1 – Selon
l’Organisation mondiale de la Santé, plus de 340
millions de personnes seraient dépressives : tristesse
inexplicable, perte de plaisir dans les activités
quotidiennes, troubles de l’appétit, de la libido et
du sommeil, de la fatigue, un sentiment de dévalorisation et
de culpabilité, des difficultés à se
concentrer, autopunition, retrait social, inactivité, etc.
Un tel ensemble clinique donne à penser qu’il y a
là quelque chose de fort grave. Mais observons,
déjà, que ce syndrome
« dépression » est une
catégorie qui rassemble (mais selon quel
critère ?) divers symptômes : et ce seul
rassemblement sous un terme unique donne à croire
qu’il s’agirait là des mêmes choses. Ce
qui est à démontrer ! (Pour exemple,
l’anorexique correspond à cette description... et bien
d’autres, tels que les névrosés, etc.)
En tous cas, ce flou clinique a un effet
« logique » : la dépression vient
en quatrième position des causes de morbidité dans le
monde ; toujours selon l’OMS, en 2020, elle occupera la
deuxième place. Mais, fait remarquable, il y a deux fois
plus de femmes atteintes que d’homme... En France, de 6
à 10% des hommes et de 12 à 20% des femmes en
souffrent.
2 – Or, dans ce
rapport, il y a une observation qui est à retenir - et
à penser : la difficulté du diagnostic tient
souvent au fait que pour exprimer sa souffrance mentale, un
Africain ou un Asiatique évoquera plus volontiers un corps
douloureux : céphalées, lombalgies, gastralgies,
etc. Ce qui indique le rôle de la culture dans la forme des
symptômes.
La dépression peut aussi mener au suicide : il y
aurait entre 10 et 20 millions de tentatives de suicides dans le
monde, dont un million de morts. Mais, ici aussi, l’on voit
que le suicide est ramené à la dépression, et
donc, il n’y aurait qu’une cause (et non plus le
suicide hystérique, le suicide mélancolique,
etc.)
3 – La dépression est tellement
répandue qu’elle est considérée comme
« mal du
siècle » ou encore « maladie
du monde moderne ». Or, il est remarquable que ce
« mal » se répand, tel une
épidémie, depuis 1970. Une date, disons, de
naissance, mais de naissance du seul terme de
« dépression ». En effet, au XIXè, ce terme n'existe
pas dans le Littré. En 1904, le Larousse donne un sens figuré
dérivé du XVIIIè :
« dépréciation ». Il y a un
emploi littéraire où le sens figuré s'applique
à l'âme sans être rattaché à une
pathologie, et un emploi médical au sens de
« diminution, d'affaissement des forces »,
physiques et morales.
4 – Naissance
d’un terme nouveau, mais non du mal, et en ce sens il serait
plus exact de parler de date de « mutation »,
c’est-à-dire mutation du rapport à ce
mal.
En effet, de l’Antiquité à 1970, la
« dépression » était un signe
qui pouvait se découvrir chez tout individu et dans toute
grande pathologie, sans être spécifique d’aucune
en particulier, voire même sans être en elle-même
une pathologie. Et si au fil des âges cette notion a connu
plusieurs dénominations, le changement de terme ne modifie
en rien le contenu.
Si l’on se livre à un travail de
« conscience historique », d’une part,
il n’est dès lors plus du tout possible de parler de
« mal du siècle » mais de
« mal de tous les siècles », et
d’autre part, cette approche peut nous révéler
bien d’autres choses, voire, bien précieuses... quant
à l’étiologie.
5 – Tout
d’abord, pourquoi cette date de 1970 ? Elle marque ou
résume une lente évolution qui, aux États-Unis
entre 1960 et 1980, fut marquée par une sorte de
retournement :
Au V siècle avant J.-C., Hippocrate avance une conception de l’humain fait de quatre humeurs liée à quatre liquides : la sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire ou atrabile qui sera nommée melancolia, responsable de la tristesse et de la peur. Cette maladie est pensée comme débutant avec la réflexion de l’être humain sur lui-même et Aristote en fera une particularité du génie. L’atrabile a pour siège la rate (spleen en anglais, terme que Baudelaire lancera) qui devient l’organe de la mélancolie jusqu’au XIXe, produisant le tædium vitae, le dégoût de la vie.
Au IVe siècle, ce sont les moines qui sont touchés par le mal alors nommé acedia (du grec négligence), c’est-à-dire la tristesse et toujours le dégoût pour sa vie. Mais, pour endiguer ce mal, il sera qualifié de péché capital et changera de nom au
XIIIe pour devenir : paresse, et s’appliquer ainsi aux laïcs comme péché devant la société. L’antidote sera une activité saine (voir les valeurs bourgeoises au XVIIIe). Puis vers 1220 se fait un lien entre l’amour contrarié et la mélancolie (c’est à l’époque de la littérature courtoise : l’amor ereos ou l’amor heroicus chez les nobles).
