétéran voit avec fermeté couler son sang ; il
sait que ce sang a souvent préparé la victoire.
De même les élus de Dieu, ses bien-aimés, il les
endurcit, il les éprouve, il les exerce ; les autres, qu’il parait
traiter avec indulgence, avec ménagement, il les garde comme une proie
sans défense pour les maux à venir. Car c’est une erreur de croire que
personne soit exempt : cet homme si longtemps heureux aura son tour.
Quiconque te semble absous n’est qu’ajourné.
« Mais comment est-ce aux plus hommes de bien que
Dieu inflige les maladies, les disgrâces de tout genre ? » Et
comment à la guerre les expéditions les plus périlleuses sont-elles
imposées aux plus braves ? Le chef envoie des hommes d’élite, s’il
faut, de nuit, surprendre et attaquer les ennemis, reconnaître un chemin,
débusquer un poste. Aucun d’eux au départ ne dit : « Mon général
m’a fait tort ; » mais : « Il m’a bien
jugé. »
Qu’ainsi parle tout mortel commandé pour souffrir ce qui
coûte tant de pleurs aux timides et aux lâches : « Dieu nous
estime assez pour éprouver en nous jusqu’où va chez l’homme la puissance
de souffrir. »
Fuyez les délices, fuyez cette mollesse énervante qui
détrempe vos âmes, et les endort dans une continuelle ivresse, tant qu’un
revers subit ne vous avertit point que vous êtes hommes. Celui que des
panneaux diaphanes ont toujours défendu contre l’impression de l’air, qui
garde aux pieds de tièdes enveloppes incessamment renouvelées, dont la
salle de festins est entretenue dans une douce température par la chaleur
qui circule sous le parquet et dans les murailles, celui-là ne peut sans
risque être effleuré du plus léger souffle. Tout excès est nuisible,
l’excès de la mollesse bien plus que tout autre. Il dérange le cerveau,
entraîne l’esprit à de fantasques imaginations, répand sur le vrai et sur
le faux un nuage épais qui confond leurs limites. Ne vaut-il pas mieux
bien supporter une infortune continuelle qui nous convie à la vertu que
d’être écrasé de l’énorme poids d’une félicité sans mesure ? On
s’éteint plus doucement par l’inanition : l’indigestion déchire les
entrailles. Les dieux suivent le même procédé avec les gens de bien que
les précepteurs avec leurs disciples : ils exigent plus de travail de
ceux dont ils ont meilleure espérance. Est-ce en haine de ses enfants,
crois-tu, que le Spartiate éprouve leur courage par des flagellations
publiques ? Le père est là qui les exhorte à supporter les coups sans
faiblir ; tout déchirés et à demi morts, on les conjure de tenir bon,
d’offrir leurs corps blessés à de nouvelles blessures.
Qu’y a-t-il d’étonnant que Dieu mette à de rudes essais
les âmes généreuses ? L’apprentissage de la vertu n’est jamais bien
doux. La Fortune nous frappe et nous déchire : souffrons. Ce n’est
pas une persécution, c’est une lutte ; plus nous reviendrons à la
charge, plus nous y gagnerons de vigueur. La partie de notre corps la plus
robuste est celle que nous avons le plus mise en jeu. Offrons-nous aux
coups de la Fortune, pour nous endurcir par elle et contre elle. Elle
finira par nous rendre de force égale à la sienne. Le mépris du danger
nous viendra de l’accoutumance. Ainsi, les nautoniers se font des
tempéraments qui résistent à la mer ; les mains du laboureur sont
calleuses ; le bras du guerrier gagne du nerf pour lancer le
javelot ; le coureur a le jarret souple. Les facultés les plus fortes
de chaque homme sont celles qu’il a exercées. Pour braver la puissance du
mal notre âme a un recours, la patience ; et tu sauras ce qu’elle
peut faire en nous, si tu songes combien des nations dénuées de tout et
fortes de leur indigence même acquièrent par le travail. Considère ces
peuples à la frontière desquels finit la paix du monde romain, je veux
dire les Germains et toutes ces races vagabondes semées sur les bords de
l’Ister. Un éternel hiver, un ciel sombre pèsent sur eux, un sol avare
leur livre une maigre subsistance, du chaume ou des feuillages les
abritent seuls contre la pluie, ils courent sur des étangs que la gelé a
durcis et se nourrissent des animaux qu’ils prennent à la chasse. Tu les
crois malheureux ? Non ; il n’y a point de malheur dans ce que
l’habitude a changé en seconde nature : insensiblement on prend goût
à ce qui d’abord fut nécessité. Ils n’ont pour domicile que ces campements
d’un jour où leur lassitude les arrête ; des aliments grossiers qu’il
faut ravir à la pointe du glaive, un climat d’une rigueur effrayante, une
nudité complète, tout cela te semble une affreuse misère, et c’est la vie
de tant de peuples !
