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Version 1, Aout 1997

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<IDENT chartre>
<IDENT_AUTEURS stendhal>
<IDENT_COPISTES durosayd maretv>
<ARCHIVE http://www.abu.org/ABU/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE La Chartreuse de Parme>
<GENRE prose>
<AUTEUR Stendhal (Henri Beyle)>
<COPISTE Daniel Durosay (durosay@u-paris10.fr)>
<NOTESPROD>
Cette édition de _La Chartreuse de Parme_ a pour origine la version html
mis en circulation par le site textuel « Alexandrie ». Après sa
disparition, dans le courant de 1998, on a pu regretter que la communauté
francophone ne dispose plus d'une version électronique de ce roman parmi
les plus importants de la littérature française. Un sondage, très partiel,
effectué sur un chapitre pris au hasard, de cette version, -- où n'ont été
relevées que des fautes bénignes, pour la plupart de ponctuation -- nous a
fait penser que le texte en était assez fiable, et permettrait d'attendre
une version révisée, qui reste à produire. L'ABU reprend, en l'état, la
version Alexandrie. Quelques retouches de simple présentation ont été
pratiquées ; par ailleurs, a été ajouté l'_Avertissement_ de Stendhal, qui
ne figurait pas dans la version Alexandrie.

C'est lors d'un congé qui lui permit de quitter son poste de consul en
Italie, à Civita-Vecchia, que Stendhal, pseudonyme d'Henri Beyle, a rédigé
_La Chartreuse de Parme_, cloîtré dans son domicile de la rue Caumartin, à
Paris, du 4 novembre au 25 décembre 1838. Après une prépublication
partielle dans _Le Constitutionnel_ du 17 mars 1839, le roman parut en
deux volumes, au début d'avril. Sur l'ouvrage, Balzac écrivit à l'auteur le
5 avril 1839, et fit paraître un article dans la _Revue parisienne_ du 25
septembre 1840. A la suite de cette lecture, Stendhal entreprit de corriger
son roman, et finalement y renonça. Certaines des pages recomposées
figurent, par exemple, en appendice à la fin de l'édition Folio, Gallimard,
1984, présentée par Béatrice Didier. _La Chartreuse de Parme_ se place au
terme de la carrière de Stendhal. Le roman sera suivi d'un _Lamiel_ resté
posthume. Stendhal est décédé quatre ans après _La Chartreuse_, le 23 mars
1842, à Paris.
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

------------------------- DEBUT DU FICHIER chartre1 --------------------------------

Stendhal

LA CHARTREUSE DE PARME

(1839)




AVERTISSEMENT


C'est dans l'hiver de 1830 et à trois cents lieues de Paris que cette
nouvelle fut écrite ; ainsi aucune allusion aux choses de 1839.

Bien des années avant 1830, dans le temps où nos armées parcouraient
l'Europe, le hasard me donna un billet de logement pour la maison d'un
chanoine : c'était à Padoue, charmante ville d'Italie ; le séjour s'étant
prolongé, nous devînmes amis.

Repassant à Padoue vers la fin de 1830, je courus à la maison du bon
chanoine : il n'était plus, je le savais, mais je voulais revoir le salon où
nous avions passé tant de soirées aimables, et, depuis, si souvent
regrettées. Je trouvai le neveu du chanoine et la femme de ce neveu qui me
reçurent comme un vieil ami. Quelques personnes survinrent, et l'on ne se
sépara que fort tard ; le neveu fit venir du café Pedroti un excellent
zambajon. Ce qui nous fit veiller surtout, ce fut l'histoire de la duchesse
Sanseverina à laquelle quelqu'un fit allusion, et que le neveu voulut bien
raconter tout entière, en mon honneur.

-- Dans le pays où je vais, dis-je à mes amis, je ne trouverai guère de
soirées comme celle-ci, et pour passer les longues heures du soir je ferai
une nouvelle de votre histoire.

-- En ce cas, dit le neveu, je vais vous donner les annales de mon oncle,
qui, à l'article Parme, mentionne quelques-unes des intrigues de cette cour,
du temps que la duchesse y faisait la pluie et le beau temps ; mais, prenez
garde ! cette histoire n'est rien moins que morale, et maintenant que vous
vous piquez de pureté évangélique en France, elle peut vous procurer le
renom d'assassin.

Je publie cette nouvelle sans rien changer au manuscrit de 1830, ce qui peut
avoir deux inconvénients :

Le premier pour le lecteur : les personnages étant italiens l'intéresseront
peut-être moins, les coeurs de ce pays-là diffèrent assez des coeurs
français : les Italiens sont sincères, bonnes gens, et, non effarouchés,
disent ce qu'ils pensent ; ce n'est que par accès qu'ils ont de la vanité ;
alors elle devient passion, et prend le nom de puntiglio. Enfin la pauvreté
n'est pas un ridicule parmi eux.

Le second inconvénient est relatif à l'auteur.

J'avouerai que j'ai eu la hardiesse de laisser aux personnages les aspérités
de leurs caractères ; mais, en revanche, je le déclare hautement, je déverse
le blâme le plus moral sur beaucoup de leurs actions. A quoi bon leur donner
la haute moralité et les grâces des caractères français, lesquels aiment
l'argent par-dessus tout et ne font guère de péchés par haine ou par amour ?
Les Italiens de cette nouvelle sont à peu près le contraire. D'ailleurs il
me semble que toutes les fois qu'on s'avance de deux cents lieues du midi au
nord, il y a lieu à un nouveau paysage comme à un nouveau roman. L'aimable
nièce du chanoine avait connu et même beaucoup aimé la duchesse Sanseverina,
et me prie de ne rien changer à ses aventures, lesquelles sont blâmables.

23 janvier 1839.




Livre Premier - Chapitre Premier.

MILAN EN 1796.

Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de
cette
jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde
qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. Les
miracles de
bravoure et de génie dont l'Italie fut témoin en quelques mois réveillèrent un
peuple endormi; huit jours encore avant l'arrivée des Français, les Milanais ne
voyaient en eux qu'un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les
troupes de Sa Majesté Impériale et Royale: c'était du moins ce que leur
répétait
trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur du
papier
sale.

Au moyen âge, les Lombards républicains avaient fait preuve d'une bravoure
égale à celle des Français, et ils méritèrent de voir leur ville
entièrement rasée par
les empereurs d'Allemagne. Depuis qu'ils étaient devenus de fidèles sujets,
leur grande affaire était d'imprimer des sonnets sur de petits mouchoirs de
taffetas rose quand arrivait le mariage d'une jeune fille appartenant à quelque
famille noble ou riche. Deux ou trois ans après cette grande époque de sa vie,
cette jeune fille prenait un cavalier servant: quelquefois le nom du
sigisbée choisi
par la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de
mariage. Il
y avait loin de ces moeurs efféminées aux émotions profondes que donna
l'arrivée imprévue de l'armée française. Bientôt surgirent des moeurs
nouvelles et
passionnées. Un peuple tout entier s'aperçut, le 15 mai 1796, que tout ce qu'il
avait respecté jusque-là était souverainement ridicule et quelquefois
odieux. Le
départ du dernier régiment de l'Autriche marqua la chute des idées anciennes:
exposer sa vie devint à la mode; on vit que pour être heureux après des
siècles de
sensations affadissantes, il fallait aimer la patrie d'un amour réel et
chercher les
actions héroïques. On était plongé dans une nuit profonde par la
continuation du
despotisme jaloux de Charles Quint et de Philippe II; on renversa leurs
statues, et
tout à coup l'on se trouva inondé de lumière. Depuis une cinquantaine d'années,
et à mesure que l'Encyclopédie et Voltaire éclataient en France, les moines
criaient au bon peuple de Milan, qu'apprendre à lire ou quelque chose au monde
était une peine fort inutile, et qu'en payant bien exactement la dîme à son
curé, et
lui racontant fidèlement tous ses petits péchés, on était à peu près sûr
d'avoir une
belle place en paradis. Pour achever d'énerver ce peuple autrefois si
terrible et si
raisonneur, l'Autriche lui avait vendu à bon marché le privilège de ne point
fournir de recrues à son armée.

En 1796, l'armée milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillés de
rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques
régiments de
grenadiers hongrois. La liberté des moeurs était extrême, mais la passion fort
rare; d'ailleurs, outre le désagrément de devoir tout raconter au curé,
sous peine
de ruine même en ce monde, le bon peuple de Milan était encore soumis à
certaines petites entraves monarchiques qui ne laissaient pas que d'être
vexantes.
Par exemple l'archiduc, qui résidait à Milan et gouvernait au nom de
l'Empereur,
son cousin, avait eu l'idée lucrative de faire le commerce des blés. En
conséquence, défense aux paysans de vendre leurs grains jusqu'à ce que Son
Altesse eût rempli ses magasins.

En mai 1796, trois jours après l'entrée des Français, un jeune peintre en
miniature,
un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu avec l'armée,
entendant raconter au grand café des Servi (à la mode alors) les exploits de
l'archiduc, qui de plus était énorme, prit la liste des glaces imprimée en
placard
sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il
dessina le gros
archiduc; un soldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le
ventre, et,
au lieu de sang, il en sortait une quantité de blé incroyable. La chose nommée
plaisanterie ou caricature n'était pas connue en ce pays de despotisme
cauteleux.
Le dessin laissé par Gros sur la table du café des Servi parut un miracle
descendu du ciel; il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit
vingt mille
exemplaires.

Le même jour, on affichait l'avis d'une contribution de guerre de six millions,
frappée pour les besoins de l'armée française, laquelle, venant de gagner six
batailles et de conquérir vingt provinces, manquait seulement de souliers, de
pantalons, d'habits et de chapeaux.

La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces
Français si pauvres fut telle que les prêtres seuls et quelques nobles
s'aperçurent
de la lourdeur de cette contribution de six millions, qui, bientôt, fut
suivie de
beaucoup d'autres. Ces soldats français riaient et chantaient toute la
journée; ils
avaient moins de vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait
vingt-sept,
passait pour l'homme le plus âgé de son armée. Cette gaieté, cette
jeunesse, cette
insouciance, répondaient d'une façon plaisante aux prédications furibondes des
moines qui, depuis six mois, annonçaient du haut de la chaire sacrée que les
Français étaient des monstres, obligés, sous peine de mort, à tout brûler et à
couper la tête à tout le monde. A cet effet, chaque régiment marchait avec la
guillotine en tête.

Dans les campagnes l'on voyait sur la porte des chaumières le soldat français
occupé à bercer le petit enfant de la maîtresse du logis, et presque chaque
soir
quelque tambour, jouant du violon, improvisait un bal. Les contredanses se
trouvant beaucoup trop savantes et compliquées pour que les soldats, qui
d'ailleurs ne les savaient guère, pussent les apprendre aux femmes du pays,
c'étaient celles-ci qui montraient aux jeunes Français la Monférine, la
Sauteuse
et autres danses italiennes.

Les officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens riches; ils
avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant nommé Robert eut
un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo. Cet
officier, jeune
réquisitionnaire assez leste, possédait pour tout bien, en entrant dans ce
palais, un
écu de six francs qu'il venait de recevoir à Plaisance. Après le passage du
pont de
Lodi, il prit à un bel officier autrichien tué par un boulet un magnifique
pantalon
de nankin tout neuf, et jamais vêtement ne vint plus à propos. Ses épaulettes
d'officier étaient en laine, et le drap de son habit était cousu à la
doublure des
manches pour que les morceaux tinssent ensemble; mais il y avait une
circonstance plus triste: les semelles de ses souliers étaient en morceaux de
chapeau également pris sur le champ de bataille, au-delà du pont de Lodi. Ces
semelles improvisées tenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort
visibles,
de façon que lorsque le majordome de la maison se présenta dans la chambre du
lieutenant Robert pour l'inviter à dîner avec madame la marquise, celui-ci fut
plongé dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passèrent les deux heures
qui les séparaient de ce fatal dîner à tâcher de recoudre un peu l'habit et
à teindre
en noir avec de l'encre les malheureuses ficelles des souliers. Enfin le moment
terrible arriva. «De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me disait le
lieutenant
Robert; ces dames pensaient que j'allais leur faire peur, et moi j'étais plus
tremblant qu'elles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec
grâce. La marquise del Dongo, ajoutait-il, était alors dans tout l'éclat de
sa beauté:
vous l'avez connue avec ses yeux si beaux et d'une douceur angélique et ses
jolis
cheveux d'un blond foncé qui dessinaient si bien l'ovale de cette figure
charmante. J'avais dans ma chambre une Hérodiade de Léonard de Vinci qui
semblait son portrait. Dieu voulut que je fusse tellement saisi de cette beauté
surnaturelle que j'en oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des
choses laides et misérables dans les montagnes du pays de Gênes: j'osai lui
adresser quelques mots sur mon ravissement.

«Mais j'avais trop de sens pour m'arrêter longtemps dans le genre
complimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle à manger
toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre vêtus avec ce qui me
semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-là
avaient non seulement de bons souliers, mais encore des boucles d'argent. Je
voyais du coin de l'oeil tous ces regards stupides fixés sur mon habit, et
peut-être
aussi sur mes souliers, ce qui me perçait le coeur. J'aurais pu d'un mot
faire peur à
tous ces gens; mais comment les mettre à leur place sans courir le risque
d'effaroucher les dames? car la marquise pour se donner un peu de courage,
comme elle me l'a dit cent fois depuis, avait envoyé prendre au couvent où elle
était pensionnaire en ce temps-là, Gina del Dongo, soeur de son mari, qui fut
depuis cette charmante comtesse Pietranera: personne dans la prospérité ne la
surpassa par la gaieté et l'esprit aimable, comme personne ne la surpassa
par le
courage et la sérénité d'âme dans la fortune contraire.

«Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait dix-huit,
vive et
franche, comme vous savez, avait tant de peur d'éclater de rire en présence de
mon costume, qu'elle n'osait pas manger; la marquise, au contraire,
m'accablait de
politesses contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements
d'impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je mâchais le mépris,
chose
qu'on dit impossible à un Français. Enfin une idée descendue du ciel vint
m'illuminer: je me mis à raconter à ces dames ma misère, et ce que nous avions
souffert depuis deux ans dans les montagnes du pays de Gênes où nous
retenaient de vieux généraux imbéciles. Là, disais-je, on nous donnait des
assignats qui n'avaient pas cours dans le pays, et trois onces de pain par
jour. Je
n'avais pas parlé deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux
yeux,
et la Gina était devenue sérieuse.

-- Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain!

-- Oui, mademoiselle; mais en revanche la distribution manquait trois fois la
semaine et comme les paysans chez lesquels nous logions étaient encore plus
misérables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain.

«En sortant de table, j'offris mon bras à la marquise jusqu'à la porte du
salon,
puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique qui m'avait
servi
à table cet unique écu de six francs sur l'emploi duquel j'avais fait tant de
châteaux en Espagne.

«Huit jours après, continuait Robert, quand il fut bien avéré que les
Français ne
guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son château de Grianta,
sur le lac de Côme, où bravement il s'était réfugié à l'approche de l'armée,
abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune femme si belle et sa soeur. La
haine que ce marquis avait pour nous était égale à sa peur, c'est-à-dire
incommensurable: sa grosse figure pâle et dévote était amusante à voir quand il
me faisait des politesses. Le lendemain de son retour à Milan, je reçus
trois aunes
de drap et deux cents francs sur la contribution des six millions: je me
remplumai, et devins le chevalier de ces dames, car les bals commencèrent. »

L'histoire du lieutenant Robert fut à peu près celle de tous les Français; au lieu de
se moquer de la misère de ces braves soldats, on en eut pitié, et on les aima.

Cette époque de bonheur imprévu et d'ivresse ne dura que deux petites
années; la
folie avait été si excessive et si générale, qu'il me serait impossible
d'en donner
une idée, si ce n'est par cette réflexion historique et profonde: ce peuple
s'ennuyait depuis cent ans.

La volupté naturelle aux pays méridionaux avait régné jadis à la cour des
Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l'an 1635,
que les
Espagnols s'étaient emparés du Milanais, et emparés en maîtres taciturnes,
soupçonneux, orgueilleux, et craignant toujours la révolte, la gaieté
s'était enfuie.
Les peuples, prenant les moeurs de leurs maîtres songeaient plutôt à se
venger de
la moindre insulte par un coup de poignard qu'à jouir du moment présent.

La joie folle, la gaieté, la volupté, l'oubli de tous les sentiments
tristes, ou
seulement raisonnables, furent poussés à un tel point, depuis le 15 mai
1796, que
les Français entrèrent à Milan, jusqu'en avril 1799, qu'ils en furent
chassés à la
suite de la bataille de Cassano que l'on a pu citer de vieux marchands
millionnaires, de vieux usuriers, de vieux notaires qui, pendant cet
intervalle,
avaient oublié d'être moroses et de gagner de l'argent.

Tout au plus eût-il été possible de compter quelques familles appartenant à la
haute noblesse, qui s'étaient retirées dans leurs palais à la campagne,
comme pour
bouder contre l'allégresse générale et l'épanouissement de tous les coeurs.
Il est
véritable aussi que ces familles nobles et riches avaient été distinguées d'une
manière fâcheuse dans la répartition des contributions de guerre demandées pour
l'armée française.

Le marquis del Dongo, contrarié de voir tant de gaieté, avait été un des
premiers à
regagner son magnifique château de Grianta, au-delà de Côme, où les dames
menèrent le lieutenant Robert. Ce château, situé dans une position peut-être
unique au monde, sur un plateau de cent cinquante pieds au-dessus de ce lac
sublime dont il domine une grande partie, avait été une place forte. La
famille del
Dongo le fit construire au quinzième siècle, comme le témoignaient de toutes
parts les marbres chargés de ses armes; on y voyait encore des ponts-levis
et des
fossés profonds, à la vérité privés d'eau; mais avec ces murs de quatre-vingts
pieds de haut et de six pieds d'épaisseur, ce château était à l'abri d'un
coup de
main; et c'est pour cela qu'il était cher au soupçonneux marquis. Entouré de
vingt-cinq ou trente domestiques qu'il supposait dévoués, apparemment parce
qu'il ne leur parlait jamais que l'injure à la bouche, il était moins
tourmenté par la
peur qu'à Milan.

Cette peur n'était pas tout à fait gratuite: il correspondait fort
activement avec un
espion placé par l'Autriche sur la frontière suisse à trois lieues de
Grianta, pour
faire évader les prisonniers faits sur le champ de bataille, ce qui aurait
pu être pris
au sérieux par les généraux français.

Le marquis avait laissé sa jeune femme à Milan: elle y dirigeait les
affaires de la
famille, elle était chargée de faire face aux contributions imposées à la
casa del
Dongo
, comme on dit dans le pays; elle cherchait à les faire diminuer, ce qui
l'obligeait à voir ceux des nobles qui avaient accepté des fonctions
publiques, et
même quelques non nobles fort influents. Il survint un grand événement dans
cette famille. Le marquis avait arrangé le mariage de sa jeune soeur Gina
avec un
personnage fort riche et de la plus haute naissance; mais il portait de la
poudre: à
ce titre, Gina le recevait avec des éclats de rire, et bientôt elle fit la
folie d'épouser
le comte Pietranera. C'était à la vérité un fort bon gentilhomme, très bien
fait de
sa personne, mais ruiné de père en fils, et, pour comble de disgrâce, partisan
fougueux des idées nouvelles. Pietranera était sous-lieutenant dans la légion
italienne, surcroît de désespoir pour le marquis.

Après ces deux années de folie et de bonheur, le Directoire de Paris, se
donnant
des airs de souverain bien établi, montra une haine mortelle pour tout ce qui
n'était pas médiocre. Les généraux ineptes qu'il donna à l'armée d'Italie
perdirent
une suite de batailles dans ces mêmes plaines de Vérone, témoins deux ans
auparavant des prodiges d'Arcole et de Lonato. Les Autrichiens se rapprochèrent
de Milan; le lieutenant Robert, devenu chef de bataillon et blessé à la
bataille de
Cassano, vint loger pour la dernière fois chez son amie la marquise del Dongo.
Les adieux furent tristes; Robert partit avec le comte Pietranera qui
suivait les
Français dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, à laquelle son
frère refusa
de payer sa légitime, suivit l'armée montée sur une charrette.

Alors commença cette époque de réaction et de retour aux idées anciennes, que
les Milanais appellent i tredici mesi (les treize mois), parce qu'en
effet leur
bonheur voulut que ce retour à la sottise ne durât que treize mois, jusqu'à
Marengo. Tout ce qui était vieux, dévot, morose, reparut à la tête des
affaires, et
reprit la direction de la société: bientôt les gens restés fidèles aux bonnes
doctrines publièrent dans les villages que Napoléon avait été pendu par les
Mameluks en Egypte, comme il le méritait à tant de titres.