Selon Bernard de Gordon (1305), l’humeur mélancolique est la source de toutes les affectations mentales sans fièvre, et trouve sa source dans la peur, la tristesse, l’inquiétude, l’alimentation, la haine pour cette vie, la fuite de la société, etc. Constantin l’Africain avance une autre cause à la mélancolie : l’étude assidue et le surmenage intellectuel (surtout chez les philosophes), ainsi que la passion amoureuse.
Au XIVe, ce sera un péché envers soi, ainsi que, par exemple, Pétrarque (1304-1374, in Secretum ) le définit : quand l’homme se sent entouré « de tous les misères de la condition humaine, à savoir la mémoire des tourments passés et de la peur des tourments à venir. » Cet état provient « de la haine et du mépris de la condition humaine. »
Au XVIe siècle, la mélancolie est devenue la maladie du génie et de l’artiste, c’est-à-dire de celui qui est conscient de lui-même, comme n’étant que lui-même, totalement autonome, ce qui rend difficile l’action (jusqu’au futur délire de petitesse). En ce temps là, la mélancolie distingue de la masse des médiocres...
Les Romantiques et le « mal du siècle », vers 1830.
Chateaubriand en donne sa définition : « ... état de l’âme (...) qui précède le développement des grandes passions lorsque toutes les facultés, jeunes, actives, entières mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes et sans objet. » Il y a une propension de l’esprit à anticiper les expériences fondamentales avant de les vivre, donc à être détrompé sans avoir joui. Pour Benjamin Constant, l’innocence des Anciens est interdite aux Modernes qui, habitués à réfléchir longtemps avant d’agir, ne peuvent plus adhérer avec une totale conviction à leurs gestes et croyances. Cela donnera la figure emblématique du « poète maudit ».
En tous cas le phénomène déborde l’espace romantique pour toucher le public vers 1830. Cela est à mettre en rapport avec l’effacement des croyances religieuses, mais le spleen est aussi une forme de procès de l’ennui secrété par la société bourgeoise, au point de devenir une « pose ». Pour la génération suivante, celle de Musset, le mal-être s’éprouve dans le décalage entre les aspirations progressistes de tous et le non recevoir des dirigeants : « ... l’on ne sait, à chaque pas que l’on fait, si l’on marche sur une semence ou un débris. » Soit la conscience d’un clivage entre la richesse illimitée de la subjectivité, et l’étroitesse des horizons sociaux. D’où, aussi, l’essor des utopies, des religions humanistes, etc., comme anti-mélancolies – ou anti-dépresseurs.
Cela est parfaitement énoncé par un médecin de l’époque, le Dr Brouc : « Nous désirons plus que nous pouvons. Tous les esprits aspirent à prendre (...) une part puissante au mouvement social : le peu de chemins qui y mènent sont donc encombrés par la foule des prétendants, qui s’y étouffent les uns les autres. »
Que ce soit l’assertion de Chateaubriand, celle de Musset ou celle de Brouc, il y a en elles, à nos yeux, quelque voie éclairante sur le « mal des siècles modernes ».
8 – Avec la
naissance de la psychiatrie ai XIXè, le
« mal » va devenir
« maladie », recevant quelques
précisions. Esquirol, en 1820, reprend le terme de
« mélancolie » pour en
faire :
- d’abord un délire partiel,
monomaniaque,
- puis, plus tard, une « douleur
morale » ou « une passion triste »
qui est le point de départ du délire
général.
En France, on parle de maladies mentales en
recherchant les étiologies dans des lésions
neurologiques et non d'altérations psychologiques. Pinel,
Sémelaigne, Magnan, Royer-Collard et autres s’en
tiennent à des anomalies physiques ou biologiques des
différents systèmes nerveux. Cette définition
de la mélancolie a laissé de côté les
douleurs morales, qui sont définies en négatif par
rapport à la folie, c'est à dire que leur
gravité est moindre et puisqu'il n'y a pas d'hallucinations
et de délires. Mais ce sont néanmoins des
pathologies, et qui seront nommées :
psychasthénie et neurasthénie. Emil Kraepelin
définit la « mélancolie » comme
maladie, intégrée à la « folie
maniaque-dépressive », la phase dépressive
de cette « psychose » étant
désormais nommée
« dépression » (huitième
édition (1908/1915) du Compendium de Psychiatrie). Cette
nouvelle nosologie apparaît seulement en 1967, en France,
grâce à Henri Ey (« États
dépressifs et crises de mélancolie »).
Avec l’apport de Freud au sujet des névroses, le
phénomène dépressif devient un symptôme
inclus dans une entité plus vaste, psychose
ounévrose.
9 –Il y a eu quelque
chose entre la « neurasthénie » et la
« dépression » : en effet, la
neurasthénie sera peu à peu incluse dans le tableau
clinique de la névrose, comme symptôme
parmi d’autres. Mais avec l’apparition de la notion de
« névrose », le même
phénomène est observable : pratiquement tout le
monde sera névrosé (on a pas oublié les
slogans du genre « Tous
névrosés », tout comme, peu avant,
« toutes les femmes sont
hystériques »...)
Le fait qu’une dénomination change (par
exemple, neurasthénie névrose
dépression) est une opération qui
mérite, elle aussi, question :