Pourquoi s’étonner que l’homme de bien soit ébranlé pour
être affermi ? Il n’est d’arbre solide et vigoureux que celui qui
souffrit longtemps le choc de l’aquilon. Les assauts même qu’il essuie
rendent sa fibre plus compacte, sa racine plus sûre et plus ferme. Il est
fragile s’il a crû dans un vallon aimé du soleil. Concluons que l’intérêt
des gens de bien, s’ils veulent que la crainte leur devienne étrangère,
exige qu’ils marchent habituellement au milieu des terreurs de la vie et
se résignent à ces accidents qui ne sont des maux que pour qui les
supporte mal.
V. Ajoute, ce qui importe à tous, que les hommes
vertueux sont, pour ainsi dire, autant de combattants qui payent de leurs
personnes. Dieu s’est proposé, comme le sage, de montrer que toutes ces
choses que le vulgaire ambitionne ou qu’il redoute ne constituent ni biens
ni maux. Ce seront des biens manifestes, s’il les assigne aux bons
seulement ; ce seront des maux, s’il ne les inflige qu’aux méchants.
La cécité serait une chose affreuse si on ne perdait la vue qu’en méritant
d’avoir les yeux arrachés : aussi Appius et Métellus seront-ils
privés de la lumière. Les richesses ne sont pas un bien ; aussi
deviennent-elles le partage d’Eilius, le prostitueur, pour que les hommes,
qui consacrent l’or dans les temples, le voient aussi dans les antres de
la débauche. La divinité ne saurait mieux ravaler les objets de nos
convoitises qu’en les prodiguant à des infâmes et en les éloignant des
gens de bien. « Mais il est injuste que les bons soient mutilés,
percés de coups, chargés de chaînes, tandis que les méchants conservent
l’intégrité de leurs membres, leur indépendance, leur luxe
effronté. » Eh bien quoi ? Il est donc injuste que des braves
prennent les armes, veillent la nuit dans les camps, et couverts de
blessures et d’appareils se tiennent debout sur la tranchée, tandis que,
dans la ville, des eunuques, des débauchés de profession vivent en pleine
sécurité ? Encore une fois, il est donc injuste que les plus nobles
vierges soient réveillées la nuit pour la célébration des rites sacrés,
quand les prostituées jouissent du plus profond sommeil ?
Le travail réclame l’élite des humains. Le sénat
délibère souvent des jours entiers, tandis que les plus vils citoyens
charment leurs loisirs au champ de Mars, ou s’ensevelissent dans une
taverne, ou tuent leur temps dans quelque cercle. Il en est ainsi de la
grande république du genre humain : les gens de bien travaillent, se
sacrifient, sont sacrifiés, et de leur plein gré ; le sort ne les
entraîne point, ils le suivent, ils vont du même pas : ses
intentions, s’ils les eussent connues, ils les eussent prévenues.
Je me rappelle encore cette parole généreuse du
courageux Démétrius : « Dieux immortels, je n’ai qu’un reproche
à vous faire : c’est de ne m’avoir pas révélé vos volontés plus tôt.
Je me serais porté de moi-même où je n’arrive qu’à votre appel.
Voulez-vous prendre mes enfants ? C’est pour vous que je les ai
élevés. Voulez-vous quelque partie de mon corps ? Prenez-la. Le
sacrifice est peu de chose : j’abandonnerai bientôt le tout.
Voulez-vous ma vie ? Pourquoi la refuserais-je ? Je n’hésiterai
pas à vous rendre ce que je tiens de vous. Je vous livrerai de grand cœur
tout ce que vous demanderez. Eh quoi ! j’eusse aimé mieux l’offrir
que le laisser prendre. Qu’est-il besoin de ravir ce que vous pourriez
accepter ? Mais vous ne me l’enlèverez même pas : on n’enlève
qu’à celui qui résiste. Je n’éprouve ni contrainte ni violence ; je
ne suis pas l’esclave de Dieu, j’adhère à ce qu’il veut ; et ne
sais-je pas d’ailleurs que tout marche en vertu d’une loi immuable, écrite
pour l’éternité ? » Oui, les destins nous conduisent ; et
le rôle réservé à chaque homme fut fixé dès la première heure de sa
naissance. Les causes s’enchaînent aux causes : nos destins publics
et privés sont liés à toute une série d’événements qui les mènent.