Parmi ces hommes qui étaient allés bouder dans leurs terres et qui revenaient
altérés de vengeance, le marquis del Dongo se distinguait par sa fureur; son
exagération le porta naturellement à la tête du parti. Ces messieurs, fort
honnêtes
gens quand ils n'avaient pas peur, mais qui tremblaient toujours, parvinrent à
circonvenir le général autrichien: assez bon homme il se laissa persuader
que la
sévérité était de la haute politique, et fit arrêter cent cinquante
patriotes: c'était
bien alors ce qu'il y avait de mieux en Italie.

Bientôt on les déporta aux bouches de Cattaro, et jetés dans des grottes
souterraines, l'humidité et surtout le manque de pain firent bonne et prompte
justice de tous ces coquins.

Le marquis del Dongo eut une grande place, et, comme il joignait une avarice
sordide à une foule d'autres belles qualités, il se vanta publiquement de
ne pas
envoyer un écu à sa soeur, la comtesse Pietranera: toujours folle d'amour,
elle ne
voulait pas quitter son mari, et mourait de faim en France avec lui. La bonne
marquise était désespérée; enfin elle réussit à dérober quelques petits
diamants
dans son écrin, que son mari lui reprenait tous les soirs pour l'enfermer
sous son
lit dans une caisse de fer: la marquise avait apporté huit cent mille
francs de dot à
son mari, et recevait quatre-vingts francs par mois pour ses dépenses
personnelles. Pendant les treize mois que les Français passèrent hors de Milan,
cette femme si timide trouva des prétextes et ne quitta pas le noir.

Nous avouerons que, suivant l'exemple de beaucoup de graves auteurs, nous
avons commencé l'histoire de notre héros une année avant sa naissance. Ce
personnage essentiel n'est autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino
del Dongo, comme on dit à Milan. [ On prononce markésine. Dans les
usages du pays, empruntés à l'Allemagne, ce titre se donne à tous les fils de
marquis, contine à tous les fils de comte, contessina à toutes les
filles de
comte, etc. ] Il venait justement de se donner la peine de naître lorsque les
Français furent chassés, et se trouvait, par le hasard de la naissance, le
second fils
de ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez déjà le gros
visage blême, le sourire faux et la haine sans bornes pour les idées nouvelles.
Toute la fortune de la maison était substituée au fils aîné Ascanio del
Dongo, le
digne portrait de son père. Il avait huit ans, et Fabrice deux, lorsque
tout à coup
ce général Bonaparte, que tous les gens bien nés croyaient pendu depuis
longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan: ce moment est
encore unique dans l'histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de
jours après, Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à
dire.
L'ivresse des Milanais fut au comble; mais, cette fois, elle était mélangée d'idées
de vengeance: on avait appris la haine à ce bon peuple. Bientôt l'on vit
arriver ce
qui restait des patriotes déportés aux bouches de Cattaro; leur retour fut
célébré
par une fête nationale. Leurs figures pâles, leurs grands yeux étonnés, leurs
membres amaigris, faisaient un étrange contraste avec la joie qui éclatait
de toutes
parts. Leur arrivée fut le signal du départ pour les familles les plus
compromises.
Le marquis del Dongo fut des premiers à s'enfuir à son château de Grianta. Les
chefs des grandes familles étaient remplis de haine et de peur; mais leurs
femmes,
leurs filles, se rappelaient les joies du premier séjour des Français, et
regrettaient
Milan et les bals si gais, qui aussitôt après Marengo s'organisèrent à la Casa
Tanzi
. Peu de jours après la victoire, le général français, chargé de
maintenir la
tranquillité dans la Lombardie, s'aperçut que tous les fermiers des nobles, que
toutes les vieilles femmes de la campagne, bien loin de songer encore à cette
étonnante victoire de Marengo qui avait changé les destinées de l'Italie, et
reconquis treize places fortes en un jour, n'avaient l'âme occupée que d'une
prophétie de saint Giovita, le premier patron de Brescia. Suivant cette parole
sacrée, les prospérités des Français et de Napoléon devaient cesser treize
semaines juste après Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et
tous les nobles boudeurs des campagnes, c'est que réellement et sans
comédie ils
croyaient à la prophétie. Tous ces gens-là n'avaient pas lu quatre volumes
en leur
vie; ils faisaient ouvertement leurs préparatifs pour rentrer à Milan au
bout des
treize semaines, mais le temps, en s'écoulant, marquait de nouveaux succès pour
la cause de la France. De retour à Paris, Napoléon, par de sages décrets,
sauvait la
révolution à l'intérieur, comme il l'avait sauvée à Marengo contre les
étrangers.
Alors les nobles lombards, réfugiés dans leurs châteaux, découvrirent que
d'abord ils avaient mal compris la prédiction du saint patron de Brescia: il ne
s'agissait pas de treize semaines, mais bien de treize mois. Les treize mois
s'écoulèrent, et la prospérité de la France semblait s'augmenter tous les jours.

Nous glissons sur dix années de progrès et de bonheur, de 1800 à 1810; Fabrice
passa les premières au château de Grianta, donnant et recevant force coups de
poing au milieu des petits paysans du village, et n'apprenant rien, pas
même à lire.
Plus tard, on l'envoya au collège des jésuites à Milan. Le marquis son père
exigea
qu'on lui montrât le latin, non point d'après ces vieux auteurs qui parlent
toujours
des républiques, mais sur un magnifique volume orné de plus de cent gravures,
chef-d'oeuvre des artistes du XVlIe siècle; c'était la généalogie latine
des Valserra,
marquis del Dongo, publiée en 1650 par Fabrice del Dongo, archevêque de
Parme. La fortune des Valserra étant surtout militaire, les gravures
représentaient
force batailles, et toujours on voyait quelque héros de ce nom donnant de
grands
coups d'épée. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mère, qui l'adorait,
obtenait de temps en temps la permission de venir le voir à Milan; mais son
mari
ne lui offrant jamais d'argent pour ces voyages, c'était sa belle-soeur,
l'aimable
comtesse Pietranera, qui lui en prêtait. Après le retour des Français, la
comtesse
était devenue l'une des femmes les plus brillantes de la cour du prince Eugène,
vice-roi d'Italie.

Lorsque Fabrice eut fait sa première communion, elle obtint du marquis,
toujours
exilé volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de son
collège. Elle le
trouva singulier, spirituel, fort sérieux, mais joli garçon, et ne déparant
point trop
le salon d'une femme à la mode; du reste, ignorant à plaisir, et sachant à
peine
écrire. La comtesse, qui portait en toutes choses son caractère enthousiaste,
promit sa protection au chef de l'établissement, si son neveu Fabrice
faisait des
progrès étonnants, et à la fin de l'année avait beaucoup de prix. Pour lui
donner
les moyens de les mériter, elle l'envoyait chercher tous les samedis soir, et
souvent ne le rendait à ses maîtres que le mercredi ou le jeudi. Les jésuites,
quoique tendrement chéris par le prince vice-roi étaient repoussés d'Italie
par les
lois du royaume, et le supérieur du collège, homme habile, sentit tout le
parti qu'il
pourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante à la cour.
Il n'eut
garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que
jamais, à la
fin de l'année obtint cinq premiers prix. A cette condition, la brillante
comtesse
Pietranera, suivie de son mari, général commandant une des divisions de la
garde,
et de cinq ou six des plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint
assister
à la distribution des prix chez les jésuites. Le supérieur fut complimenté
par ses
chefs.

La comtesse conduisait son neveu à toutes ces fêtes brillantes qui
marquèrent le
règne trop court de l'aimable prince Eugène. Elle l'avait créé de son autorité
officier de hussards, et Fabrice, âgé de douze ans, portait cet uniforme.
Un jour,
la comtesse, enchantée de sa jolie tournure, demanda pour lui au prince une
place
de page, ce qui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le
lendemain, elle
eut besoin de tout son crédit pour obtenir que le vice-roi voulût bien ne
pas se
souvenir de cette demande, à laquelle rien ne manquait que le consentement du
père du futur page, et ce consentement eût été refusé avec éclat. A la suite de
cette folie, qui fit frémir le marquis boudeur, il trouva un prétexte pour
rappeler à
Grianta le jeune Fabrice. La comtesse méprisait souverainement son frère;
elle le
regardait comme un sot triste, et qui serait méchant si jamais il en avait le
pouvoir. Mais elle était folle de Fabrice, et, après dix ans de silence,
elle écrivit au
marquis pour réclamer son neveu: sa lettre fut laissée sans réponse.

A son retour dans ce palais formidable, bâti par le plus belliqueux de ses
ancêtres,
Fabrice ne savait rien au monde que faire l'exercice et monter à cheval.
Souvent le
comte Pietranera, aussi fou de cet enfant que sa femme, le faisait monter à
cheval,
et le menait avec lui à la parade.

En arrivant au château de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges des
larmes répandues en quittant les beaux salons de sa tante, ne trouva que les
caresses passionnées de sa mère et de ses soeurs. Le marquis était enfermé dans
son cabinet avec son fils aîné, le marchesino Ascanio. Ils y fabriquaient des
lettres chiffrées qui avaient l'honneur d'être envoyées à Vienne; le père
et le fils ne
paraissaient qu'aux heures des repas. Le marquis répétait avec affectation
qu'il
apprenait à son successeur naturel à tenir, en partie double, le compte des
produits de chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis était trop
jaloux de son
pouvoir pour parler de ces choses-là à un fils, héritier nécessaire de
toutes ces
terres substituées. Il l'employait à chiffrer des dépêches de quinze ou
vingt pages
que deux ou trois fois la semaine il faisait passer en Suisse, d'où on les
acheminait à Vienne. Le marquis prétendait faire connaître à ses souverains
légitimes l'état intérieur du royaume d'Italie qu'il ne connaissait pas
lui-même, et
toutefois ses lettres avaient beaucoup de succès; voici comment. Le marquis
faisait compter sur la grande route, par quelque agent sûr, le nombre des
soldats
de tel régiment français ou italien qui changeait de garnison, et, en rendant
compte du fait à la cour de Vienne, il avait soin de diminuer d'un grand
quart le
nombre des soldats présents. Ces lettres, d'ailleurs ridicules, avaient le
mérite d'en
démentir d'autres plus véridiques, et elles plaisaient. Aussi, peu de temps
avant
l'arrivée de Fabrice au château, le marquis avait-il reçu la plaque d'un ordre
renommé: c'était la cinquième qui ornait son habit de chambellan. A la
vérité, il
avait le chagrin de ne pas oser arborer cet habit hors de son cabinet; mais
il ne se
permettait jamais de dicter une dépêche sans avoir revêtu le costume brodé,
garni
de tous ses ordres. Il eût cru manquer de respect d'en agir autrement.

La marquise fut émerveillée des grâces de son fils. Mais elle avait conservé
l'habitude d'écrire deux ou trois fois par an au général comte d'A***;
c'était le
nom actuel du lieutenant Robert. La marquise avait horreur de mentir aux gens
qu'elle aimait; elle interrogea son fils et fut épouvantée de son ignorance.

S'il me semble peu instruit, se disait-elle, à moi qui ne sais rien,
Robert, qui est si
savant, trouverait son éducation absolument manquée; or maintenant il faut du
mérite. Une autre particularité qui l'étonna presque autant, c'est que
Fabrice avait
pris au sérieux toutes les choses religieuses qu'on lui avait enseignées
chez les
jésuites. Quoique fort pieuse elle-même, le fanatisme de cet enfant la fit
frémir; si
le marquis a l'esprit de deviner ce moyen d'influence, il va m'enlever
l'amour de
mon fils. Elle pleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice s'en augmenta.

La vie de ce château, peuplé de trente ou quarante domestiques, était fort
triste;
aussi Fabrice passait-il toutes ses journées à la chasse ou à courir le lac
sur une
barque. Bientôt il fut étroitement lié avec les cochers et les hommes des
écuries;
tous étaient partisans fous des Français et se moquaient ouvertement des valets
de chambre dévots, attachés à la personne du marquis ou à celle de son fils
aîné.
Le grand sujet de plaisanterie contre ces personnages graves, c'est qu'ils
portaient
de la poudre à l'instar de leurs maîtres.




Livre Premier - Chapitre II.


... Alors que Vesper vint embrunir nos yeux,
Tout épris d'avenir, je contemple les cieux,
En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures,
Les sorts et les destins de toutes créatures.
Car lui, du fond des cieux regardant un humain,
Parfois mû de pitié, lui montre le chemin;
Par les astres du ciel qui sont ses caractères,
Les choses nous prédit et bonnes et contraires;
Mais les hommes, chargés de terre et de trépas,
Méprisent tel écrit, et ne le lisent pas.


RONSARD


Le marquis professait une haine vigoureuse pour les lumières: ce sont les
idées,
disait-il, qui ont perdu l'Italie; il ne savait trop comment concilier
cette sainte
horreur de l'instruction, avec le désir de voir son fils Fabrice perfectionner
l'éducation si brillamment commencée chez les jésuites. Pour courir le moins de
risques possible, il chargea le bon abbé Blanès, curé de Grianta, de faire
continuer
à Fabrice ses études en latin. Il eût fallu que le curé lui-même sût cette
langue; or
elle était l'objet de ses mépris; ses connaissances en ce genre se bornaient à
réciter, par coeur, les prières de son missel, dont il pouvait rendre à peu
près le
sens à ses ouailles. Mais ce curé n'en était pas moins fort respecté et même
redouté dans le canton; il avait toujours dit que ce n'était point en
treize semaines
ni même en treize mois, que l'on verrait s'accomplir la célèbre prophétie
de saint
Giovita, le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait à des amis
sûrs, que ce
nombre treize devait être interprété d'une façon qui étonnerait bien du
monde,
s'il était permis de tout dire (1813).

Le fait est que l'abbé Blanès, personnage d'une honnêteté et d'une vertu
primitives, et de plus homme d'esprit, passait toutes les nuits au haut
de son
clocher; il était fou d'astrologie. Après avoir usé ses journées à calculer des
conjonctions et des positions d'étoiles, il employait la meilleure part de
ses nuits à
les suivre dans le ciel. Par suite de sa pauvreté, il n'avait d'autre
instrument qu'une
longue lunette à tuyau de carton. On peut juger du mépris qu'avait pour l'étude
des langues un homme qui passait sa vie à découvrir l'époque précise de la
chute
des empires et des révolutions qui changent la face du monde. Que sais-je
de plus
sur un cheval, disait-il à Fabrice, depuis qu'on m'a appris qu'en latin il
s'appelle
equus ?

Les paysans redoutaient l'abbé Blanès comme un grand magicien: pour lui, à
l'aide de la peur qu'inspiraient ses stations dans le clocher, il les
empêchait de
voler. Ses confrères les curés des environs, fort jaloux de son influence, le
détestaient; le marquis del Dongo le méprisait tout simplement parce qu'il
raisonnait trop pour un homme de si bas étage. Fabrice l'adorait: pour lui
plaire il
passait quelquefois des soirées entières à faire des additions ou des
multiplications énormes. Puis il montait au clocher: c'était une grande
faveur et
que l'abbé Blanès n'avait jamais accordée à personne; mais il aimait cet enfant
pour sa naïveté. Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-être
tu seras un
homme.

Deux ou trois fois par an, Fabrice, intrépide et passionné dans ses
plaisirs, était
sur le point de se noyer dans le lac. Il était le chef de toutes les grandes
expéditions des petits paysans de Grianta et de la Cadenabia. Ces enfants
s'étaient procuré quelques petites clefs, et quand la nuit était bien
noire, ils
essayaient d'ouvrir les cadenas de ces chaînes qui attachent les bateaux à
quelque
grosse pierre ou à quelque arbre voisin du rivage. Il faut savoir que sur
le lac de
Côme l'industrie des pêcheurs place des lignes dormantes à une grande distance
des bords. L'extrémité supérieure de la corde est attachée à une planchette
doublée de liège, et une branche de coudrier très flexible, fichée sur cette
planchette, soutient une petite sonnette qui tinte lorsque le poisson, pris
à la ligne,
donne des secousses à la corde.

Le grand objet de ces expéditions nocturnes, que Fabrice commandait en chef,
était d'aller visiter les lignes dormantes, avant que les pêcheurs eussent
entendu
l'avertissement donné par les petites clochettes. On choisissait les temps
d'orage;
et, pour ces parties hasardeuses, on s'embarquait le matin, une heure avant
l'aube.
En montant dans la barque, ces enfants croyaient se précipiter dans les plus
grands dangers, c'était là le beau côté de leur action; et, suivant
l'exemple de leurs
pères, ils récitaient dévotement un Ave Maria. Or, il arrivait souvent qu'au
moment du départ, et à l'instant qui suivait l'Ave Maria, Fabrice était
frappé
d'un présage. C'était là le fruit qu'il avait retiré des études
astrologiques de son
ami l'abbé Blanès, aux prédictions duquel il ne croyait point. Suivant sa jeune
imagination, ce présage lui annonçait avec certitude le bon ou le mauvais
succès;
et comme il avait plus de résolution qu'aucun de ses camarades, peu à peu toute
la troupe prit tellement l'habitude des présages, que si, au moment de
s'embarquer, on apercevait sur la côte un prêtre, ou si l'on voyait un corbeau
s'envoler à main gauche, on se hâtait de remettre le cadenas à la chaîne du
bateau,
et chacun allait se recoucher. Ainsi l'abbé Blanès n'avait pas communiqué sa
science assez difficile à Fabrice; mais à son insu, il lui avait inoculé
une confiance
illimitée dans les signes qui peuvent prédire l'avenir.

Le marquis sentait qu'un accident arrivé à sa correspondance chiffrée
pouvait le
mettre à la merci de sa soeur; aussi tous les ans, à l'époque de la
Sainte-Angela,
fête de la comtesse Pietranera, Fabrice obtenait la permission d'aller
passer huit
jours à Milan. Il vivait toute l'année dans l'espérance ou le regret de ces
huit jours.
En cette grande occasion, pour accomplir ce voyage politique, le marquis
remettait à son fils quatre écus, et, suivant l'usage, ne donnait rien à sa
femme,
qui le menait. Mais un des cuisiniers, six laquais et un cocher avec deux
chevaux,
partaient pour Côme, la veille du voyage, et chaque jour, à Milan, la marquise
trouvait une voiture à ses ordres, et un dîner de douze couverts.

Le genre de vie boudeur que menait le marquis del Dongo était assurément fort
peu divertissant; mais il avait cet avantage qu'il enrichissait à jamais
les familles
qui avaient la bonté de s'y livrer. Le marquis, qui avait plus de deux cent
mille
livres de rente, n'en dépensait pas le quart; il vivait d'espérances.
Pendant les
treize années de 1800 à 1813, il crut constamment et fermement que Napoléon
serait renversé avant six mois. Qu'on juge de son ravissement quand, au
commencement de 1813, il apprit les désastres de la Bérésina! La prise de
Paris et
la chute de Napoléon faillirent lui faire perdre la tête; il se permit alors les propos
les plus outrageants envers sa femme et sa soeur. Enfin, après quatorze années
d'attente, il eut cette joie inexprimable de voir les troupes autrichiennes
rentrer
dans Milan. D'après les ordres venus de Vienne, le général autrichien reçut le
marquis del Dongo avec une considération voisine du respect; on se hâta de lui
offrir une des premières places dans le gouvernement, et il l'accepta comme le
paiement d'une dette. Son fils aîné eut une lieutenance dans l'un des plus
beaux
régiments de la monarchie; mais le second ne voulut jamais accepter une
place de
cadet qui lui était offerte. Ce triomphe, dont le marquis jouissait avec une
insolence rare, ne dura que quelques mois, et fut suivi d'un revers humiliant.
Jamais il n'avait eu le talent des affaires, et quatorze années passées à la
campagne, entre ses valets, son notaire et son médecin jointes à la mauvaise
humeur de la vieillesse qui était survenue, en avaient fait un homme tout à
fait
incapable. Or il n'est pas possible, en pays autrichien, de conserver une place
importante sans avoir le genre de talent que réclame l'administration lente et
compliquée, mais fort raisonnable, de cette vieille monarchie. Les bévues du
marquis del Dongo scandalisaient les employés et même arrêtaient la marche des
affaires. Ses propos ultra-monarchiques irritaient les populations qu'on
voulait
plonger dans le sommeil et l'incurie. Un beau jour, il apprit que Sa
Majesté avait
daigné accepter gracieusement la démission qu'il donnait de son emploi dans
l'administration, et en même temps lui conférait la place de second grand
majordome major
du royaume lombardo-vénitien. Le marquis fut indigné de
l'injustice atroce dont il était victime; il fit imprimer une lettre à un
ami, lui qui
exécrait tellement la liberté de la presse. Enfin il écrivit à l'Empereur
que ses
ministres le trahissaient, et n'étaient que des jacobins. Ces choses
faites, il revint
tristement à son château de Grianta. Il eut une consolation. Après la chute de
Napoléon, certains personnages puissants à Milan firent assommer dans les rues
le comte Prina, ancien ministre du roi d'Italie, et homme du premier mérite. Le
comte Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du ministre, qui fut tué à
coups
de parapluie, et dont le supplice dura cinq heures. Un prêtre, confesseur du
marquis del Dongo, eût pu sauver Prina en lui ouvrant la grille de l'église
de San
Giovanni, devant laquelle on traînait le malheureux ministre, qui même un
instant
fut abandonné dans le ruisseau, au milieu de la rue mais il refusa d'ouvrir
sa grille
avec dérision, et, six mois après, le marquis eut le bonheur de lui faire
obtenir un
bel avancement.