Souffrons donc tout avec courage : car tout arrive,
non pas comme on croit, par hasard, mais à son heure. Il a été réglé dès
longtemps quels seraient tes joies et tes pleurs ; et bien que la vie
de chaque homme se colore en apparence de grandes variétés qui la
distinguent, le tout se résume au même point : passagers, nous avons
reçu des biens passagers. Pourquoi tant nous indigner ? Pourquoi vous
plaindre ? C’est pour cette fin qu’on nous a créés. Que la nature use
à son gré de notre argile qui est sa chose ; nous, satisfaits, quoi
qu’il arrive, et courageux, songeons que rien ne périt de ce qui est
nôtre. Quel est le devoir d’une âme vertueuse ? De s’abandonner au
destin. C’est une grands consolation d’être emporté avec l’univers. Quelle
que soit la loi qui nous impose cette vie et cette mort, elle est la même
nécessité qui lie aussi les dieux : une marche irrévocable entraîne
les choses humaines comme les choses divines. L’auteur et le moteur de
l’univers a écrit la loi des destins, mais il y est soumis : il obéit
toujours, il a ordonné une seule fois.
« Mais encore, comment Dieu fut-il assez injuste
dans le partage des destinées pour assigner aux bons la pauvreté, les
blessures, les morts prématurées ? » L’ouvrier ne peut changer
la matière : il ne l’a que pétrie. Chaque être a ses conditions
inséparables, cohérentes, indivisibles. Les natures languissantes et
vouées au sommeil, ou dont la veille ressemble au dormir des autres, sont
fabriquées d’éléments inertes : pour produire un homme digne de
renommée, il faut un principe d’action plus puissant. Sa route ne sera pas
unie : i1 lui faudra monter et descendre, céder aux flots et naviguer
dans la bourrasque et poursuivre sa course ayant la Fortune contraire. Que
d’écueils aussi, que d’obstacles ! Il les émoussera, les aplanira par
lui-même. Le feu éprouve l’or ; et les revers, l’homme courageux.
Vois à quelle hauteur doit s’élever la vertu, et juge si elle peut marcher par
des voies sans
péril.
Un chemin escarpé commence ma carrière.
Mes coursiers rafraîchis, sortant de la barrière,
Ne gravissent qu’à peine à la cime des airs.
Là, tout dieu que je suis, du haut de l’Univers
Je ne puis sans effroi voir l’abîme du vide.
Enfin de mon déclin la pente est si rapide,
Que Téthys qui, le soir, me reçoit dans ses eaux,
Tremble d’y voir rouler mon char et mes
chevaux[3].
À ces paroles, le généreux Phaéthon répondit : «
Cette carrière me plaît ; je monte : l’entreprise vaut bien que
je m’expose à la chute. » Le père essaye toujours d’intimider le
jeune téméraire :
Je veux qu’en ton chemin nulle erreur ne
t’égare ;
Oseras-tu braver plus d’un monstre barbare ?
Les cornes du Taureau, la gueule du Lion,
Et l’arc du Sagittaire ?
II réplique de nouveau : « Le char est à moi ;
qu’on l’attelle. Vous croyez m’intimider : au contraire. Je veux me
tenir ferme où Phébus lui-même tressaille de crainte. C’est aux âmes
basses et peureuses à suivre les routes les plus sûres : le courage
tente les accès difficiles. »
VI. « Pourquoi cependant Dieu souffre-t-il qu’il arrive
mal aux gens de bien ? » Non, il ne le souffre pas ; il a
écarté d’eux tous les maux, en écartant tout ce qui est crime et
turpitude, coupables pensées, projets ambitieux, aveugle débauche, et
cupidité qui plane sur le bien d’autrui : eux, il les protège et les
défend. Voudrait-on encore le constituer gardien de leur bagage ?
Eux-mêmes le tiennent quitte de ce soin : ils méprisent les choses
extérieures.
Démocrite se dépouilla de ses richesses, les regardant comme un fardeau pour le sage ; est-ce merveille si Dieu laisse les gens de bien livrés à un sort que parfois ils recherchent spontanément ? « Ils perdent leurs enfants ! » Eh bien, quoi ? eux-mêmes quelquefois ne les condamnent-ils pas à la mort ? « On les envoie en exil ! » Mais souvent ils quittent volontairement leur patrie pour ne plus la revoir. « On leur ôte la vie ! » Eh ! ne se l’arrachent-ils pas, au besoin, de leurs propres mains ? « Pourquoi souffrent-ils les rigueurs du sort ? » Pour apprendre aux autres à souffrir : ils sont nés pour servir d’exemple. Figure-toi que Dieu leur dit : « Qu’avez-vous à vous plaindre de moi, vous qui vous êtes donnés à la vertu ? J’ai environné les autres de faux biens ; esprits vides, je les ai amusés de l’illusion d’un long songe : je les ai parés d’or, d’argent et d’ivoire ; au-dedans d’eux tout est misère. Ces hommes, qui vous paraissent les heureux de la terre, voyez-les, non du côté qu’ils aiment à montrer, mais de celui qu’ils cachent, ce n’est qu’indigence, ordure, turpitude : ils ressemblent à leurs murailles, ils n’ont de beau que la surface. Là n’est point l’intrinsèque et pure félicité ; ce n’est qu’un placage, et bien mince. Tant qu’ils peuvent se tenir debout et se faire voir comme ils veulent être vus, ils brillent, ils imposent ; qu’un accident les déconcerte et les démasque, alors se découvrent les profondes et réelles souillures qu’un éclat d’emprunt déguisait. A vous seuls j’ai donné les biens sûrs et durables ; plus vous les sonderez et retournerez sous toutes les faces, plus vous les trouverez immenses et sans prix. Je vous ai donné de braver ce que tous craignent, de mépriser ce qu’ils convoitent. Votre éclat n’est point en dehors : tous vos trésors sont au-dedans de vous. Ainsi le ciel n’a que faire de ce qui n’est pas lui : il est à soi-même un assez beau spectacle. C’est dans vous que j’ai placé tous vos biens : votre bonheur est de n’avoir pas besoin du bonheur. « Mais, que d’afflictions, d’affreux revers, d’épreuves « accablantes ! » Comme je ne pouvais vous y soustraire, j’ai armé vos âmes contre tous les assauts. Souffrez avec courage ; par là vous l’emporterez sur moi-même : je suis en dehors de la souffrance ; vous êtes, vous, au-dessus d’elle. Bravez la pauvreté : nul ne vit aussi pauvre qu’il est né. Bravez la douleur : elle passera, ou vous passerez. Bravez la Fortune : je ne lui ai pas donné de trait qui aille jusqu’à l’âme. Bravez la mort : elle est pour vous le néant ou une nouvelle vie. Avant tout j’ai voulu qu’on ne pût vous retenir malgré vous : la retraite est ouverte. Renoncez-vous à combattre ? Fuyez, vous êtes libres ; de toutes les nécessités que je vous ai imposées, il n’en est point que j’aie rendue plus facile que la mort. Votre âme est sur une pente rapide, entraînante. Ouvrez les eux, et voyez combien est court et dégagé le chemin qui mène à la liberté. Je n’ai pas mis d’aussi longs obstacles à la sortie qu’à l’entrée de cette vie. Le sort aurait eu sur vous trop d’empire, si l’homme avait autant de peine à mourir qu’à naître. Pas d’instant, pas de lieu qui ne vous enseigne combien il est aisé le rompre avec la nature et de lui renvoyer son présent. Au pied même des autels et dans les solennels sacrifices où l’on implore de longs jours, apprenez à mourir. Les taureaux de la plus belle taille succombent à une minime blessure : ces animaux, dont la force est si grande, la main de l’homme les abat d’un seul coup ; le fer le plus mince sait rompre les liens des vertèbres ; et l’articulation qui joint la tête au cou une fois tranchée, ces masses énormes tombent. La vie n’est pas profondément cachée en l’homme ; il ne faut pas même le fer pour l’arracher ; nul besoin de ces plaies qui plongent et sondent bien avant les entrailles : le trépas est tout proche. Je n’ai pas marqué le point où il faut frapper : toute place est vulnérable. Ce qu’on appelle mourir, cet instant où l’âme se sépare du corps passe trop vite pour être saisi dans sa rapidité. Que les étreintes d’un lacet vous suffoquent, que l’eau vous intercepte la respiration ; que la dureté du sol où se fait votre chute vous fracasse la tête ; que des charbons ardents avalés ferment passage à l’air que vos poumons exhalent[4], quel que soit le moyen, l’effet est prompt. Ne rougissez-vous pas de craindre si longtemps ce qui dure si peu ? »