Il exécrait le comte Pietranera, son beau-frère, lequel, n'ayant pas
cinquante louis
de rente, osait être assez content, s'avisait de se montrer fidèle à ce
qu'il avait aimé
toute sa vie, et avait l'insolence de prôner cet esprit de justice sans
acception de
personnes, que le marquis appelait un jacobinisme infâme. Le comte avait refusé
de prendre du service en Autriche, on fit valoir ce refus, et, quelques
mois après
la mort de Prina, les mêmes personnages qui avaient payé les assassins
obtinrent
que le général Pietranera serait jeté en prison. Sur quoi la comtesse, sa
femme,
prit un passeport et demanda des chevaux de poste pour aller à Vienne dire la
vérité à l'Empereur. Les assassins de Prina eurent peur, et l'un d'eux,
cousin de
madame Pietranera, vint lui apporter à minuit, une heure avant son départ pour
Vienne, l'ordre de mettre en liberté son mari. Le lendemain, le général
autrichien
fit appeler le comte Pietranera, le reçut avec toute la distinction
possible, et
l'assura que sa pension de retraite ne tarderait pas à être liquidée sur le
pied le
plus avantageux. Le brave général Bubna, homme d'esprit et de coeur, avait
l'air
tout honteux de l'assassinat de Prina et de la prison du comte.

Après cette bourrasque, conjurée par le caractère ferme de la comtesse, les
deux
époux vécurent, tant bien que mal, avec la pension de retraite, qui, grâce à la
recommandation du général Bubna, ne se fit pas attendre.

Par bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou six ans, la comtesse avait
beaucoup
d'amitié pour un jeune homme fort riche, lequel était aussi ami intime du
comte,
et ne manquait pas de mettre à leur disposition le plus bel attelage de chevaux
anglais qui fût alors à Milan, sa loge au théâtre de la Scala, et son
château à la
campagne. Mais le comte avait la conscience de sa bravoure, son âme était
généreuse, il s'emportait facilement, et alors se permettait d'étranges
propos. Un
jour qu'il était à la chasse avec des jeunes gens, l'un d'eux, qui avait
servi sous
d'autres drapeaux que lui, se mit à faire des plaisanteries sur la bravoure des
soldats de la république cisalpine; le comte lui donna un soufflet, l'on se
battit
aussitôt, et le comte, qui était seul de son bord, au milieu de tous ces
jeunes gens,
fut tué. On parla beaucoup de cette espèce de duel, et les personnes qui s'y
étaient trouvées prirent le parti d'aller voyager en Suisse.

Ce courage ridicule qu'on appelle résignation, le courage d'un sot qui se
laisse
prendre sans mot dire n'était point à l'usage de la comtesse. Furieuse de
la mort
de son mari, elle aurait voulu que Limercati, ce jeune homme riche, son ami
intime, prît aussi la fantaisie de voyager en Suisse, et de donner un coup de
carabine ou un soufflet au meurtrier du comte Pietranera.

Limercati trouva ce projet d'un ridicule achevé et la comtesse s'aperçut
que chez
elle le mépris avait tué l'amour. Elle redoubla d'attention pour Limercati;
elle
voulait réveiller son amour, et ensuite le planter là et le mettre au
désespoir. Pour
rendre ce plan de vengeance intelligible en France, je dirai qu'à Milan,
pays fort
éloigné du nôtre, on est encore au désespoir par amour. La comtesse, qui, dans
ses habits de deuil éclipsait de bien loin toutes ses rivales, fit des
coquetteries aux
jeunes gens qui tenaient le haut du pavé, et l'un d'eux, le comte N...,
qui, de tout
temps, avait dit qu'il trouvait le mérite de Limercati un peu lourd, un peu
empesé
pour une femme d'autant d'esprit devint amoureux fou de la comtesse. Elle
écrivit
à Limercati:

«Voulez-vous agir une fois en homme d'esprit?

«Figurez-vous que vous ne m'avez jamais connue.

«Je suis, avec un peu de mépris peut-être, votre très humble servante,

«GINA PIETRANERA »

A la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses châteaux; son amour
s'exalta, il devint fou, et parla de se brûler la cervelle, chose inusitée
dans les pays
à enfer. Dès le lendemain de son arrivée à la campagne, il avait écrit à la
comtesse
pour lui offrir sa main et ses deux cent mille livres de rente. Elle lui
renvoya sa
lettre non décachetée par le groom du comte N... Sur quoi Limercati a passé
trois
ans dans ses terres, revenant tous les deux mois à Milan, mais sans avoir
jamais
le courage d'y rester, et ennuyant tous ses amis de son amour passionné pour la
comtesse, et du récit circonstancié des bontés que jadis elle avait pour
lui. Dans
les commencements, il ajoutait qu'avec le comte N... elle se perdait, et
qu'une telle
liaison la déshonorait.

Le fait est que la comtesse n'avait aucune sorte d'amour pour le comte N..., et
c'est ce qu'elle lui déclara quand elle fut tout à fait sûre du désespoir
de Limercati.
Le comte, qui avait de l'usage, la pria de ne point divulguer la triste
vérité dont
elle lui faisait confidence: -- Si vous avez l'extrême indulgence,
ajouta-t-il, de
continuer à me recevoir avec toutes les distinctions extérieures accordées à
l'amant régnant, je trouverai peut-être une place convenable.

Après cette déclaration héroïque la comtesse ne voulut plus des chevaux ni
de la
loge du comte N... Mais depuis quinze ans elle était accoutumée à la vie la
plus
élégante: elle eut à résoudre ce problème difficile ou pour mieux dire
impossible:
vivre à Milan avec une pension de quinze cents francs. Elle quitta son
palais, loua
deux chambres à un cinquième étage, renvoya tous ses gens et jusqu'à sa femme
de chambre remplacée par une pauvre vieille faisant des ménages. Ce sacrifice
était dans le fait moins héroïque et moins pénible qu'il ne nous semble; à
Milan la
pauvreté n'est pas un ridicule, et partant ne se montre pas aux âmes effrayées
comme le pire des maux. Après quelques mois de cette pauvreté noble, assiégée
par les lettres continuelles de Limercati, et même du comte N... qui lui aussi
voulait épouser, il arriva que le marquis del Dongo, ordinairement d'une
avarice
exécrable, vint à penser que ses ennemis pourraient bien triompher de la misère
de sa soeur. Quoi! une del Dongo être réduite à vivre avec la pension que
la cour
de Vienne, dont il avait tant à se plaindre, accorde aux veuves de ses généraux!

Il lui écrivit qu'un appartement et un traitement dignes de sa soeur
l'attendaient au
château de Grianta. L'âme mobile de la comtesse embrassa avec enthousiasme
l'idée de ce nouveau genre de vie; il y avait vingt ans qu'elle n'avait pas
habité ce
château vénérable s'élevant majestueusement au milieu des vieux châtaigniers
plantés du temps des Sforce. Là, se disait-elle, je trouverai le repos, et,
à mon âge,
n'est-ce pas le bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se croyait
arrivée
au moment de la retraite.) Sur ce lac sublime où je suis née, m'attend
enfin une
vie heureuse et paisible.

Je ne sais si elle se trompait, mais ce qu'il y a de sûr c'est que cette âme
passionnée, qui venait de refuser si lestement l'offre de deux immenses
fortunes,
apporta le bonheur au château de Grianta. Ses deux nièces étaient folles de
joie.--
Tu m'as rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise en
l'embrassant; la veille de ton arrivée, j'avais cent ans. La comtesse se
mit à revoir,
avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si célébrés
par les
voyageurs: la villa Melzi de l'autre côté du lac, vis-à-vis le château, et
qui lui sert
de point de vue, au-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi
promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse,
et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité: aspects sublimes et
gracieux, que
le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne surpasse
point. C'était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa
première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles. Le lac de
Côme, se
disait-elle, n'est point environné, comme le lac de Genève, de grandes
pièces de
terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui
rappellent
l'argent et la spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines
d'inégales hauteurs
couvertes de bouquets d'arbres plantés par le hasard, et que la main de l'homme
n'a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces
collines
aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si
singulières, je
puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l'Arioste.
Tout est
noble et tendre, tout parle d'amour, rien ne rappelle les laideurs de la
civilisation.
Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et
au-dessus des
sommets des arbres s'élève l'architecture charmante de leurs jolis clochers. Si
quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à
autre
les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l'oeil satisfait y
voit croître
des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu'ailleurs. Par-delà ces
collines,
dont le faîte offre des ermitages qu'on voudrait tous habiter, l'oeil
étonné aperçoit
les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère
lui rappelle
des malheurs de la vie ce qu'il en faut pour accroître la volupté présente.
L'imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit
village
caché sous les arbres: ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent
prennent
une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à
l'homme: La
vie s'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se
présente,
hâte-toi de jouir. Le langage de ces lieux ravissants, et qui n'ont point
de pareils
au monde, rendit à la comtesse son coeur de seize ans. Elle ne concevait pas
comment elle avait pu passer tant d'années sans revoir le lac. Est-ce donc au
commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait
réfugié?
Elle acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle ornèrent de leurs
mains,
car on manquait d'argent pour tout, au milieu de l'état de maison le plus
splendide; depuis sa disgrâce le marquis del Dongo avait redoublé de faste
aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac,
près de la
fameuse allée de platanes, à côté de la Cadenabia, il faisait construire
une digue
dont le devis allait à quatre-vingt mille francs. A l'extrémité de la digue
on voyait
s'élever, sur les dessins du fameux marquis Cagnola, une chapelle bâtie tout
entière en blocs de granit énormes, et, dans la chapelle, Marchesi, le
sculpteur à la
mode de Milan, lui bâtissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux
devaient représenter les belles actions de ses ancêtres.

Le frère aîné de Fabrice, le marchesine Ascagne, voulut se mettre des
promenades de ces dames; mais sa tante jetait de l'eau sur ses cheveux poudrés,
et avait tous les jours quelque nouvelle niche à lancer à sa gravité. Enfin
il délivra
de l'aspect de sa grosse figure blafarde la joyeuse troupe qui n'osait rire
en sa
présence. On pensait qu'il était l'espion du marquis son père, et il
fallait ménager
ce despote sévère et toujours furieux depuis sa démission forcée.

Ascagne jura de se venger de Fabrice.

Il y eut une tempête où l'on courut des dangers; quoiqu'on eût infiniment peu
d'argent, on paya généreusement les deux bateliers pour qu'ils ne dissent
rien au
marquis, qui déjà témoignait beaucoup d'humeur de ce qu'on emmenait ses deux
filles. On rencontra une seconde tempête; elles sont terribles et imprévues
sur ce
beau lac: des rafales de vent sortent à l'improviste de deux gorges de
montagnes
placées dans des directions opposées et luttent sur les eaux. La comtesse
voulut
débarquer au milieu de l'ouragan et des coups de tonnerre; elle prétendait que,
placée sur un rocher isolé au milieu du lac, et grand comme une petite chambre,
elle aurait un spectacle singulier; elle se verrait assiégée de toutes
parts par des
vagues furieuses, mais, en sautant de la barque, elle tomba dans l'eau.
Fabrice se
jeta après elle pour la sauver, et tous deux furent entraînés assez loin.
Sans doute
il n'est pas beau de se noyer, mais l'ennui, tout étonné, était banni du
château
féodal. La comtesse s'était passionnée pour le caractère primitif et pour
l'astrologie de l'abbé Blanès. Le peu d'argent qui lui restait après
l'acquisition de la
barque avait été employé à acheter un petit télescope de rencontre, et presque
tous les soirs, avec ses nièces et Fabrice, elle allait s'établir sur la
plate-forme
d'une des tours gothiques du château. Fabrice était le savant de la troupe,
et l'on
passait là plusieurs heures fort gaiement, loin des espions.

Il faut avouer qu'il y avait des journées où la comtesse n'adressait la
parole à
personne; on la voyait se promener sous les hauts châtaigniers, plongée dans de
sombres rêveries; elle avait trop d'esprit pour ne pas sentir parfois
l'ennui qu'il y a
à ne pas échanger ses idées. Mais le lendemain elle riait comme la veille:
c'étaient
les doléances de la marquise, sa belle-soeur, qui produisaient ces impressions
sombres sur cette âme naturellement si agissante.

-- Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste château!
s'écriait la marquise.

Avant l'arrivée de la comtesse, elle n'avait pas même le courage d'avoir de ces
regrets.

L'on vécut ainsi pendant l'hiver de 1814 à 1815. Deux fois, malgré sa
pauvreté, la
comtesse vint passer quelques jours à Milan; il s'agissait de voir un
ballet sublime
de Vigano, donné au théâtre de la Scala, et le marquis ne défendait point à sa
femme d'accompagner sa belle-soeur. On allait toucher les quartiers de la
petite
pension, et c'était la pauvre veuve du général cisalpin qui prêtait
quelques sequins
à la richissime marquise del Dongo. Ces parties étaient charmantes; on
invitait à
dîner de vieux amis, et l'on se consolait en riant de tout, comme de vrais
enfants.
Cette gaieté italienne, pleine de brio et d'imprévu, faisait oublier la
tristesse
sombre que les regards du marquis et de son fils aîné répandaient autour
d'eux à
Grianta. Fabrice à peine âgé de seize ans, représentait fort bien le chef de la
maison.

Le 7 mars 1815, les dames étaient de retour, depuis l'avant-veille, d'un
charmant
petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle allée de platanes
récemment prolongée sur l'extrême bord du lac. Une barque parut, venant du
côté de Côme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur
la digue:
Napoléon venait de débarquer au golfe de Juan. L'Europe eut la bonhomie d'être
surprise de cet événement, qui ne surprit point le marquis del Dongo; il
écrivit à
son souverain une lettre pleine d'effusion de coeur; il lui offrait ses
talents et
plusieurs millions, et lui répétait que ses ministres étaient des jacobins
d'accord
avec les meneurs de Paris.

Le 8 mars, à six heures du matin, le marquis, revêtu de ses insignes, se
faisait
dicter, par son fils aîné, le brouillon d'une troisième dépêche politique; il
s'occupait avec gravité à la transcrire de sa belle écriture soignée, sur
du papier
portant en filigrane l'effigie du souverain. Au même instant, Fabrice se
faisait
annoncer chez la comtesse Pietranera.

-- Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l'Empereur, qui est aussi roi
d'Italie; il avait
tant d'amitié pour ton mari! Je passe par la Suisse. Cette nuit, à Menagio, mon
ami Vasi, le marchand de baromètres, m'a donné son passeport; maintenant
donne-moi quelques napoléons, car je n'en ai que deux à moi; mais s'il le faut,
j'irai à pied.

La comtesse pleurait de joie et d'angoisse.-- Grand Dieu! pourquoi faut-il que
cette idée te soit venue! s'écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice.

Elle se leva et alla prendre dans l'armoire au linge, où elle était
soigneusement
cachée, une petite bourse ornée de perles; c'était tout ce qu'elle possédait au
monde.

-- Prends, dit-elle à Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer. Que
restera-t-il à ta malheureuse mère et à moi, si tu nous manques? Quant au
succès
de Napoléon, il est impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sauront bien le
faire périr. N'as-tu pas entendu, il y a huit jours, à Milan, l'histoire
des vingt-trois
projets d'assassinat tous si bien combinés et auxquels il n'échappa que par
miracle? et alors il était tout-puissant. Et tu as vu que ce n'est pas la
volonté de le
perdre qui manque à nos ennemis; la France n'était plus rien depuis son départ.

C'était avec l'accent de l'émotion la plus vive que la comtesse parlait à
Fabrice des
futures destinées de Napoléon. -- En te permettant d'aller le rejoindre, je lui
sacrifie ce que j'ai de plus cher au monde, disait-elle. Les yeux de Fabrice se
mouillèrent, il répandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa
résolution
de partir ne fut pas un instant ébranlée. Il expliquait avec effusion à
cette amie si
chère toutes les raisons qui le déterminaient, et que nous prenons la
liberté de
trouver bien plaisantes.

-- Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous promenions,
comme tu sais, sur le bord du lac dans l'allée de platanes, au-dessous de
la Casa
Sommariva, et nous marchions vers le sud. Là, pour la première fois, j'ai
remarqué au loin le bateau qui venait de Côme, porteur d'une si grande
nouvelle.
Comme je regardais ce bateau sans songer à l'Empereur, et seulement enviant le
sort de ceux qui peuvent voyager, tout à coup j'ai été saisi d'une émotion
profonde. Le bateau a pris terre, l'agent a parlé bas à mon père, qui a
changé de
couleur, et nous a pris à part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me
tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont
mes yeux
étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense et à ma droite j'ai vu un
aigle, l'oiseau de Napoléon; il volait majestueusement se dirigeant vers la
Suisse,
et par conséquent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit à l'instant, je
traverserai
la Suisse avec la rapidité de l'aigle, et j'irai offrir à ce grand homme
bien peu de
chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il
voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. A l'instant, quand je
voyais
encore l'aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries; et la
preuve que
cette idée vient d'en haut, c'est qu'au même moment, sans discuter, j'ai
pris ma
résolution et j'ai vu les moyens d'exécuter ce voyage. En un clin d'oeil
toutes les
tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont
été comme enlevées par un souffle divin. J'ai vu cette grande image de
l'Italie se
relever de la fange où les Allemands la retiennent plongée [ C'est un
personnage
passionné qui parle, il traduit en prose quelques vers du célèbre Monti. ];
elle
étendait ses bras meurtris et encore à demi chargés de chaînes vers son roi
et son
libérateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette mère
malheureuse,
je partirai, j'irai mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin,
et qui
voulut nous laver du mépris que nous jettent même les plus esclaves et les plus
vils parmi les habitants de l'Europe.

-- Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant de la comtesse, et
fixant sur
elle ses yeux d'où jaillissaient des flammes, tu sais ce jeune marronnier
que ma
mère, l'hiver de ma naissance, planta elle-même au bord de la grande fontaine
dans notre forêt, à deux lieues d'ici: avant de rien faire, j'ai voulu
l'aller visiter. Le
printemps n'est pas trop avancé, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des
feuilles,
ce sera un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l'état de torpeur où je
languis dans ce triste et froid château. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs
noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme, sont une
véritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que l'hiver est pour mon
arbre.

Le croirais-tu, Gina? hier soir à sept heures et demie j'arrivais à mon
marronnier;
il avait des feuilles, de jolies petites feuilles déjà assez grandes! Je
les baisai sans
leur faire de mal. J'ai bêché la terre avec respect à l'entour de l'arbre
chéri.
Aussitôt, rempli d'un transport nouveau, j'ai traversé la montagne; je suis
arrivé à
Menagio: il me fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait
volé, il
était déjà une heure du matin quand je me suis vu à la porte de Vasi. Je
pensais
devoir frapper longtemps pour le réveiller; mais il était debout avec trois
de ses
amis. A mon premier mot: «Tu vas rejoindre Napoléon! » s'est-il écrié, et
il m'a
sauté au cou. Les autres aussi m'ont embrassé avec transport. «Pourquoi suis-je
marié! » disait l'un d'eux.

Madame Pietranera était devenue pensive; elle crut devoir présenter quelques
objections. Si Fabrice eût eu la moindre expérience, il eût bien vu que la
comtesse elle-même ne croyait pas aux bonnes raisons qu'elle se hâtait de lui
donner. Mais, à défaut d'expérience, il avait de la résolution; il ne
daigna pas
même écouter ces raisons. La comtesse se réduisit bientôt à obtenir de lui
que du
moins il fît part de son projet à sa mère.

-- Elle le dira à mes soeurs, et ces femmes me trahiront à leur insu!
s'écria Fabrice
avec une sorte de hauteur héroïque.

-- Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant au milieu de ses
larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous déplairez toujours aux hommes,
vous avez trop de feu pour les âmes prosaïques.

La marquise fondit en larmes en apprenant l'étrange projet de son fils;
elle n'en
sentait pas l'héroïsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand
elle fut
convaincue que rien au monde, excepté les murs d'une prison, ne pourrait
l'empêcher de partir elle lui remit le peu d'argent qu'elle possédait; puis
elle se
souvint qu'elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-être
dix mille francs, que le marquis lui avait confiés pour les faire monter à
Milan.
Les soeurs de Fabrice entrèrent chez leur mère tandis que la comtesse
cousait ces
diamants dans l'habit de voyage de notre héros; il rendait à ces pauvres femmes
leurs chétifs napoléons. Ses soeurs furent tellement enthousiasmées de son
projet, elles l'embrassaient avec une joie si bruyante qu'il prit à la main
quelques
diamants qui restaient encore à cacher, et voulut partir sur-le-champ.

-- Vous me trahiriez à votre insu, dit-il à ses soeurs. Puisque j'ai tant
d'argent, il
est inutile d'emporter des hardes; on en trouve partout. Il embrassa ces
personnes
qui lui étaient si chères, et partit à l'instant même sans vouloir rentrer
dans sa
chambre. Il marcha si vite, craignant toujours d'être poursuivi par des gens à
cheval, que le soir même il entrait à Lugano. Grâce à Dieu, il était dans
une ville
suisse, et ne craignait plus d'être violenté sur la route solitaire par des
gendarmes
payés par son père. De ce lieu, il lui écrivit une belle lettre, faiblesse
d'enfant qui
donna de la consistance à la colère du marquis. Fabrice prit la poste, passa le
Saint-Gothard; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier.
L'Empereur était à Paris. Là commencèrent les malheurs de Fabrice; il était
parti
dans la ferme intention de parler à l'Empereur: jamais il ne lui était venu
à l'esprit
que ce fût chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince
Eugène et
eût pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins, il allait dans la
cour du
château des Tuileries assister aux revues passées par Napoléon; mais jamais
il ne
put approcher de l'Empereur. Notre héros croyait tous les Français profondément
émus comme lui de l'extrême danger que courait la patrie. A la table de
l'hôtel où
il était descendu, il ne fit point mystère de ses projets et de son
dévouement; il
trouva des jeunes gens d'une douceur aimable, encore plus enthousiastes que
lui,
et qui, en peu de jours, ne manquèrent pas de lui voler tout l'argent qu'il
possédait. Heureusement, par pure modestie, il n'avait pas parlé des diamants
donnés par sa mère. Le matin où, à la suite d'une orgie, il se trouva
décidément
volé, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat
palefrenier du maquignon, et, dans son mépris pour les jeunes Parisiens beaux
parleurs, partit pour l'armée. Il ne savait rien, sinon qu'elle se
rassemblait vers
Maubeuge. A peine fut-il arrivé sur la frontière, qu'il trouva ridicule de
se tenir
dans une maison, occupé à se chauffer devant une bonne cheminée, tandis que
des soldats bivouaquaient. Quoi que pût lui dire son domestique, qui ne
manquait pas de bon sens, il courut se mêler imprudemment aux bivouacs de
l'extrême frontière, sur la route de Belgique. A peine fut-il arrivé au premier
bataillon placé à côté de la route, que les soldats se mirent à regarder ce
jeune
bourgeois, dont la mise n'avait rien qui rappelât l'uniforme. La nuit
tombait, il
faisait un vent froid. Fabrice s'approcha d'un feu, et demanda l'hospitalité en
payant. Les soldats se regardèrent étonnés surtout de l'idée de payer, et lui
accordèrent avec bonté une place au feu; son domestique lui fit un abri. Mais,
une heure après, l'adjudant du régiment passant à portée du bivouac, les
soldats
allèrent lui raconter l'arrivée de cet étranger parlant mal français.
L'adjudant
interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l'Empereur avec un
accent fort suspect; sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque
chez le
colonel, établi dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s'approcha
avec
les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l'adjudant sous-officier,
qu'aussitôt il changea de pensée, et se mit à interroger aussi le
domestique. Celui-
ci, ancien soldat, devinant d'abord le plan de campagne de son
interlocuteur, parla
des protections qu'avait son maître, ajoutant que, certes, on ne lui
chiperait
pas ses beaux chevaux. Aussitôt un soldat appelé par l'adjudant lui mit la main
sur le collet; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d'un air sévère,
l'adjudant
ordonna à Fabrice de le suivre sans répliquer.

Après lui avoir fait faire une bonne lieue, à pied, dans l'obscurité rendue
plus
profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes parts éclairaient
l'horizon, l'adjudant remit Fabrice à un officier de gendarmerie qui, d'un
air grave,
lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait
marchand
de baromètres portant sa marchandise.

-- Sont-ils bêtes, s'écria l'officier, c'est aussi trop fort!

Il fit des questions à notre héros qui parla de l'Empereur et de la liberté
dans les
termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l'officier de gendarmerie fut
saisi d'un
rire fou.

-- Parbleu! tu n'es pas trop adroit! s'écria-t-il. Il est un peu fort de
café que l'on
ose nous expédier des blancs-becs de ton espèce! Et quoi que pût dire Fabrice,
qui se tuait à expliquer qu'en effet il n'était pas marchand de baromètres,
l'officier
l'envoya à la prison de B..., petite ville du voisinage où notre héros
arriva sur les
trois heures du matin, outré de fureur et mort de fatigue.

Fabrice, d'abord étonné, puis furieux, ne comprenant absolument rien à ce
qui lui
arrivait, passa trente-trois longues journées dans cette misérable prison;
il écrivait
lettres sur lettres au commandant de la place, et c'était la femme du
geôlier, belle
Flamande de trente-six ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme
elle n'avait nulle envie de faire fusiller un aussi joli garçon, et que
d'ailleurs il
payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le
soir, fort
tard, elle daignait venir écouter les doléances du prisonnier; elle avait
dit à son
mari que le blanc-bec avait de l'argent, sur quoi le prudent geôlier lui
avait donné
carte blanche. Elle usa de la permission et reçut quelques napoléons d'or, car
l'adjudant n'avait enlevé que les chevaux, et l'officier de gendarmerie
n'avait rien
confisqué du tout. Une après-midi du mois de juin, Fabrice entendit une forte
canonnade assez éloignée. On se battait donc enfin! son coeur bondissait
d'impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit dans la ville; en effet
un grand
mouvement s'opérait, trois divisions traversaient B... Quand, sur les onze
heures
du soir, la femme du geôlier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable
encore que de coutume; puis lui prenant les mains:

-- Faites-moi sortir d'ici, je jurerai sur l'honneur de revenir dans la
prison dès
qu'on aura cessé de se battre.

-- Balivernes que tout cela! As-tu du quibus ? Il parut inquiet, il ne
comprenait pas le mot quibus. La geôlière, voyant ce mouvement, jugea que
les eaux étaient basses, et, au lieu de parler de napoléons d'or comme elle
l'avait
résolu, elle ne parla plus que de francs.

-- Ecoute, lui dit-elle, si tu peux donner une centaine de francs, je
mettrai un
double napoléon sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde
pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son régiment
doit filer
dans la journée, il acceptera.

Le marché fut bientôt conclu. La geôlière consentit même à cacher Fabrice dans
sa chambre d'où il pourrait plus facilement s'évader le lendemain matin.

Le lendemain, avant l'aube, cette femme tout attendrie dit à Fabrice:

-- Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain métier:
crois-moi,
n'y reviens plus.

-- Mais quoi! répétait Fabrice, il est donc criminel de vouloir défendre la
patrie?

-- Suffit. Rappelle-toi toujours que je t'ai sauvé la vie; ton cas était
net, tu aurais
été fusillé, mais ne le dis à personne, car tu nous ferais perdre notre
place à mon
mari et à moi; surtout ne répète jamais ton mauvais conte d'un gentilhomme de
Milan déguisé en marchand de baromètres, c'est trop bête. Ecoute-moi bien, je
vais te donner les habits d'un hussard mort avant-hier dans la prison:
n'ouvre la
bouche que le moins possible, mais enfin, si un maréchal des logis ou un
officier
t'interroge de façon à te forcer de répondre, dis que tu es resté malade chez un
paysan qui t'a recueilli par charité comme tu tremblais la fièvre dans un
fossé de
la route. Si l'on n'est pas satisfait de cette réponse, ajoute que tu vas
rejoindre ton
régiment. On t'arrêtera peut-être à cause de ton accent: alors dis que tu
es né en
Piémont, que tu es un conscrit resté en France l'année passée, etc., etc.

Pour la première fois, après trente-trois jours de fureur, Fabrice comprit
le fin mot
de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il raisonna avec la
geôlière, qui, ce matin-là, était fort tendre, et enfin tandis qu'armée
d'une aiguille
elle rétrécissait les habits du hussard, il raconta son histoire bien
clairement à
cette femme étonnée. Elle y crut un instant; il avait l'air si naïf, et il
était si joli
habillé en hussard!

-- Puisque tu as tant de bonne volonté pour te battre, lui dit-elle enfin à
demi
persuadée, il fallait donc en arrivant à Paris t'engager dans un régiment.
En payant
à boire à un maréchal des logis, ton affaire était faite! La geôlière
ajouta beaucoup
de bons avis pour l'avenir, et enfin, à la petite pointe du jour, mit
Fabrice hors de
chez elle, après lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne
prononcerait
son nom, quoi qu'il pût arriver. Dès que Fabrice fut sorti de la petite ville,
marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui vint un
scrupule.
Me voici, se dit-il, avec l'habit et la feuille de route d'un hussard mort
en prison,
où l'avait conduit, dit-on, le vol d'une vache et de quelques couverts
d'argent! j'ai
pour ainsi dire succédé à son être... et cela sans le vouloir ni le prévoir
en aucune
manière! Gare la prison!... Le présage est clair, j'aurai beaucoup à
souffrir de la
prison!

Il n'y avait pas une heure que Fabrice avait quitté sa bienfaitrice,
lorsque la pluie
commença à tomber avec une telle force qu'à peine le nouvel hussard pouvait-il
marcher, embarrassé par des bottes grossières qui n'étaient pas faites pour
lui. Il
fit rencontre d'un paysan monté sur un méchant cheval, il acheta le cheval en
s'expliquant par signes; la geôlière lui avait recommandé de parler le moins
possible, à cause de son accent.

Ce jour-là l'armée, qui venait de gagner la bataille de Ligny, était en
pleine marche
sur Bruxelles; on était à la veille de la bataille de Waterloo. Sur le
midi, la pluie à
verse continuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon; ce bonheur
lui fit
oublier tout à fait les affreux moments de désespoir que venait de lui
donner cette
prison si injuste. Il marcha jusqu'à la nuit très avancée, et comme il
commençait à
avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison de paysan
fort éloignée de la route. Ce paysan pleurait et prétendait qu'on lui avait
tout pris;
Fabrice lui donna un écu, et il trouva de l'avoine. Mon cheval n'est pas
beau, se
dit Fabrice; mais qu'importe, il pourrait bien se trouver du goût de quelque
adjudant, et il alla coucher à l'écurie à ses côtés. Une heure avant le
jour, le
lendemain, Fabrice était sur la route, et, à force de caresses, il était
parvenu à faire
prendre le trot à son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la
canonnade: c'étaient
les préliminaires de Waterloo.




Livre Premier - Chapitre III.

Fabrice trouva bientôt des vivandières, et l'extrême reconnaissance qu'il avait
pour la geôlière de B***; le porta à leur adresser la parole: il demanda à
l'une
d'elles où était le 4e régiment de hussards, auquel il appartenait.

-- Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser mon petit soldat, dit la
cantinière touchée par la pâleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n'as pas
encore
la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vont se donner aujourd'hui.
Encore si tu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais lâcher ta balle
tout comme un
autre.

Ce conseil déplut à Fabrice; mais il avait beau pousser son cheval, il ne
pouvait
aller plus vite que la charrette de la cantinière. De temps à autre le
bruit du canon
semblait se rapprocher et les empêchait de s'entendre, car Fabrice était tellement
hors de lui d'enthousiasme et de bonheur, qu'il avait renoué la conversation.
Chaque mot de la cantinière redoublait son bonheur en le lui faisant
comprendre.
A l'exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout
dire à cette
femme qui semblait si bonne. Elle était fort étonnée et ne comprenait rien
du tout
à ce que lui racontait ce beau jeune soldat.

-- Je vois le fin mot, s'écria-t-elle enfin d'un air de triomphe: vous êtes
un jeune
bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4e de hussards. Votre
amoureuse vous aura fait cadeau de l'uniforme que vous portez, et vous courez
après elle. Vrai, comme Dieu est là-haut, vous n'avez jamais été soldat; mais,
comme un brave garçon que vous êtes, puisque votre régiment est au feu, vous
voulez y paraître, et ne pas passer pour un capon.

Fabrice convint de tout: c'était le seul moyen qu'il eût de recevoir de bons
conseils. J'ignore toutes les façons d'agir de ces Français, se disait-il,
et, si je ne
suis pas guidé par quelqu'un, je parviendrai encore à me faire jeter en
prison, et
l'on me volera mon cheval.

-- D'abord, mon petit, lui dit la cantinière, qui devenait de plus en plus
son amie,
conviens que tu n'as pas vingt et un ans: c'est tout le bout du monde si tu
en as
dix-sept.

C'était la vérité, et Fabrice l'avoua de bonne grâce.

-- Ainsi, tu n'es pas même conscrit; c'est uniquement à cause des beaux yeux de
la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n'est pas
dégoûtée. Si tu as
encore quelques-uns de ces jaunets qu'elle t'a remis, il faut primo que tu
achètes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le
bruit du
canon ronfle d'un peu près; c'est là un cheval de paysan qui te fera tuer
dès que tu
seras en ligne. Cette fumée blanche, que tu vois là-bas par-dessus la haie,
ce sont
des feux de peloton, mon petit! Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse venette,
quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un
morceau tandis que tu en as encore le temps.

Fabrice suivit ce conseil, et, présentant un napoléon à la vivandière, la
pria de se
payer.

-- C'est pitié de le voir! s'écria cette femme; le pauvre petit ne sait pas
seulement
dépenser son argent! Tu mériterais bien qu'après avoir empoigné ton napoléon je
fisse prendre son grand trot à Cocotte; du diable si ta rosse pourrait me
suivre.
Que ferais-tu, nigaud, en me voyant détaler? Apprends que, quand le brutal
gronde, on ne montre jamais d'or. Tiens, lui dit-elle, voilà dix-huit francs
cinquante centimes, et ton déjeuner te coûte trente sous. Maintenant, nous
allons
bientôt avoir des chevaux à revendre. Si la bête est petite, tu en donneras dix
francs, et, dans tous les cas, jamais plus de vingt francs, quand ce serait
le cheval
des quatre fils Aymon.

Le déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait toujours, fut interrompue par une
femme qui s'avançait à travers champs, et qui passa sur la route.

-- Holà, hé! lui cria cette femme; holà! Margot! ton 6e léger est sur la droite.

-- Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandière à notre héros;
mais en vérité
tu me fais pitié; j'ai de l'amitié pour toi, sacrédié! Tu ne sais rien de
rien, tu vas te
faire moucher, comme Dieu est Dieu! Viens-t'en au 6e léger avec moi.

-- Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me
battre et
suis résolu d'aller là-bas vers cette fumée blanche.

-- Regarde comme ton cheval remue les oreilles! Dès qu'il sera là-bas, quelque
peu de vigueur qu'il ait, il te forcera la main, il se mettra à galoper, et
Dieu sait où
il te mènera. Veux-tu m'en croire? Dès que tu seras avec les petits soldats,
ramasse un fusil et une giberne, mets-toi à côté des soldats et fais comme eux,
exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement déchirer une
cartouche.

Fabrice, fort piqué, avoua cependant à sa nouvelle amie qu'elle avait
deviné juste.

-- Pauvre petit! il va être tué tout de suite; vrai comme Dieu! ça ne sera
pas long.
Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantinière d'un air d'autorité.

-- Mais je veux me battre.

-- Tu te battras aussi; va, le 6e léger est un fameux, et aujourd'hui il y
en a pour
tout le monde.

-- Mais serons-nous bientôt à votre régiment?

-- Dans un quart d'heure tout au plus.

Recommandé par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes
choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre. A ce
moment, le bruit du canon redoubla, un coup n'attendait pas l'autre. C'est
comme
un chapelet, dit Fabrice.

-- On commence à distinguer les feux de peloton, dit la vivandière en
donnant un
coup de fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par le feu.

La cantinière tourna à droite et prit un chemin de traverse au milieu des
prairies; il
y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d'y rester:
Fabrice
poussa à la roue. Son cheval tomba deux fois; bientôt le chemin, moins rempli
d'eau, ne fut plus qu'un sentier au milieu du gazon. Fabrice n'avait pas
fait cinq
cents pas que sa rosse s'arrêta tout court: c'était un cadavre, posé en
travers du
sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier.

La figure de Fabrice, très pâle naturellement, prit une teinte verte fort
prononcée:
la cantinière, après avoir regardé le mort, dit, comme se parlant à
elle-même: Ca
n'est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre héros, elle
éclata de rire.

-- Ha! ha! mon petit! s'écria-t-elle, en voilà du nanan! Fabrice restait
glacé. Ce qui
le frappait surtout c'était la saleté des pieds de ce cadavre qui déjà
était dépouillé
de ses souliers, et auquel on n'avait laissé qu'un mauvais pantalon tout
souillé de
sang.

-- Approche, lui dit la cantinière; descends de cheval; il faut que tu t'y
accoutumes; tiens, s'écria-t-elle, il en a eu par la tête.

Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et
défigurait ce
cadavre d'une façon hideuse; il était resté avec un oeil ouvert.

-- Descends donc de cheval, petit, dit la cantinière, et donne-lui une
poignée de
main pour voir s'il te la rendra.

Sans hésiter, quoique prêt à rendre l'âme de dégoût, Fabrice se jeta à bas de
cheval et prit la main du cadavre qu'il secoua ferme; puis il resta comme
anéanti;
il sentait qu'il n'avait pas la force de remonter à cheval. Ce qui lui
faisait horreur
surtout c'était cet oeil ouvert.

La vivandière va me croire un lâche, se disait-il avec amertume; mais il
sentait
l'impossibilité de faire un mouvement: il serait tombé. Ce moment fut affreux;
Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout à fait. La vivandière s'en
aperçut,
sauta lestement à bas de sa petite voiture, et lui présenta, sans mot dire,
un verre
d'eau-de-vie qu'il avala d'un trait; il put remonter sur sa rosse, et
continua la route
sans dire une parole. La vivandière le regardait de temps à autre du coin
de l'oeil.

-- Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd'hui tu
resteras avec
moi. Tu vois bien qu'il faut que tu apprennes le métier de soldat.

-- Au contraire, je veux me battre tout de suite, s'écria notre héros d'un air
sombre, qui sembla de bon augure à la vivandière. Le bruit du canon
redoublait et
semblait s'approcher. Les coups commençaient à former comme une basse
continue; un coup n'était séparé du coup voisin par aucun intervalle, et
sur cette
basse continue, qui rappelait le bruit d'un torrent lointain, on
distinguait fort bien
les feux de peloton.

Dans ce moment la route s'enfonçait au milieu d'un bouquet de bois; la
vivandière vit trois ou quatre soldats des nôtres qui venaient à elle courant à
toutes jambes; elle sauta lestement à bas de sa voiture et courut se cacher à
quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui était resté
au lieu
où l'on venait d'arracher un grand arbre. Donc, se dit Fabrice, je vais
voir si je suis
un lâche! Il s'arrêta auprès de la petite voiture abandonnée par la
cantinière et tira
son sabre. Les soldats ne firent pas attention à lui et passèrent en
courant le long
du bois, à gauche de la route.

-- Ce sont des nôtres, dit tranquillement la vivandière en revenant tout essoufflée
vers sa petite voiture... Si ton cheval était capable de galoper, je te
dirais: pousse
en avant jusqu'au bout du bois, vois s'il y a quelqu'un dans la plaine.
Fabrice ne
se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche à un peuplier,
l'effeuilla et se mit
à battre son cheval à tour de bras; la rosse prit le galop un instant puis
revint à son
petit trot accoutumé. La vivandière avait mis son cheval au galop:--
Arrête-toi,
donc, arrête! criait-elle à Fabrice. Bientôt tous les deux furent hors du
bois; en
arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le
canon et la
mousqueterie tonnaient de tous les côtés, à droite, à gauche, derrière. Et
comme
le bouquet de bois d'où ils sortaient occupait un tertre élevé de huit ou
dix pieds
au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez bien un coin de la bataille;
mais enfin
il n'y avait personne dans le pré au-delà du bois. Ce pré était bordé, à
mille pas de
distance, par une longue rangée de saules, très touffus; au-dessus des saules
paraissait une fumée blanche qui quelquefois s'élevait dans le ciel en
tournoyant.

-- Si je savais seulement où est le régiment! disait la cantinière
embarrassée. Il ne
faut pas traverser ce grand pré tout droit. A propos, toi, dit-elle à
Fabrice, si tu
vois un soldat ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas
t'amuser à
le sabrer.

Ace moment, la cantinière aperçut les quatre soldats dont nous venons de
parler,
ils débouchaient du bois dans la plaine à gauche de la route. L'un d'eux
était à
cheval.

-- Voilà ton affaire, dit-elle à Fabrice. Holà! ho! cria-t-elle à celui qui
était à
cheval, viens donc ici boire le verre d'eau-de-vie; les soldats s'approchèrent.

-- Où est le 6e léger? cria-t-elle.

-- Là-bas, à cinq minutes d'ici, en avant de ce canal qui est le long des
saules;
même que le colonel Macon vient d'être tué.

-- Veux-tu cinq francs de ton cheval, toi?

-- Cinq francs! tu ne plaisantes pas mal, petite mère, un cheval d'officier
que je
vais vendre cinq napoléons avant un quart d'heure.

-- Donne-m'en un de tes napoléons, dit la vivandière à Fabrice. Puis
s'approchant
du soldat à cheval: Descends vivement, lui dit-elle, voilà ton napoléon.

Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandière
détachait le
petit portemanteau qui était sur la rosse.

-- Aidez-moi donc, vous autres! dit-elle aux soldats, c'est comme ça que vous
laissez travailler une dame!

Mais à peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu'il se mit à se
cabrer, et
Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le contenir.

-- Bon signe! dit la vivandière, le monsieur n'est pas accoutumé au
chatouillement
du portemanteau.

-- Un cheval de général, s'écriait le soldat qui l'avait vendu, un cheval
qui vaut dix
napoléons comme un liard!

-- Voilà vingt francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se
trouver
entre les jambes un cheval qui eût du mouvement.

Ace moment, un boulet donna dans la ligne de saules, qu'il prit de biais, et
Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de
côté et
d'autre comme rasées par un coup de faux.

-- Tiens, voilà le brutal qui s'avance, lui dit le soldat en prenant ses
vingt francs. Il
pouvait être deux heures.

Fabrice était encore dans l'enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu'une
troupe de généraux, suivis d'une vingtaine de hussards, traversèrent au
galop un
des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il était arrêté: son
cheval hennit,
se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de tête violents
contre
la bride qui le retenait. Hé bien, soit! se dit Fabrice.

Le cheval laissé à lui-même partit ventre à terre et alla rejoindre
l'escorte qui
suivait les généraux. Fabrice compta quatre chapeaux bordés. Un quart d'heure
après, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit
qu'un de
ces généraux était le célèbre maréchal Ney. Son bonheur fut au comble;
toutefois
il ne put deviner lequel des quatre généraux était le maréchal Ney; il eût donné
tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu'il ne fallait pas
parler. L'escorte
s'arrêta pour passer un large fossé rempli d'eau par la pluie de la veille,
il était
bordé de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie à l'entrée de
laquelle
Fabrice avait acheté le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied
à terre;
le bord du fossé était à pic et fort glissant, et l'eau se trouvait bien à
trois ou
quatre pieds en contrebas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par
sa joie,
songeait plus au maréchal Ney et à la gloire qu'à son cheval, lequel étant fort
animé, sauta dans le canal; ce qui fit rejaillir l'eau à une hauteur
considérable. Un
des généraux fut entièrement mouillé par la nappe d'eau, et s'écria en
jurant: Au
diable la f... bête! Fabrice se sentit profondément blessé de cette injure.
Puis-je en
demander raison? se dit-il. En attendant, pour prouver qu'il n'était pas si
gauche, il
entreprit de faire monter à son cheval la rive opposée du fossé; mais elle
était à
pic et haute de cinq à six pieds. Il fallut y renoncer; alors il remonta le
courant,
son cheval ayant de l'eau jusqu'à la tête, et enfin trouva une sorte
d'abreuvoir; par
cette pente douce il gagna facilement le champ de l'autre côté du canal. Il
fut le
premier homme de l'escorte qui y parut, il se mit à trotter fièrement le
long du
bord: au fond du canal les hussards se démenaient, assez embarrassés de leur
position; car en beaucoup d'endroits l'eau avait cinq pieds de profondeur. Deux
ou trois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement
épouvantable. Un maréchal des logis s'aperçut de la manoeuvre que venait de
faire ce blanc-bec, qui avait l'air si peu militaire.

-- Remontez! il y a un abreuvoir à gauche! s'écria-t-il, et peu à peu tous
passèrent.

En arrivant sur l'autre rive, Fabrice y avait trouvé les généraux tout
seuls; le bruit
du canon lui sembla redoubler; ce fut à peine s'il entendit le général, par
lui si bien
mouillé, qui criait à son oreille:

-- Où as-tu pris ce cheval?

Fabrice était tellement troublé qu'il répondit en italien:

-- L'ho comprato poco fa. (Je viens de l'acheter à l'instant.)

-- Que dis-tu? lui cria le général.

Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui
répondre. Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment.
Toutefois la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne; il était surtout
scandalisé
de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on
traversait une
grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était
jonché
de cadavres.

-- Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards de
l'escorte,
et d'abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu'en effet presque
tous
les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson
d'horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient
encore, ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne
s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les
peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge.
L'escorte s'arrêta; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son
devoir de
soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.

-- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec! lui cria le maréchal des logis. Fabrice
s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et
précisément
du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à
la queue
des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros
de ces
généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et
presque de
réprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et, malgré le
conseil de ne
point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite
phrase
bien française, bien correcte, et dit à son voisin:

-- Quel est-il ce général qui gourmande son voisin?

-- Pardi, c'est le maréchal!

-- Quel maréchal?

-- Le maréchal Ney, bêta! Ah çà! où as-tu servi jusqu'ici?

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure; il
contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la
Moskova, le brave des braves.

Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit,
à vingt
pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière.
Le fond
des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la
crête de ces
sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de
haut.
Fabrice remarqua en passant cet effet singulier; puis sa pensée se remit à
songer à
la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui: c'étaient deux
hussards
qui tombaient atteints par des boulets; et, lorsqu'il les regarda, ils
étaient déjà à
vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout
sanglant
qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres
entrailles; il voulait suivre les autres: le sang coulait dans la boue.

Ah! m'y voilà donc enfin au feu! se dit-il. J'ai vu le feu! se répétait-il avec
satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce moment, l'escorte allait
ventre à terre,
et notre héros comprit que c'étaient des boulets qui faisaient voler la
terre de
toutes parts. Il avait beau regarder du côté d'où venaient les boulets, il
voyait la
fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement
égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des
décharges beaucoup plus voisines; il n'y comprenait rien du tout.

Ace moment, les généraux et l'escorte descendirent dans un petit chemin plein
d'eau, qui était à cinq pieds en contre-bas.

Le maréchal s'arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice,
cette fois,
put le voir tout à son aise; il le trouva très blond, avec une grosse tête
rouge. Nous
n'avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi
qui suis si
pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça, ajoutait-il avec
tristesse.
Pour lui ces paroles voulaient dire: Jamais je ne serai un héros. Il
regarda les
hussards; à l'exception d'un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si
Fabrice
regardait les hussards de l'escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard
le fit rougir,
et, pour finir son embarras, il tourna la tête vers l'ennemi. C'étaient des
lignes fort
étendues d'hommes rouges; mais, ce qui l'étonna fort, ces hommes lui semblaient
tout petits. Leurs longues files, qui étaient des régiments ou des
divisions, ne lui
paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges
trottait
pour se rapprocher du chemin en contre-bas que le maréchal et l'escorte
s'étaient
mis à suivre au petit pas, pataugeant dans la boue. La fumée empêchait de rien
distinguer du côté vers lequel on s'avançait; l'on voyait quelquefois des
hommes
au galop se détacher sur cette fumée blanche.

Tout à coup, du côté de l'ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient
ventre
à terre. Ah! nous sommes attaqués, se dit-il; puis il vit deux de ces hommes
parler au maréchal. Un des généraux de la suite de ce dernier partit au
galop du
côté de l'ennemi, suivi de deux hussards de l'escorte et des quatre hommes qui
venaient d'arriver. Après un petit canal que tout le monde passa, Fabrice
se trouva
à côté d'un maréchal des logis qui avait l'air fort bon enfant. Il faut que
je parle à
celui-là, se dit-il, peut-être ils cesseront de me regarder. Il médita
longtemps.

-- Monsieur, c'est la première fois que j'assiste à la bataille, dit-il
enfin au
maréchal des logis; mais ceci est-il une véritable bataille?

-- Un peu. Mais vous, qui êtes-vous?

-- Je suis le frère de la femme d'un capitaine.

-- Et comment l'appelez-vous, ce capitaine?

Notre héros fut terriblement embarrassé; il n'avait point prévu cette
question. Par
bonheur, le maréchal et l'escorte repartaient au galop. Quel nom français
dirai-je?
pensait-il. Enfin il se rappela le nom du maître d'hôtel où il avait logé à Paris; il
rapprocha son cheval de celui du maréchal des logis, et lui cria de toutes ses
forces:

-- Le capitaine Meunier! L'autre, entendant mal à cause du roulement du canon,
lui répondit:-- Ah! le capitaine Teulier? Eh bien! il a été tué. Bravo! se
dit Fabrice.
Le capitaine Teulier; il faut faire l'affligé.-- Ah, mon Dieu! cria-t-il;
et il prit une
mine piteuse. On était sorti du chemin en contre-bas, on traversait un
petit pré, on
allait ventre à terre, les boulets arrivaient de nouveau, le maréchal se
porta vers
une division de cavalerie. L'escorte se trouvait au milieu de cadavres et de
blessés; mais ce spectacle ne faisait déjà plus autant d'impression sur
notre héros;
il avait autre chose à penser.

Pendant que l'escorte était arrêtée, il aperçut la petite voiture d'une
cantinière, et
sa tendresse pour ce corps respectable l'emportant sur tout, il partit au
galop pour
la rejoindre.

-- Restez donc, s...! lui cria le maréchal des logis.

Que peut-il me faire ici? pensa Fabrice et il continua de galoper vers la
cantinière.
En donnant de l'éperon à son cheval, il avait eu quelque espoir que c'était sa
bonne cantinière du matin; les chevaux et les petites charrettes se
ressemblaient
fort, mais la propriétaire était tout autre, et notre héros lui trouva
l'air fort
méchant. Comme il l'abordait, Fabrice l'entendit qui disait: Il était
pourtant bien
bel homme! Un fort vilain spectacle attendait là le nouveau soldat; on
coupait la
cuisse à un cuirassier, beau jeune homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice
ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d'eau-de-vie.

-- Comme tu y vas, gringalet! s'écria la cantinière. L'eau-de-vie lui donna une
idée: il faut que j'achète la bienveillance de mes camarades les hussards de
l'escorte.

-- Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il à la vivandière.

-- Mais sais-tu, répondit-elle, que ce reste-là coûte dix francs, un jour comme
aujourd'hui?

Comme il regagnait l'escorte au galop:

-- Ah! tu nous rapportes la goutte! s'écria le maréchal des logis, c'est
pour ça que
tu désertais? Donne.

La bouteille circula; le dernier qui la prit la jeta en l'air après avoir
bu. -- Merci,
camarade! cria-t-il à Fabrice. Tous les yeux le regardèrent avec
bienveillance. Ces
regards ôtèrent un poids de cent livres de dessus le coeur de Fabrice:
c'était un de
ces coeurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l'amitié de ce qui les
entoure.
Enfin il n'était plus mal vu de ses compagnons, il y avait liaison entre eux!
Fabrice respira profondément, puis d'une voix libre, il dit au maréchal des
logis:

-- Et si le capitaine Teulier a été tué, où pourrais-je rejoindre ma soeur?
Il se
croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier.

-- C'est ce que vous saurez ce soir, lui répondit le maréchal des logis.

L'escorte repartit et se porta vers des divisions d'infanterie. Fabrice se
sentait tout
à fait enivré; il avait bu trop d'eau-de-vie, il roulait un peu sur sa
selle: il se souvint
fort à propos d'un mot que répétait le cocher de sa mère: Quand on a levé le
coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme
fait le
voisin. Le maréchal s'arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de
cavalerie qu'il
fit charger; mais pendant une heure ou deux notre héros n'eut guère la
conscience
de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval
galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.

Tout à coup le maréchal des logis cria à ses hommes:

-- Vous ne voyez donc pas l'Empereur, s...! Sur-le-champ l'escorte cria vive
l'Empereur!
à tue-tête. On peut penser si notre héros regarda de tous ses
yeux,
mais il ne vit que des généraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d'une
escorte.
Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons de la
suite l'empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n'ai pu voir
l'Empereur sur
un champ de bataille, à cause de ces maudits verres d'eau-de-vie! Cette
réflexion
le réveilla tout à fait.

On redescendit dans un chemin rempli d'eau, les chevaux voulurent boire.

-- C'est donc l'Empereur qui a passé là? dit-il à son voisin.

Eh! certainement, celui qui n'avait pas d'habit brodé. Comment ne
l'avez-vous pas
vu? lui répondit le camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de
galoper après l'escorte de l'Empereur et de s'y incorporer. Quel bonheur de
faire
réellement la guerre à la suite de ce héros! C'était pour cela qu'il était
venu en
France. J'en suis parfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n'ai
d'autre raison
pour faire le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s'est mis à
galoper pour suivre ces généraux.

Ce qui détermina Fabrice à rester, c'est que les hussards ses nouveaux
camarades
lui faisaient bonne mine; il commençait à se croire l'ami intime de tous
les soldats
avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et
lui cette
noble amitié des héros du Tasse et de l'Arioste. S'il se joignait à
l'escorte de
l'Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance à faire; peut-être même
on lui
ferait la mine car ces autres cavaliers étaient des dragons et lui portait
l'uniforme
de hussard ainsi que tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on le
regardait
maintenant mit notre héros au comble du bonheur; il eût fait tout au monde pour
ses camarades; son âme et son esprit étaient dans les nues. Tout lui
semblait avoir
changé de face depuis qu'il était avec des amis, il mourait d'envie de
faire des
questions. Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me
souvienne de
la geôlière. Il remarqua en sortant du chemin creux que l'escorte n'était
plus avec
le maréchal Ney; le général qu'ils suivaient était grand, mince, et avait
la figure
sèche et l'oeil terrible.

Ce général n'était autre que le comte d'A..., le lieutenant Robert du 15
mai 1796.
Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo.

Il y avait déjà longtemps que Fabrice n'apercevait plus la terre volant en
miettes
noires sous l'action des boulets; on arriva derrière un régiment de
cuirassiers, il
entendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber
plusieurs hommes.

Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l'escorte,
sortant d'un
chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans
une terre labourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout près de
lui: il
tourna la tête, quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux; le général lui-
même avait été renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice
regardait
les hussards jetés par terre: trois faisaient encore quelques mouvements
convulsifs, le quatrième criait: Tirez-moi de dessous. Le maréchal des logis et
deux ou trois hommes avaient mis pied à terre pour secourir le général qui,
s'appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas; il cherchait à
s'éloigner de son cheval qui se débattait renversé par terre et lançait des
coups de
pied furibonds.

Le maréchal des logis s'approcha de Fabrice. A ce moment notre héros entendit
dire derrière lui et tout près de son oreille: C'est le seul qui puisse
encore galoper.
Il se sentit saisir les pieds; on les élevait en même temps qu'on lui
soutenait le
corps par-dessous les bras; on le fit passer par-dessus la croupe de son
cheval,
puis on le laissa glisser jusqu'à terre, où il tomba assis.

L'aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride; le général, aidé par le
maréchal des logis, monta et partit au galop; il fut suivi rapidement par
les six
hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit à courir après
eux en
criant: Ladri! ladri! (voleurs! voleurs!). Il était plaisant de courir
après des
voleurs au milieu d'un champ de bataille.

L'escorte et le général, comte d'A..., disparurent bientôt derrière une
rangée de
saules. Fabrice, ivre de colère, arriva aussi à cette ligne de saules; il
se trouva tout
contre un canal fort profond qu'il traversa. Puis, arrivé de l'autre côté,
il se remit à
jurer en apercevant de nouveau, mais à une très grande distance, le général et
l'escorte qui se perdaient dans les arbres. Voleurs! voleurs! criait-il
maintenant en
français. Désespéré, bien moins de la perte de son cheval que de la
trahison, il se
laissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si son beau
cheval lui
eût été enlevé par l'ennemi, il n'y eût pas songé; mais se voir trahir et
voler par ce
maréchal des logis qu'il aimait tant et par ces hussards qu'il regardait
comme des
frères! c'est ce qui lui brisait le coeur. Il ne pouvait se consoler de
tant d'infamie,
et, le dos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il
défaisait
un à un tous ses beaux rêves d'amitié chevaleresque et sublime, comme celle des
héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort n'était rien, entouré
d'âmes héroïques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment
du dernier soupir! mais garder son enthousiasme, entouré de vils fripons!!!
Fabrice exagérait comme tout homme indigné. Au bout d'un quart d'heure
d'attendrissement, il remarqua que les boulets commençaient à arriver
jusqu'à la
rangée d'arbres à l'ombre desquels il méditait. Il se leva et chercha à
s'orienter. Il
regardait ces prairies bordées par un large canal et la rangée de saules
touffus: il
crut se reconnaître. Il aperçut un corps d'infanterie qui passait le fossé
et entrait
dans les prairies, à un quart de lieue en avant de lui. J'allais
m'endormir, se dit-il; il
s'agit de n'être pas prisonnier; et il se mit à marcher très vite. En
avançant il fut
rassuré, il reconnut l'uniforme, les régiments par lesquels il craignait
d'être coupé
étaient français. Il obliqua à droite pour les rejoindre.

Après la douleur morale d'avoir été si indignement trahi et volé, il en
était une
autre qui, à chaque instant, se faisait sentir plus vivement: il mourait de
faim. Ce
fut donc avec une joie extrême qu'après avoir marché, ou plutôt couru pendant
dix minutes, il s'aperçut que le corps d'infanterie, qui allait très vite
aussi, s'arrêtait
comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au
milieu des premiers soldats.

-- Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain?

-- Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers!

Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. La
guerre
n'était donc plus ce noble et commun élan d'âmes amantes de la gloire qu'il
s'était
figuré d'après les proclamations de Napoléon! Il s'assit, ou plutôt se
laissa tomber
sur le gazon; il devint très pâle. Le soldat qui lui avait parlé, et qui
s'était arrêté à
dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir,
s'approcha et lui
jeta un morceau de pain, puis, voyant qu'il ne le ramassait pas, le soldat
lui mit un
morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain
sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat
pour le
payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui étaient
éloignés de cent
pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un
bois; il
allait tomber de fatigue et cherchait déjà de l'oeil une place commode;
mais quelle
ne fut pas sa joie en reconnaissant d'abord le cheval, puis la voiture, et
enfin la
cantinière du matin! Elle accourut à lui et fut effrayée de sa mine.

-- Marche encore, mon petit, lui dit-elle; tu es donc blessé? et ton beau
cheval?
En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, où elle le fit monter,
en le
soutenant par-dessous les bras. A peine dans la voiture, notre héros, excédé de
fatigue, s'endormit profondément. [ Para v. P. y E. 15 x. 38. ]




Livre Premier - Chapitre IV.

Rien ne put le réveiller, ni les coups de fusil tirés fort près de la
petite charrette, ni
le trot du cheval que la cantinière fouettait à tour de bras. Le régiment
attaqué à
l'improviste par des nuées de cavalerie prussienne, après avoir cru à la
victoire
toute la journée, battait en retraite, ou plutôt s'enfuyait du côté de la
France.

Le colonel, beau jeune homme, bienficelé, qui venait de succéder à Macon,
fut sabré; le chef de bataillon qui le remplaça dans le commandement,
vieillard à
cheveux blancs, fit faire halte au régiment.-- F...! dit-il aux soldats, du
temps de la
république on attendait pour filer d'y être forcé par l'ennemi... Défendez
chaque
pouce de terrain et faites-vous tuer, s'écriait-il en jurant; c'est
maintenant le sol de
la patrie que ces Prussiens veulent envahir!

La petite charrette s'arrêta, Fabrice se réveilla tout à coup. Le soleil
était couché
depuis longtemps; il fut tout étonné de voir qu'il était presque nuit. Les
soldats
couraient de côté et d'autre dans une confusion qui surprit fort notre
héros; il
trouva qu'ils avaient l'air penaud.

-- Qu'est-ce donc? dit-il à la cantinière.

-- Rien du tout. C'est que nous sommes flambés, mon petit; c'est la
cavalerie des
Prussiens qui nous sabre, rien que ça. Le bêta de général a d'abord cru que
c'était
la nôtre. Allons, vivement, aide-moi à réparer le trait de Cocotte qui
s'est cassé.

Quelques coups de fusil partirent à dix pas de distance: notre héros, frais et
dispos, se dit: Mais réellement, pendant toute la journée, je ne me suis
pas battu,
j'ai seulement escorté un général.-- Il faut que je me batte, dit-il à la
cantinière.

-- Sois tranquille, tu te battras, et plus que tu ne voudras! Nous sommes
perdus!

-- Aubry, mon garçon, cria-t-elle à un caporal qui passait, regarde toujours de
temps à autre où en est la petite voiture.

-- Vous allez vous battre? dit Fabrice à Aubry.

-- Non, je vais mettre mes escarpins pour aller à la danse!

-- Je vous suis.

-- Je te recommande le petit hussard, cria la cantinière, le jeune
bourgeois a du
coeur. Le caporal Aubry marchait sans mot dire. Huit ou dix soldats le
rejoignirent en courant, il les conduisit derrière un gros chêne entouré de
ronces.
Arrivé là il les plaça au bord du bois, toujours sans mot dire, sur une
ligne fort
étendue; chacun était au moins à dix pas de son voisin.

-- Ah çà! vous autres dit le caporal, et c'était la première fois qu'il
parlait, n'allez
pas faire feu avant l'ordre, songez que vous n'avez plus que trois cartouches.

Mais que se passe-t-il donc? se demandait Fabrice. Enfin, quand il se
trouva seul
avec le caporal, il lui dit:

-- Je n'ai pas de fusil.

-- Tais-toi d'abord! Avance-toi là, à cinquante pas en avant du bois, tu
trouveras
quelqu'un des pauvres soldats du régiment qui viennent d'être sabrés; tu lui
prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dépouiller un blessé, au moins;
prends
le fusil et la giberne d'un qui soit bien mort, et dépêche-toi, pour ne pas
recevoir
les coups de fusil de nos gens. Fabrice partit en courant et revint bien
vite avec un
fusil et une giberne.

-- Charge ton fusil et mets-toi là derrière cet arbre, et surtout ne va pas
tirer avant
l'ordre que je t'en donnerai... Dieu de Dieu! dit le caporal en
s'interrompant, il ne
sait pas même charger son arme!... Il aida Fabrice en continuant son
discours. Si
un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton
arbre et ne
lâche ton coup qu'à bout portant quand ton cavalier sera à trois pas de
toi; il faut
presque que ta baïonnette touche son uniforme.

-- Jette donc ton grand sabre, s'écria le caporal, veux-tu qu'il te fasse
tomber, nom
de D...! Quels soldats on nous donne maintenant! En parlant ainsi, il prit lui-
même le sabre qu'il jeta au loin avec colère.

-- Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais
tiré un
coup de fusil?

-- Je suis chasseur.

-- Dieu soit loué! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire
pas avant
l'ordre que je te donnerai; et il s'en alla.

Fabrice était tout joyeux. Enfin je vais me battre réellement, se
disait-il, tuer un
ennemi! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que
m'exposer à être tué; métier de dupe. Il regardait de tous côtés avec une
extrême
curiosité. Au bout d'un moment, il entendit partir sept à huit coups de
fusil tout
près de lui. Mais, ne recevant point l'ordre de tirer, il se tenait tranquille derrière
son arbre. Il était presque nuit; il lui semblait être à l'espère, à la
chasse de
l'ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta. Il lui
vint une
idée de chasseur; il prit une cartouche dans sa giberne et en détacha la
balle: si je
le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque et il fit couler cette
seconde balle
dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout à côté
de son
arbre; en même temps il vit un cavalier vêtu de bleu qui passait au galop
devant
lui, se dirigeant de sa droite à sa gauche. Il n'est pas à trois pas, se
dit-il, mais à
cette distance je suis sûr de mon coup, il suivit bien le cavalier du bout
de son
fusil et enfin pressa la détente; le cavalier tomba avec son cheval. Notre
héros se
croyait à la chasse: il courut tout joyeux sur la pièce qu'il venait
d'abattre. Il
touchait déjà l'homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapidité
incroyable deux cavaliers prussiens arrivèrent sur lui pour le sabrer.
Fabrice se
sauva à toutes jambes vers le bois; pour mieux courir il jeta son fusil. Les
cavaliers prussiens n'étaient plus qu'à trois pas de lui lorsqu'il
atteignit une
nouvelle plantation de petits chênes gros comme le bras et bien droits qui
bordaient le bois. Ces petits chênes arrêtèrent un instant les cavaliers,
mais ils
passèrent et se remirent à poursuivre Fabrice dans une clairière. De
nouveau ils
étaient près de l'atteindre, lorsqu'il se glissa entre sept à huit gros
arbres. A ce
moment, il eut presque la figure brûlée par la flamme de cinq ou six coups de
fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tête; comme il la
relevait, il se trouva
vis-à-vis du caporal.

-- Tu as tué le tien? lui dit le caporal Aubry.

-- Oui, mais j'ai perdu mon fusil.

-- Ce n'est pas les fusils qui nous manquent; tu es un bon b...; malgré ton air
cornichon, tu as bien gagné ta journée, et ces soldats-ci viennent de
manquer ces
deux qui te poursuivaient et venaient droit à eux; moi je ne les voyais
pas. Il s'agit
maintenant de filer rondement; le régiment doit être à un demi-quart de
lieue, et,
de plus, il y a un petit bout de prairie où nous pouvons être ramassés au demi-
cercle.

Tout en parlant, le caporal marchait rapidement à la tête de ses dix hommes. A
deux cents pas de là, en entrant dans la petite prairie dont il avait parlé, on
rencontra un général blessé qui était porté par son aide de camp et par un
domestique.

-- Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d'une voix éteinte, il
s'agit de me transporter à l'ambulance; j'ai la jambe fracassée.

-- Va te faire f..., répondit le caporal, toi et tous les généraux. Vous
avez tous trahi
l'Empereur aujourd'hui.

-- Comment, dit le général en fureur, vous méconnaissez mes ordres! Savez-vous
que je suis le général comte B***, commandant votre division, etc., etc. Il
fit des
phrases. L'aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lança un
coup de
baïonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas. Puissent-
ils être tous comme toi, répétait le caporal en jurant, les bras et les jambes
fracassés! Tas de freluquets! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant
l'Empereur! Fabrice écoutait avec saisissement cette affreuse accusation.

Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le régiment à
l'entrée d'un
gros village qui formait plusieurs rues fort étroites, mais Fabrice
remarqua que le
caporal Aubry évitait de parler à aucun des officiers. Impossible
d'avancer, s'écria
le caporal! Toutes ces rues étaient encombrées d'infanterie, de cavaliers
et surtout
de caissons d'artillerie et de fourgons. Le caporal se présenta à l'issue
de trois de
ces rues; après avoir fait vingt pas, il fallait s'arrêter: tout le monde
jurait et se
fâchait.

Encore quelque traître qui commande! s'écria le caporal; si l'ennemi a
l'esprit de
tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des chiens. Suivez-moi,
vous autres. Fabrice regarda; il n'y avait plus que six soldats avec le
caporal. Par
une grande porte ouverte ils entrèrent dans une vaste basse-cour; de la basse-cour
ils passèrent dans une écurie, dont la petite porte leur donna entrée dans un
jardin. Ils s'y perdirent un moment errant de côté et d'autre. Mais enfin, en
passant une haie, ils se trouvèrent dans une vaste pièce de blé noir. En moins
d'une demi-heure, guidés par les cris et le bruit confus, ils eurent regagné la
grande route au-delà du village. Les fossés de cette route étaient remplis
de fusils
abandonnés; Fabrice en choisit un mais la route, quoique fort large, était
tellement encombrée de fuyards et de charrettes, qu'en une demi-heure de temps,
à peine si le caporal et Fabrice avaient avancé de cinq cents pas; on
disait que
cette route conduisait à Charleroi. Comme onze heures sonnaient à l'horloge du
village:

-- Prenons de nouveau à travers champ, s'écria le caporal. La petite troupe
n'était
plus composée que de trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut à
un quart
de lieue de la grande route:

-- Je n'en puis plus, dit un des soldats.

-- Et moi itou, dit un autre.

-- Belle nouvelle! Nous en sommes tous logés là, dit le caporal; mais obéissez-
moi, et vous vous en trouverez bien. Il vit cinq ou six arbres le long d'un
petit
fossé au milieu d'une immense pièce de blé. Aux arbres! dit-il à ses hommes;
couchez-vous là, ajouta-t-il quand on y fut arrivé, et surtout pas de
bruit. Mais,
avant de s'endormir, qui est-ce qui a du pain?

-- Moi, dit un des soldats.

-- Donne, dit le caporal, d'un air magistral; il divisa le pain en cinq
morceaux et
prit le plus petit.

-- Un quart d'heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous allez
avoir sur
le dos la cavalerie ennemie. Il s'agit de ne pas se laisser sabrer. Un seul
est flambé,
avec de la cavalerie sur le dos, dans ces grandes plaines, cinq au
contraire peuvent
se sauver: restez avec moi bien unis, ne tirez qu'à bout portant, et demain
soir je
me fais fort de vous rendre à Charleroi. Le caporal les éveilla une heure
avant le
jour; il leur fit renouveler la charge de leurs armes, le tapage sur la
grande route
continuait, et avait duré toute la nuit: c'était comme le bruit d'un
torrent entendu
dans le lointain.

-- Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d'un air
naïf.

-- Veux-tu bien te taire, blanc-bec! dit le caporal indigné; et les trois
soldats qui
composaient toute son armée avec Fabrice regardèrent celui-ci d'un air de
colère,
comme s'il eût blasphémé. Il avait insulté la nation.

Voilà qui est fort! pensa notre héros; j'ai déjà remarqué cela chez le
vice-roi à
Milan; ils ne fuient pas, non! Avec ces Français il n'est pas permis de
dire la vérité
quand elle choque leur vanité. Mais quant à leur air méchant je m'en moque,
et il
faut que je le leur fasse comprendre. On marchait toujours à cinq cents pas
de ce
torrent de fuyards qui couvraient la grande route. A une lieue de là le
caporal et sa
troupe traversèrent un chemin qui allait rejoindre la route et où beaucoup de
soldats étaient couchés. Fabrice acheta un cheval assez bon qui lui coûta
quarante
francs, et parmi tous les sabres jetés de côté et d'autre, il choisit avec
soin un
grand sabre droit. Puisqu'on dit qu'il faut piquer pensa-t-il, celui-ci est
le meilleur.
Ainsi équipé il mit son cheval au galop et rejoignit bientôt le caporal qui
avait pris
les devants. Il s'affermit sur ses étriers, prit de la main gauche le
fourreau de son
sabre droit, et dit aux quatre Français:

-- Ces gens qui se sauvent sur la grande route ont l'air d'un troupeau de
moutons... Ils marchent comme des moutons effrayés...

Fabrice avait beau appuyer sur le mot mouton, ses camarades ne se
souvenaient plus d'avoir été fâchés par ce mot une heure auparavant. Ici se
trahit
un des contrastes des caractères italien et français; le Français est sans
doute le
plus heureux, il glisse sur les événements de la vie et ne garde pas rancune.

Nous ne cacherons point que Fabrice fut très satisfait de sa personne après
avoir
parlé des moutons. On marchait en faisant la petite conversation. A deux
lieues de là le caporal, toujours fort étonné de ne point voir la cavalerie ennemie,
dit à Fabrice:

-- Vous êtes notre cavalerie, galopez vers cette ferme sur ce petit tertre,
demandez
au paysan s'il veut nous vendre à déjeuner, dites bien que nous ne sommes
que cinq. S'il hésite donnez-lui cinq francs d'avance de votre argent mais
soyez
tranquille, nous reprendrons la pièce blanche après le déjeuner.

Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravité imperturbable, et
vraiment l'air
de la supériorité morale; il obéit. Tout se passa comme l'avait prévu le
commandant en chef, seulement Fabrice insista pour qu'on ne reprît pas de vive
force les cinq francs qu'il avait donnés au paysan.

-- L'argent est à moi, dit-il à ses camarades, je ne paie pas pour vous, je
paie pour
l'avoine qu'il a donnée à mon cheval.

Fabrice prononçait si mal le français, que ses camarades crurent voir dans ses
paroles un ton de supériorité, ils furent vivement choqués, et dès lors
dans leur
esprit un duel se prépara pour la fin de la journée. Ils le trouvaient fort
différent
d'eux-mêmes, ce qui les choquait; Fabrice au contraire commençait à se sentir
beaucoup d'amitié pour eux.

On marchait sans rien dire depuis deux heures, lorsque le caporal, regardant la
grande route, s'écria avec un transport de joie: Voici le régiment! On fut
bientôt
sur la route; mais, hélas! autour de l'aigle il n'y avait pas deux cents
hommes.
L'oeil de Fabrice eut bientôt aperçu la vivandière; elle marchait à pied,
avait les
yeux rouges et pleurait de temps à autre. Ce fut en vain que Fabrice chercha la
petite charrette et Cocotte.

-- Pillés, perdus, volés, s'écria la vivandière répondant aux regards de
notre héros.
Celui-ci, sans mot dire, descendit de son cheval, le prit par la bride, et
dit à la
vivandière: Montez. Elle ne se le fit pas dire deux fois.

-- Raccourcis-moi les étriers fit-elle.

Une fois bien établie à cheval elle se mit à raconter à Fabrice tous les
désastres de
la nuit. Après un récit d'une longueur infinie, mais avidement écouté par notre
héros qui, à dire vrai, ne comprenait rien à rien, mais avait une tendre
amitié pour
la vivandière, celle-ci ajouta:

-- Et dire que ce sont les Français qui m'ont pillée, battue, abîmée...

-- Comment! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice d'un air naïf, qui rendait
charmante sa belle figure grave et pâle...

-- Que tu es bête, mon pauvre petit! dit la vivandière, souriant au milieu
de ses
larmes; et quoique ça, tu es bien gentil.

-- Et tel que vous le voyez, il a fort bien descendu son Prussien, dit le
caporal
Aubry qui, au milieu de la cohue générale, se trouvait par hasard de
l'autre côté
du cheval monté par la cantinière. Mais il est fier, continua le caporal...
Fabrice fit
un mouvement. Et comment t'appelles-tu? continua le caporal, car enfin,
s'il y a
un rapport, je veux te nommer.

-- Je m'appelle Vasi, répondit Fabrice faisant une mine singulière,
c'est-à-dire
Boulot, ajouta-t-il se reprenant vivement.

Boulot avait été le nom du propriétaire de la feuille de route que la
geôlière de B...
lui avait remise; l'avant-veille il l'avait étudiée avec soin, tout en
marchant, car il
commençait à réfléchir quelque peu et n'était plus si étonné des choses.
Outre la
feuille de route du hussard Boulot, il conservait précieusement le
passeport italien
d'après lequel il pouvait prétendre au noble nom de Vasi, marchand de
baromètres. Quand le caporal lui avait reproché d'être fier, il avait été
sur le point
de répondre: Moi fier! moi Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, qui
consens à porter le nom d'un Vasi, marchand de baromètres!

Pendant qu'il faisait des réflexions et qu'il se disait: Il faut bien me
rappeler que je
m'appelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me menace, le caporal et la
cantinière avaient échangé plusieurs mots sur son compte.

-- Ne m'accusez pas d'être une curieuse, lui dit la cantinière en cessant de le
tutoyer; c'est pour votre bien que je vous fais des questions. Qui
êtes-vous, là,
réellement?

Fabrice ne répondit pas d'abord; il considérait que jamais il ne pourrait trouver
d'amis plus dévoués pour leur demander conseil, et il avait un pressant
besoin de
conseils. Nous allons entrer dans une place de guerre, le gouverneur voudra
savoir qui je suis, et gare la prison si je fais voir par mes réponses que
je ne
connais personne au 4e régiment de hussards dont je porte l'uniforme! En sa
qualité de sujet de l'Autriche, Fabrice savait toute l'importance qu'il
faut attacher à
un passeport. Les membres de sa famille, quoique nobles et dévots, quoique
appartenant au parti vainqueur, avaient été vexés plus de vingt fois à
l'occasion de
leurs passeports; il ne fut donc nullement choqué de la question que lui
adressait
la cantinière. Mais comme, avant que de répondre, il cherchait les mots
français
les plus clairs, la cantinière, piquée d'une vive curiosité, ajouta pour
l'engager à
parler: Le caporal Aubry et moi nous allons vous donner de bons avis pour vous
conduire.

-- Je n'en doute pas, répondit Fabrice: je m'appelle Vasi et je suis de
Gênes; ma
soeur, célèbre par sa beauté, a épousé un capitaine. Comme je n'ai que dix-sept
ans, elle me faisait venir auprès d'elle pour me faire voir la France, et
me former
un peu; ne la trouvant pas à Paris et sachant qu'elle était à cette armée,
j'y suis
venu, je l'ai cherchée de tous les côtés sans pouvoir la trouver. Les soldats,
étonnés de mon accent, m'ont fait arrêter. J'avais de l'argent alors, j'en
ai donné au
gendarme, qui m'a remis une feuille de route, un uniforme et m'a dit: File,
et jure-
moi de ne jamais prononcer mon nom.

-- Comment s'appelait-il? dit la cantinière.

-- J'ai donné ma parole, dit Fabrice.

-- Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le
camarade ne doit
pas le nommer. Et comment s'appelle-t-il, ce capitaine, mari de votre soeur? Si
nous savons son nom nous pourrons le chercher.

-- Teulier, capitaine au 4e de hussards, répondit notre héros.

-- Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, à votre accent étranger,
les soldats
vous prirent pour un espion?

-- C'est là le mot infâme! s'écria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui
aime tant
l'Empereur et les Français! Et c'est par cette insulte que je suis le plus vexé.

-- Il n'y a pas d'insulte, voilà ce qui vous trompe; l'erreur des soldats
était fort
naturelle, reprit gravement le caporal Aubry.

Alors il lui expliqua avec beaucoup de pédanterie qu'à l'armée il faut
appartenir à
un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est tout simple qu'on vous
prenne
pour un espion. L'ennemi nous en lâche beaucoup: tout le monde trahit dans
cette guerre. Les écailles tombèrent des yeux de Fabrice; il comprit pour la
première fois qu'il avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois.

-- Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit la cantinière dont la
curiosité était
de plus en plus excitée. Fabrice obéit. Quand il eut fini:

-- Au fait, dit la cantinière parlant d'un air grave au caporal, cet enfant
n'est point
militaire; nous allons faire une vilaine guerre maintenant que nous sommes
battus
et trahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo ?

-- Et même, dit le caporal, qu'il ne sait pas charger son fusil, ni en
douze temps, ni
à volonté, c'est moi qui ai chargé le coup qui a descendu le Prussien.

-- De plus, il montre son argent à tout le monde, ajouta la cantinière; il
sera volé
de tout dès qu'il ne sera plus avec nous.

-- Le premier sous-officier de cavalerie qu'il rencontre, dit le caporal,
le confisque
à son profit pour se faire payer la goutte, et peut-être on le recrute pour
l'ennemi,
car tout le monde trahit. Le premier venu va lui ordonner de le suivre, et
il le
suivra; il ferait mieux d'entrer dans notre régiment.

-- Non pas, s'il vous plaît, caporal! s'écria vivement Fabrice; il est plus
commode
d'aller à cheval, et d'ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et vous
avez vu que je
manie un cheval.

Fabrice fut très fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte de la
longue discussion sur sa destinée future qui eut lieu entre le caporal et la
cantinière. Fabrice remarqua qu'en discutant ces gens répétaient trois ou quatre
fois toutes les circonstances de son histoire: les soupçons des soldats, le
gendarme lui vendant une feuille de route et un uniforme, la façon dont la
veille il
s'était trouvé faire partie de l'escorte du maréchal, l'Empereur vu au
galop, le
cheval escofié, etc., etc.

Avec une curiosité de femme, la cantinière revenait sans cesse sur la façon
dont
on l'avait dépossédé du bon cheval qu'elle lui avait fait acheter.

-- Tu t'es senti saisir par les pieds, on t'a fait passer doucement
par-dessus la
queue de ton cheval, et l'on t'a assis par terre! Pourquoi répéter si
souvent, se
disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien? Il ne
savait
pas encore que c'est ainsi qu'en France les gens du peuple vont à la
recherche des
idées.

Combien as-tu d'argent? lui dit tout à coup la cantinière. Fabrice n'hésita
pas à
répondre; il était sûr de la noblesse d'âme de cette femme: c'est là le
beau côté de
la France.

-- En tout, il peut me rester trente napoléons en or et huit ou dix écus de
cinq
francs.

-- En ce cas, tu as le champ libre! s'écria la cantinière; tire-toi du
milieu de cette
armée en déroute; jette-toi de côté, prends la première route un peu frayée
que tu
trouveras là sur ta droite; pousse ton cheval ferme, toujours t'éloignant
de l'armée.
A la première occasion achète des habits de pékin. Quand tu seras à huit ou dix
lieues, et que tu ne verras plus de soldats, prends la poste, et va te
reposer huit
jours et manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais à personne
que tu as été à l'armée les gendarmes te ramasseraient comme déserteur; et,
quoique tu sois bien gentil, mon petit, tu n'es pas encore assez fûté pour
répondre
à des gendarmes. Dès que tu auras sur le dos des habits de bourgeois,
déchire ta
feuille de route en mille morceaux et reprends ton nom véritable; dis que tu es
Vasi. Et d'où devra-t-il dire qu'il vient? fit-elle au caporal.

-- De Cambrai sur l'Escaut: c'est une bonne ville toute petite, entends-tu?
et où il
y a une cathédrale et Fénelon.

-- C'est ça, dit la cantinière; ne dis jamais que tu as été à la bataille,
ne souffle mot
de B***, ni du gendarme qui t'a vendu la feuille de route. Quand tu voudras
rentrer à Paris, rends-toi d'abord à Versailles, et passe la barrière de
Paris de ce
côté-là en flânant, en marchant à pied comme un promeneur. Couds tes
napoléons dans ton pantalon; et surtout quand tu as à payer quelque chose, ne
montre tout juste que l'argent qu'il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c'est
qu'on va t'empaumer, on va te chiper tout ce que tu as; et que feras-tu une
fois
sans argent? toi qui ne sais pas te conduire? etc.

La bonne cantinière parla longtemps encore; le caporal appuyait ses avis
par des
signes de tête, ne pouvant trouver jour à saisir la parole. Tout à coup
cette foule
qui couvrait la grande route, d'abord doubla le pas; puis, en un clin
d'oeil, passa le
petit fossé qui bordait la route à gauche, et se mit à fuir à toutes
jambes. -- Les
Cosaques! les Cosaques! criait-on de tous les côtés.

-- Reprends ton cheval! s'écria la cantinière.

-- Dieu m'en garde! dit Fabrice. Galopez! fuyez! je vous le donne. Voulez-vous
de quoi racheter une petite voiture? La moitié de ce que j'ai est à vous.

-- Reprends ton cheval, te dis-je! s'écria la cantinière en colère; et elle
se mettait
en devoir de descendre. Fabrice tira son sabre:-- Tenez-vous bien! lui
cria-t-il, et il
donna deux ou trois coups de plat de sabre au cheval, qui prit le galop et
suivit les
fuyards.

Notre héros regarda la grande route; naguère trois ou quatre mille
individus s'y
pressaient, serrés comme des paysans à la suite d'une procession. Après le
mot cosaques il n'y vit exactement plus personne; les fuyards avaient
abandonné
des shakos, des fusils, des sabres, etc. Fabrice, étonné, monta dans un champ à
droite du chemin, et qui était élevé de vingt ou trente pieds; il regarda
la grande
route des deux côtés et la plaine, il ne vit pas trace de cosaques. Drôles de gens,
que ces Français! se dit-il. Puisque je dois aller sur la droite,
pensa-t-il, autant
vaut marcher tout de suite; il est possible que ces gens aient pour courir une
raison que je ne connais pas. Il ramassa un fusil, vérifia qu'il était
chargé, remua la
poudre de l'amorce, nettoya la pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et
regarda encore de tous les côtés; il était absolument seul au milieu de
cette plaine
naguère si couverte de monde. Dans l'extrême lointain, il voyait les
fuyards qui
commençaient à disparaître derrière les arbres, et couraient toujours.
Voilà qui est
bien singulier! se dit-il; et, se rappelant la manoeuvre employée la veille
par le
caporal, il alla s'asseoir au milieu d'un champ de blé. Il ne s'éloignait
pas, parce
qu'il désirait revoir ses bons amis, la cantinière et le caporal Aubry.

Dans ce blé, il vérifia qu'il n'avait plus que dix-huit napoléons, au lieu
de trente
comme il le pensait; mais il lui restait de petits diamants qu'il avait
placés dans la
doublure des bottes du hussard, le matin, dans la chambre de la geôlière, à
B***.
Il cacha ses napoléons du mieux qu'il put, tout en réfléchissant profondément à
cette disparition si soudaine. Cela est-il d'un mauvais présage pour moi?
se disait-
il. Son principal chagrin était de ne pas avoir adressé cette question au
caporal
Aubry: Ai-je réellement assisté à une bataille? Il lui semblait que oui, et
il eût été
au comble du bonheur, s'il en eût été certain.

Toutefois, se dit-il, j'y ai assisté portant le nom d'un prisonnier,
j'avais la feuille de
route d'un prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son habit sur moi!
Voilà qui
est fatal pour l'avenir: qu'en eût dit l'abbé Blanès? Et ce malheureux
Boulot est
mort en prison! Tout cela est de sinistre augure; le destin me conduira en
prison.
Fabrice eût donné tout au monde pour savoir si le hussard Boulot était
réellement
coupable; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la geôlière de
B*** lui
avait dit que le hussard avait été ramassé non seulement pour des couverts
d'argent, mais encore pour avoir volé la vache d'un paysan, et battu le
paysan à
toute outrance: Fabrice ne doutait pas qu'il ne fût mis un jour en prison
pour une
faute qui aurait quelque rapport avec celle du hussard Boulot. Il pensait à
son ami
le curé Blanès; que n'eût-il pas donné pour pouvoir le consulter! Puis il
se rappela
qu'il n'avait pas écrit à sa tante depuis qu'il avait quitté Paris. Pauvre
Gina! se dit-
il, et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout à coup il entendit un
petit bruit tout
près de lui, c'était un soldat qui faisait manger le blé par trois chevaux
auxquels il
avait ôté la bride, et qui semblaient morts de faim; il les tenait par le
bridon.
Fabrice se leva comme un perdreau, le soldat eut peur. Notre héros le remarqua,
et céda au plaisir de jouer un instant le rôle de hussard.

-- Un de ces chevaux m'appartient, f...! s'écria-t-il, mais je veux bien te
donner
cinq francs pour la peine que tu as prise de me l'amener ici.

-- Est-ce que tu te fiches de moi? dit le soldat. Fabrice le mit en joue à
six pas de
distance.

-- Lâche le cheval ou je te brûle!

Le soldat avait son fusil en bandoulière, il donna un tour d'épaule pour le
reprendre.

-- Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s'écria Fabrice en lui
courant
dessus.

-- Eh bien! donnez les cinq francs et prenez un des chevaux, dit le soldat
confus,
après avoir jeté un regard de regret sur la grande route où il n'y avait
absolument
personne. Fabrice, tenant son fusil haut de la main gauche, de la droite
lui jeta
trois pièces de cinq francs.

-- Descends, ou tu es mort... Bride le noir et va-t'en plus loin avec les deux
autres... Je te brûle si tu remues.

Le soldat obéit en rechignant. Fabrice s'approcha du cheval et passa la
bride dans
son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui s'éloignait lentement; quand
Fabrice le vit à une cinquantaine de pas, il sauta lestement sur le cheval.
Il y était
à peine et cherchait l'étrier de droite avec le pied, lorsqu'il entendit
sifflerune balle
de fort près: c'était le soldat qui lui lâchait son coup de fusil. Fabrice,
transporté
de colère, se mit à galoper sur le soldat qui s'enfuit à toutes jambes, et
bientôt
Fabrice le vit monté sur un de ses deux chevaux et galopant. Bon, le voilà
hors de
portée, se dit-il. Le cheval qu'il venait d'acheter était magnifique, mais
paraissait
mourant de faim. Fabrice revint sur la grande route, où il n'y avait
toujours âme
qui vive; il la traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit
pli de
terrain sur la gauche où il espérait retrouver la cantinière; mais quand il
fut au
sommet de la petite montée il n'aperçut, à plus d'une lieue de distance, que
quelques soldats isolés. Il est écrit que je ne la reverrai plus, se dit-il
avec un
soupir, brave et bonne femme! Il gagna une ferme qu'il apercevait dans le
lointain
et sur la droite de la route. Sans descendre de cheval, et après avoir payé
d'avance, il fit donner de l'avoine à son pauvre cheval, tellement affamé qu'il
mordait la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la grande route
toujours dans le vague espoir de retrouver la cantinière, ou du moins le
caporal
Aubry. Allant toujours et regardant de tous les côtés il arriva à une rivière
marécageuse traversée par un pont en bois assez étroit. Avant le pont, sur la
droite de la route, était une maison isolée portant l'enseigne du Cheval
Blanc. Là,
je vais dîner, se dit Fabrice. Un officier de cavalerie avec le bras en
écharpe se
trouvait à l'entrée du pont; il était à cheval et avait l'air fort triste;
à dix pas de lui,
trois cavaliers à pied arrangeaient leurs pipes.

-- Voilà des gens, se dit Fabrice, qui m'ont bien la mine de vouloir
m'acheter mon
cheval encore moins cher qu'il ne m'a coûté. L'officier blessé et les trois
piétons le
regardaient venir et semblaient l'attendre. Je devrais bien ne pas passer
sur ce
pont, et suivre le bord de la rivière à droite, ce serait la route
conseillée par la
cantinière pour sortir d'embarras... Oui, se dit notre héros; mais si je
prends la
fuite, demain j'en serai tout honteux: d'ailleurs mon cheval a de bonnes
jambes,
celui de l'officier est probablement fatigué; s'il entreprend de me démonter je
galoperai. En faisant ces raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et
s'avançait au plus petit pas possible.

-- Avancez donc, hussard, lui cria l'officier d'un air d'autorité.

Fabrice avança quelques pas et s'arrêta.

-- Voulez-vous me prendre mon cheval? cria-t-il.

-- Pas le moins du monde; avancez.

Fabrice regarda l'officier: il avait des moustaches blanches, et l'air le
plus honnête
du monde; le mouchoir qui soutenait son bras gauche était plein de sang, et sa
main droite aussi était enveloppée d'un linge sanglant. Ce sont les piétons qui
vont sauter à la bride de mon cheval se dit Fabrice; mais, en y regardant
de près,
il vit que les piétons aussi étaient blessés.

-- Au nom de l'honneur, lui dit l'officier qui portait les épaulettes de
colonel,
restez ici en vedette, et dites à tous les dragons, chasseurs et hussards
que vous
verrez que le colonel Le Baron est dans l'auberge que voilà, et que je leur
ordonne
de venir me joindre. Le vieux colonel avait l'air navré de douleur; dès le
premier
mot il avait fait la conquête de notre héros, qui lui répondit avec bon sens:

-- Je suis bien jeune, monsieur, pour que l'on veuille m'écouter; il
faudrait un
ordre écrit de votre main.

-- Il a raison, dit le colonel en le regardant beaucoup, écris l'ordre, La
Rose, toi qui
as une main droite.

Sans rien dire, La Rose tira de sa poche un petit livret de parchemin, écrivit
quelques lignes, et, déchirant une feuille, la remit à Fabrice; le colonel
répéta
l'ordre à celui-ci, ajoutant qu'après deux heures de faction il serait
relevé, comme
de juste, par un des trois cavaliers blessés qui étaient avec lui. Cela
dit, il entra
dans l'auberge avec ses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait
immobile
au bout de son pont de bois, tant il avait été frappé par la douleur morne et
silencieuse de ces trois personnages. On dirait des génies enchantés, se dit-il.
Enfin il ouvrit le papier plié et lut l'ordre ainsi conçu:

«Le colonel Le Baron, du 6e dragons, commandant la seconde brigade de la
première division de cavalerie du 14e corps, ordonne à tous cavaliers, dragons,
chasseurs et hussards de ne point passer le pont, et de le rejoindre à
l'auberge du
Cheval Blanc, près le pont, où est son quartier général.

«Au quartier général, près le pont de la Sainte, le 19 juin 1815.

«Pour le colonel Le Baron, blessé au bras droit, et par son ordre, le
maréchal des
logis,

«LA ROSE. »

Il y avait à peine une demi-heure que Fabrice était en sentinelle au pont,
quand il
vit arriver six chasseurs montés et trois à pied; il leur communique l'ordre du
colonel. -- Nous allons revenir, disent quatre des chasseurs montés, et ils
passent
le pont au grand trot. Fabrice parlait alors aux deux autres. Durant la
discussion
qui s'animait, les trois hommes à pied passent le pont. Un des deux chasseurs
montés qui restaient finit par demander à revoir l'ordre, et l'emporte en
disant:

-- Je vais le porter à mes camarades qui ne manqueront pas de revenir,
attends-les
ferme. Et il part au galop; son camarade le suit. Tout cela fut fait en un
clin d'oeil.

Fabrice, furieux, appela un des soldats blessés, qui parut à une des
fenêtres du
Cheval Blanc. Ce soldat, auquel Fabrice vit des galons de maréchal des logis,
descendit et lui cria en s'approchant:

-- Sabre à la main donc! vous êtes en faction. Fabrice obéit, puis lui dit:

-- Ils ont emporté l'ordre.

-- Ils ont de l'humeur de l'affaire d'hier, reprit l'autre d'un air morne.
Je vais vous
donner un de mes pistolets; si l'on force de nouveau la consigne, tirez-le
en l'air,
je viendrai, ou le colonel lui-même paraîtra.

Fabrice avait fort bien vu un geste de surprise chez le maréchal des logis, à
l'annonce de l'ordre enlevé; il comprit que c'était une insulte personnelle
qu'on lui
avait faite, et se promit bien de ne plus se laisser jouer.

Armé du pistolet d'arçon du maréchal des logis, Fabrice avait repris
fièrement sa
faction lorsqu'il vit arriver à lui sept hussards montés: il s'était placé
de façon à
barrer le pont, il leur communique l'ordre du colonel, ils en ont l'air
fort contrarié,
le plus hardi cherche à passer. Fabrice suivant le sage précepte de son amie la
vivandière qui, la veille au matin, lui disait qu'il fallait piquer et non
sabrer,
abaisse la pointe de son grand sabre droit et fait mine d'en porter un coup
à celui
qui veut forcer la consigne.

-- Ah! il veut nous tuer, le blanc-bec! s'écrient les hussards, comme si nous
n'avions pas été assez tués hier! Tous tirent leurs sabres à la fois et
tombent sur
Fabrice, il se crut mort; mais il songea à la surprise du maréchal des
logis, et ne
voulut pas être méprisé de nouveau. Tout en reculant sur son pont, il
tâchait de
donner des coups de pointe. Il avait une si drôle de mine en maniant ce grand
sabre droit de grosse cavalerie, beaucoup plus lourd pour lui, que les hussards
virent bientôt à qui ils avaient affaire; ils cherchèrent alors non pas à
le blesser,
mais à lui couper son habit sur le corps. Fabrice reçut ainsi trois ou
quatre petits
coups de sabre sur les bras. Pour lui, toujours fidèle au précepte de la
cantinière,
il lançait de tout son coeur force coups de pointe. Par malheur un de ces
coups de
pointe blessa un hussard à la main: fort en colère d'être touché par un tel
soldat, il
riposta par un coup de pointe à fond qui atteignit Fabrice au haut de la
cuisse. Ce
qui fit porter le coup, c'est que le cheval de notre héros, loin de fuir la
bagarre,
semblait y prendre plaisir et se jeter sur les assaillants. Ceux-ci voyant
couler le
sang de Fabrice le long de son bras droit, craignirent d'avoir poussé le
jeu trop
avant, et, le poussant vers le parapet gauche du pont, partirent au galop.
Dès que
Fabrice eut un moment de loisir il tira en l'air son coup de pistolet pour
avertir le
colonel.

Quatre hussards montés et deux à pied, du même régiment que les autres,
venaient vers le pont et en étaient encore à deux cents pas lorsque le coup de
pistolet partit: ils regardaient fort attentivement ce qui se passait sur
le pont, et
s'imaginant que Fabrice avait tiré sur leurs camarades, les quatre à cheval
fondirent sur lui au galop et le sabre haut; c'était une véritable charge.
Le colonel
Le Baron, averti par le coup de pistolet, ouvrit la porte de l'auberge et
se précipita
sur le pont au moment où les hussards au galop y arrivaient, et il leur
intima lui-
même l'ordre de s'arrêter.

-- Il n'y a plus de colonel ici, s'écria l'un d'eux, et il poussa son
cheval. Le colonel
exaspéré interrompit la remontrance qu'il leur adressait, et, de sa main droite
blessée, saisit la rêne de ce cheval du côté hors du montoir.

-- Arrête! mauvais soldat, dit-il au hussard; je te connais, tu es de la
compagnie
du capitaine Henriet.

-- Eh bien! que le capitaine lui-même me donne l'ordre! Le capitaine
Henriet a été
tué hier, ajouta-t-il en ricanant; et va te faire f...

En disant ces paroles il veut forcer le passage et pousse le vieux colonel qui
tombe assis sur le pavé du pont. Fabrice, qui était à deux pas plus loin
sur le pont,
mais faisant face au côté de l'auberge, pousse son cheval, et tandis que le
poitrail
du cheval de l'assaillant jette par terre le colonel qui ne lâche point la
rêne hors du
montoir, Fabrice, indigné, porte au hussard un coup de pointe à fond. Par
bonheur le cheval du hussard, se sentant tiré vers la terre par la bride
que tenait le
colonel, fit un mouvement de côté, de façon que la longue lame du sabre de
grosse cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet du hussard et passa
tout entière
sous ses yeux. Furieux, le hussard se retourne et lance un coup de toutes ses
forces, qui coupe la manche de Fabrice et entre profondément dans son bras:
notre héros tombe.

Un des hussards démontés voyant les deux défenseurs du pont par terre, saisit
l'à-propos, saute sur le cheval de Fabrice et veut s'en emparer en le
lançant au
galop sur le pont.

Le maréchal des logis, en accourant de l'auberge, avait vu tomber son
colonel, et
le croyait gravement blessé. Il court après le cheval de Fabrice et plonge
la pointe
de son sabre dans les reins du voleur; celui-ci tombe. Les hussards, ne voyant
plus sur le pont que le maréchal des logis à pied, passent au galop et filent
rapidement. Celui qui était à pied s'enfuit dans la campagne.

Le maréchal des logis s'approcha des blessés. Fabrice s'était déjà relevé, il
souffrait peu, mais perdait beaucoup de sang. Le colonel se releva plus
lentement; il était tout étourdi de sa chute, mais n'avait reçu aucune blessure.

-- Je ne souffre, dit-il au maréchal des logis, que de mon ancienne
blessure à la
main.

Le hussard blessé par le maréchal des logis mourait.

-- Le diable l'emporte! s'écria le colonel, mais, dit-il au maréchal des
logis et aux
deux autres cavaliers qui accouraient, songez à ce petit jeune homme que j'ai
exposé mal à propos. Je vais rester au pont moi-même pour tâcher d'arrêter ces
enragés. Conduisez le petit jeune homme à l'auberge et pansez son bras; prenez
une de mes chemises.




Livre Premier - Chapitre V.

Toute cette aventure n'avait pas duré une minute; les blessures de Fabrice
n'étaient rien; on lui serra le bras avec des bandes taillées dans la
chemise du
colonel. On voulait lui arranger un lit au premier étage de l'auberge:

-- Mais pendant que je serai ici bien choyé au premier étage, dit Fabrice au
maréchal des logis, mon cheval, qui est à l'écurie, s'ennuiera tout seul et
s'en ira
avec un autre maître.

-- Pas mal pour un conscrit! dit le maréchal des logis; et l'on établit
Fabrice sur de
la paille bien fraîche, dans la mangeoire même à laquelle son cheval était
attaché.

Puis, comme Fabrice se sentait très faible, le maréchal des logis lui
apporta une
écuelle de vin chaud et fit un peu la conversation avec lui. Quelques
compliments
inclus dans cette conversation mirent notre héros au troisième ciel.

Fabrice ne s'éveilla que le lendemain au point du jour; les chevaux
poussaient de
longs hennissements et faisaient un tapage affreux; l'écurie se remplissait de
fumée. D'abord Fabrice ne comprenait rien à tout ce bruit, et ne savait
même où il
était; enfin à demi étouffé par la fumée, il eut l'idée que la maison
brûlait; en un
clin d'oeil il fut hors de l'écurie et à cheval. Il leva la tête; la fumée
sortait avec
violence par les deux fenêtres au-dessus de l'écurie et le toit était
couvert d'une
fumée noire qui tourbillonnait. Une centaine de fuyards étaient arrivés dans la
nuit à l'auberge du Cheval Blanc; tous criaient et juraient. Les cinq ou
six que
Fabrice put voir de près lui semblèrent complètement ivres; l'un d'eux voulait
l'arrêter et lui criait: Où emmènes-tu mon cheval?

Quand Fabrice fut à un quart de lieue, il tourna la tête; personne ne le
suivait, la
maison était en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa à sa blessure
et sentit
son bras serré par des bandes et fort chaud. Et le vieux colonel, que sera-t-il
devenu? Il a donné sa chemise pour panser mon bras. Notre héros était ce matin-
là du plus beau sang-froid du monde; la quantité de sang qu'il avait perdue
l'avait
délivré de toute la partie romanesque de son caractère.

Adroite! se dit-il, et filons. Il se mit tranquillement à suivre le cours
de la rivière
qui, après avoir passé sous le pont, coulait vers la droite de la route. Il
se rappelait
les conseils de la bonne cantinière. Quelle amitié! se disait-il, quel
caractère
ouvert!

Après une heure de marche, il se trouva très faible. Ah çà! vais-je
m'évanouir? se
dit-il: si je m'évanouis, on me vole mon cheval, et peut-être mes habits,
et avec les
habits le trésor. Il n'avait plus la force de conduire son cheval, et il
cherchait à se
tenir en équilibre, lorsqu'un paysan, qui bêchait dans un champ à côté de la
grande route, vit sa pâleur et vint lui offrir un verre de bière et du pain.

-- A vous voir si pâle, j'ai pensé que vous étiez un des blessés de la grande
bataille! lui dit le paysan. Jamais secours ne vint plus à propos. Au moment où
Fabrice mâchait le morceau de pain noir, les yeux commençaient à lui faire mal
quand il regardait devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia. Et
où suis-je?
demanda-t-il. Le paysan lui apprit qu'à trois quarts de lieue plus loin se
trouvait le
bourg de Zonders, où il serait très bien soigné. Fabrice arriva dans ce
bourg, ne
sachant pas trop ce qu'il faisait, et ne songeant à chaque pas qu'à ne pas
tomber
de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra: c'était l'auberge de
l'Etrille.
Aussitôt accourut la bonne maîtresse de la maison, femme énorme; elle appela
du secours d'une voix altérée par la pitié. Deux jeunes filles aidèrent
Fabrice à
mettre pied à terre; à peine descendu de cheval, il s'évanouit complètement. Un
chirurgien fut appelé, on le saigna. Ce jour-là et ceux qui suivirent,
Fabrice ne
savait pas trop ce qu'on lui faisait, il dormait presque sans cesse.

Le coup de pointe à la cuisse menaçait d'un dépôt considérable. Quand il
avait sa
tête à lui, il recommandait qu'on prît soin de son cheval, et répétait
souvent qu'il
paierait bien, ce qui offensait la bonne maîtresse de l'auberge et ses
filles. Il y
avait quinze jours qu'il était admirablement soigné, et il commençait à
reprendre
un peu ses idées, lorsqu'il s'aperçut un soir que ses hôtesses avaient
l'air fort
troublé. Bientôt un officier allemand entra dans sa chambre: on se servait
pour lui
répondre d'une langue qu'il n'entendait pas; mais il vit bien qu'on parlait
de lui; il
feignit de dormir. Quelque temps après, quand il pensa que l'officier
pouvait être
sorti, il appela ses hôtesses:

-- Cet officier ne vient-il pas m'écrire sur une liste et me faire prisonnier?
L'hôtesse en convint les larmes aux yeux.

-- Eh bien! il y a de l'argent dans mon dolman! s'écria-t-il en se relevant
sur son
lit, achetez-moi des habits bourgeois, et, cette nuit, je pars sur mon
cheval. Vous
m'avez déjà sauvé la vie une fois en me recevant au moment où j'allais tomber
mourant dans la rue; sauvez-la-moi encore en me donnant les moyens de
rejoindre ma mère.

En ce moment, les filles de l'hôtesse se mirent à fondre en larmes; elles
tremblaient pour Fabrice; et comme elles comprenaient à peine le français,
elles
s'approchèrent de son lit pour lui faire des questions. Elles discutèrent
en flamand
avec leur mère; mais, à chaque instant, des yeux attendris se tournaient
vers notre
héros; il crut comprendre que sa fuite pouvait les compromettre gravement, mais
qu'elles voulaient bien en courir la chance. Il les remercia avec effusion
et en
joignant les mains. Un juif du pays fournit un habillement complet; mais, quand
il l'apporta vers les dix heures du soir, ces demoiselles reconnurent, en
comparant
l'habit avec le dolman de Fabrice, qu'il fallait le rétrécir infiniment.
Aussitôt elles
se mirent à l'ouvrage; il n'y avait pas de temps à perdre. Fabrice indiqua
quelques
napoléons cachés dans ses habits, et pria ses hôtesses de les coudre dans les
vêtements qu'on venait d'acheter. On avait apporté avec les habits une
belle paire
de bottes neuves. Fabrice n'hésita point à prier ces bonnes filles de
couper les
bottes à la hussarde à l'endroit qu'il leur indiqua, et l'on cacha ses
petits diamants
dans la doublure des nouvelles bottes.

Par un effet singulier de la perte du sang et de la faiblesse qui en était
la suite,
Fabrice avait presque tout à fait oublié le français; il s'adressait en
italien à ses
hôtesses, qui parlaient un patois flamand, de façon que l'on s'entendait
presque
uniquement par signes. Quand les jeunes filles, d'ailleurs parfaitement
désintéressées, virent les diamants, leur enthousiasme pour lui n'eut plus de
bornes; elles le crurent un prince déguisé. Aniken, la cadette et la plus
naïve,
l'embrassa sans autre façon. Fabrice, de son côté, les trouvait charmantes;
et vers
minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu de vin, à cause de la
route qu'il
allait entreprendre, il avait presque envie de ne pas partir. Où
pourrais-je être
mieux qu'ici? disait-il. Toutefois, sur les deux heures du matin, il
s'habilla. Au
moment de sortir de sa chambre, la bonne hôtesse lui apprit que son cheval
avait
été emmené par l'officier qui, quelques heures auparavant, était venu faire
la visite
de la maison.

-- Ah! canaille! s'écriait Fabrice en jurant, à un blessé! Il n'était pas assez
philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler à quel prix lui-même avait
acheté ce
cheval.

Aniken lui apprit en pleurant qu'on avait loué un cheval pour lui; elle eût
voulu
qu'il ne partît pas; les adieux furent tendres. Deux grands jeunes gens,
parents de
la bonne hôtesse, portèrent Fabrice sur la selle; pendant la route ils le
soutenaient
à cheval, tandis qu'un troisième, qui précédait le petit convoi de quelques
centaines de pas, examinait s'il n'y avait point de patrouille suspecte sur les
chemins. Après deux heures de marche, on s'arrêta chez une cousine de l'hôtesse
de l'Etrille. Quoi que Fabrice pût leur dire, les jeunes gens qui
l'accompagnaient
ne voulurent jamais le quitter; ils prétendaient qu'ils connaissaient mieux que
personne les passages dans les bois.

-- Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et qu'on ne vous verra pas dans
le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice.

On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint à paraître, la
plaine était
couverte d'un brouillard épais. Vers les huit heures du matin, l'on arriva près
d'une petite ville. L'un des jeunes gens se détacha pour voir si les
chevaux de la
poste avaient été volés. Le maître de poste avait eu le temps de les faire
disparaître, et de recruter des rosses infâmes dont il avait garni ses
écuries. On
alla chercher deux chevaux dans les marécages où ils étaient cachés, et, trois
heures après, Fabrice monta dans un petit cabriolet tout délabré, mais
attelé de
deux bons chevaux de poste. Il avait repris des forces. Le moment de la
séparation avec les jeunes gens, parents de l'hôtesse, fut du dernier
pathétique;
jamais, quelque prétexte aimable que Fabrice pût trouver, ils ne voulurent
accepter d'argent.

-- Dans votre état, monsieur, vous en avez plus de besoin que nous, répondaient
toujours ces braves jeunes gens. Enfin ils partirent avec des lettres où
Fabrice, un
peu fortifié par l'agitation de la route avait essayé de faire connaître à
ses hôtesses
tout ce qu'il sentait pour elles. Fabrice écrivait les larmes aux yeux, et
il y avait
certainement de l'amour dans la lettre adressée à la petite Aniken.

Le reste du voyage n'eut rien que d'ordinaire. En arrivant à Amiens il
souffrait
beaucoup du coup de pointe qu'il avait reçu à la cuisse; le chirurgien de
campagne n'avait pas songé à débrider la plaie, et malgré les saignées, il
s'y était
formé un dépôt. Pendant les quinze jours que Fabrice passa dans l'auberge
d'Amiens, tenue par une famille complimenteuse et avide, les alliés
envahissaient
la France, et Fabrice devint comme un autre homme, tant il fit de réflexions
profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n'était resté
enfant que sur
un point: ce qu'il avait vu était-ce une bataille, et en second lieu, cette
bataille
était-elle Waterloo? Pour la première fois de sa vie il trouva du plaisir à
lire; il
espérait toujours trouver dans les journaux, ou dans les récits de la bataille,
quelque description qui lui permettrait de reconnaître les lieux qu'il avait
parcourus à la suite du maréchal Ney, et plus tard avec l'autre général.
Pendant
son séjour à Amiens, il écrivit presque tous les jours à ses bonnes amies de
l'Etrille. Dès qu'il fut guéri, il vint à Paris; il trouva à son ancien
hôtel vingt lettres
de sa mère et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus vite. Une
dernière
lettre de la comtesse Pietranera avait un certain tour énigmatique qui
l'inquiéta
fort, cette lettre lui enleva toutes ses rêveries tendres. C'était un
caractère auquel il
ne fallait qu'un mot pour prévoir facilement les plus grands malheurs; son
imagination se chargeait ensuite de lui peindre ces malheurs avec les
détails les
plus horribles.

«Garde-toi bien de signer les lettres que tu écris pour donner de tes
nouvelles, lui
disait la comtesse. A ton retour tu ne dois point venir d'emblée sur le lac de
Côme: arrête-toi à Lugano, sur le territoire suisse. » Il devait arriver
dans cette
petite ville sous le nom de Cavi; il trouverait à la principale auberge le
valet de
chambre de la comtesse, qui lui indiquerait ce qu'il fallait faire. Sa
tante finissait
par ces mots: «Cache par tous les moyens possibles la folie que tu as faite, et
surtout ne conserve sur toi aucun papier imprimé ou écrit; en Suisse tu seras
environné des amis de Sainte-Marguerite. [M. Pellico a rendu ce nom européen,
c'est celui de la rue de Milan où se trouvent le palais et les prisons de
la police.] Si
j'ai assez d'argent, lui disait la comtesse, j'enverrai quelqu'un à Genève,
à l'hôtel
des Balances, et tu auras des détails que je ne puis écrire et qu'il faut
pourtant que
tu saches avant d'arriver. Mais, au nom de Dieu, pas un jour de plus à
Paris; tu y
serais reconnu par nos espions. » L'imagination de Fabrice se mit à se
figurer les
choses les plus étranges, et il fut incapable de tout autre plaisir que
celui de
chercher à deviner ce que sa tante pouvait avoir à lui apprendre de si étrange.
Deux fois, en traversant la France, il fut arrêté; mais il sut se dégager;
il dut ces
désagréments à son passeport italien et à cette étrange qualité de marchand de
baromètres, qui n'était guère d'accord avec sa figure jeune et son bras en
écharpe.

Enfin, dans Genève, il trouva un homme appartenant à la comtesse qui lui
raconta de sa part, que lui, Fabrice, avait été dénoncé à la police de
Milan comme
étant allé porter à Napoléon des propositions arrêtées par une vaste
conspiration
organisée dans le ci-devant royaume d'Italie. Si tel n'eût pas été le but
de son
voyage, disait la dénonciation, à quoi bon prendre un nom supposé? Sa mère
chercherait à prouver ce qui était vrai; c'est-à-dire:

1 Qu'il n'était jamais sorti de la Suisse:

2 Qu'il avait quitté le château à l'improviste à la suite d'une querelle
avec son
frère aîné.

Ace récit, Fabrice eut un sentiment d'orgueil. J'aurais été une sorte d'ambassadeur
auprès de Napoléon! se dit-il; j'aurais eu l'honneur de parler à ce grand
homme,
plût à Dieu! Il se souvint que son septième aïeul, le petit-fils de celui
qui arriva à
Milan à la suite de Sforce, eut l'honneur d'avoir la tête tranchée par les
ennemis
du duc, qui le surprirent comme il allait en Suisse porter des propositions aux
louables cantons et recruter des soldats. Il voyait des yeux de l'âme l'estampe
relative à ce fait, placée dans la généalogie de la famille. Fabrice, en
interrogeant
ce valet de chambre, le trouva outré d'un détail qui enfin lui échappa, malgré
l'ordre exprès de le lui taire, plusieurs fois répété par la comtesse.
C'était Ascagne,
son frère aîné, qui l'avait dénoncé à la police de Milan. Ce mot cruel donna
comme un accès de folie à notre héros. De Genève pour aller en Italie on passe
par Lausanne; il voulut partir à pied et sur-le-champ, et faire ainsi dix
ou douze
lieues, quoique la diligence de Genève à Lausanne dût partir deux heures plus
tard. Avant de sortir de Genève, il se prit de querelle dans un des tristes
cafés du
pays, avec un jeune homme qui le regardait, disait-il, d'une façon
singulière. Rien
de plus vrai, le jeune Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant qu'à
l'argent, le croyait fou; Fabrice en entrant avait jeté des regards
furibonds de tous
les côtés, puis renversé sur son pantalon la tasse de café qu'on lui
servait. Dans
cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout à fait du XVle
siècle: au
lieu de parler du duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta
sur lui pour
l'en percer. En ce moment de passion, Fabrice oubliait tout ce qu'il avait
appris
sur les règles de l'honneur, et revenait à l'instinct, ou, pour mieux dire, aux
souvenirs de la première enfance.

L'homme de confiance intime qu'il trouva dans Lugano augmenta sa fureur en lui
donnant de nouveaux détails. Comme Fabrice était aimé à Grianta, personne
n'eût prononcé son nom, et sans l'aimable procédé de son frère, tout le
monde eût
feint de croire qu'il était à Milan, et jamais l'attention de la police de
cette ville
n'eût été appelée sur son absence.

-- Sans doute les douaniers ont votre signalement lui dit l'envoyé de sa
tante, et si
nous suivons la grande route, à la frontière du royaume lombardo-vénitien, vous
serez arrêté.

Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne qui
sépare
Lugano du lac de Côme: ils se déguisèrent en chasseurs, c'est-à-dire en
contrebandiers, et comme ils étaient trois et porteurs de mines assez
résolues, les
douaniers qu'ils rencontrèrent ne songèrent qu'à les saluer. Fabrice
s'arrangea de
façon à n'arriver au château que vers minuit; à cette heure, son père et
tous les
valets de chambre portant de la poudre étaient couchés depuis longtemps. Il
descendit sans peine dans le fossé profond et pénétra dans le château par
la petite
fenêtre d'une cave: c'est là qu'il était attendu par sa mère et sa tante,
bientôt ses
soeurs accoururent. Les transports de tendresse et les larmes se succédèrent
pendant longtemps, et l'on commençait à peine à parler raison lorsque les
premières lueurs de l'aube vinrent avertir ces êtres qui se croyaient
malheureux,
que le temps volait.

-- J'espère que ton frère ne se sera pas douté de ton arrivée, lui dit madame
Pietranera; je ne lui parlais guère depuis sa belle équipée, ce dont son amour-
propre me faisait l'honneur d'être fort piqué: ce soir à souper j'ai daigné lui
adresser la parole; j'avais besoin de trouver un prétexte pour cacher la
joie folle
qui pouvait lui donner des soupçons. Puis, lorsque je me suis aperçue qu'il
était
tout fier de cette prétendue réconciliation, j'ai profité de sa joie pour
le faire boire
d'une façon désordonnée, et certainement il n'aura pas songé à se mettre en
embuscade pour continuer son métier d'espion.

-- C'est dans ton appartement qu'il faut cacher notre hussard, dit la
marquise, il ne
peut partir tout de suite dans ce premier moment, nous ne sommes pas assez
maîtresses de notre raison, et il s'agit de choisir la meilleure façon de mettre en
défaut cette terrible police de Milan.

On suivit cette idée; mais le marquis et son fils aîné remarquèrent, le
jour d'après,
que la marquise était sans cesse dans la chambre de sa belle-soeur. Nous ne
nous
arrêterons pas à peindre les transports de tendresse et de joie qui ce
jour-là encore
agitèrent ces êtres si heureux. Les coeurs italiens sont, beaucoup plus que les
nôtres, tourmentés par les soupçons et par les idées folles que leur
présente une
imagination brûlante, mais en revanche leurs joies sont bien plus intenses et
durent plus longtemps. Ce jour-là la comtesse et la marquise étaient absolument
privées de leur raison; Fabrice fut obligé de recommencer tous ses récits:
enfin on
résolut d'aller cacher la joie commune à Milan, tant il sembla difficile de se
dérober plus longtemps à la police du marquis et de son fils Ascagne.

On prit la barque ordinaire de la maison pour aller à Côme; en agir
autrement eût
été réveiller mille soupçons; mais en arrivant au port de Côme la marquise se
souvint qu'elle avait oublié à Grianta des papiers de la dernière
importance: elle se
hâta d'y envoyer les bateliers, et ces hommes ne purent faire aucune
remarque sur
la manière dont ces deux dames employaient leur temps à Côme. A peine
arrivées, elles louèrent au hasard une de ces voitures qui attendent
pratique près
de cette haute tour du moyen âge qui s'élève au-dessus de la porte de Milan. On
partit à l'instant même sans que le cocher eût le temps de parler à
personne. A un
quart de lieue de la ville on trouva un jeune chasseur de la connaissance
de ces
dames, et qui par complaisance, comme elles n'avaient aucun homme avec elles,
voulut bien leur servir de chevalier jusqu'aux portes de Milan, où il se
rendait en
chassant. Tout allait bien, et ces dames faisaient la conversation la plus
joyeuse
avec le jeune voyageur, lorsqu'à un détour que fait la route pour tourner la
charmante colline et le bois de San-Giovanni, trois gendarmes déguisés
sautèrent
à la bride des chevaux.-- Ah! mon mari nous a trahis! s'écria la marquise,
et elle
s'évanouit. Un maréchal des logis qui était resté un peu en arrière
s'approcha de la
voiture en trébuchant, et dit d'une voix qui avait l'air de sortir du cabaret:

-- Je suis fâché de la mission que j'ai à remplir, mais je vous arrête,
général Fabio
Conti.

Fabrice crut que le maréchal des logis lui faisait une mauvaise plaisanterie en
l'appelant général. Tu me le paieras, se dit-il; il regardait les gendarmes
déguisés et guettait le moment favorable pour sauter à bas de la voiture et se
sauver à travers champs.

La comtesse sourit à tout hasard, je crois, puis dit au maréchal des logis:

-- Mais, mon cher maréchal, est-donc cet enfant de seize ans que vous prenez
pour le général Conti?

-- N'êtes-vous pas la fille du général? dit le maréchal des logis.

-- Voyez mon père, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes furent
saisis d'un rire fou.

-- Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le maréchal des logis
piqué de la
gaieté générale.

-- Ces dames n'en prennent jamais pour aller à Milan, dit le cocher d'un
air froid
et philosophique; elles viennent de leur château de Grianta. Celle-ci est
madame
la comtesse Pietranera, celle-là, madame la marquise del Dongo.

Le maréchal des logis, tout déconcerté, passa à la tête des chevaux, et là tint
conseil avec ses hommes. La conférence durait bien depuis cinq minutes, lorsque
la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture fût
avancée
de quelques pas et placée à l'ombre; la chaleur était accablante, quoiqu'il
ne fût
que onze heures du matin, Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les
côtés, cherchant le moyen de se sauver, vit déboucher d'un petit sentier à
travers
champs, et arriver sur la grande route, couverte de poussière, une jeune
fille de
quatorze à quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle
s'avançait
à pied entre deux gendarmes en uniforme, et, à trois pas derrière elle,
aussi entre
deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui affectait des airs de dignité
comme un préfet suivant une procession.

-- Où les avez-vous donc trouvés? dit le maréchal des logis tout à fait
ivre en ce
moment.

-- Se sauvant à travers champs, et pas plus de passeports que sur la main.

Le maréchal des logis parut perdre tout à fait la tête; il avait devant lui
cinq
prisonniers au lieu de deux qu'il lui fallait. Il s'éloigna de quelques
pas, ne laissant
qu'un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la majesté, et un
autre pour
empêcher les chevaux d'avancer.

-- Reste, dit la comtesse à Fabrice qui déjà avait sauté à terre, tout va
s'arranger.

On entendit un gendarme s'écrier:

-- Qu'importe! s'ils n'ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout
de même.
Le maréchal des logis semblait n'être pas tout à fait aussi décidé; le nom
de la
comtesse Pietranera lui donnait de l'inquiétude, il avait connu le général,
dont il
ne savait pas la mort. Le général n'est pas un homme à ne pas se venger si
j'arrête
sa femme mal à propos, se disait-il.

Pendant cette délibération qui fut longue, la comtesse avait lié
conversation avec
la jeune fille qui était à pied sur la route et dans la poussière à côté de
la calèche;
elle avait été frappée de sa beauté.

-- Le soleil va vous faire mal, mademoiselle; ce brave soldat, ajouta-t-elle en
parlant au gendarme placé à la tête des chevaux, vous permettra bien de monter
en calèche.

Fabrice, qui rôdait autour de la voiture, s'approcha pour aider la jeune
fille à
monter. Celle-ci s'élançait déjà sur le marchepied, le bras soutenu par
Fabrice,
lorsque l'homme imposant, qui était à six pas en arrière de la voiture,
cria d'une
voix grossie par la volonté d'être digne:

-- Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous
appartient pas.

Fabrice n'avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de monter
dans la
calèche, voulut redescendre, et Fabrice continuant à la soutenir elle tomba
dans
ses bras. Il sourit, elle rougit profondément; ils restèrent un instant à
se regarder
après que la jeune fille se fut dégagée de ses bras.

-- Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice: quelle pensée
profonde sous ce front! elle saurait aimer.

Le maréchal des logis s'approcha d'un air d'autorité:

-- Laquelle de ces dames se nomme Clélia Conti?

-- Moi, dit la jeune fille.

-- Et moi, s'écria l'homme âgé, je suis le général Fabio Conti, chambellan de
S.A.S. monseigneur le prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu'un homme
de ma sorte soit traqué comme un voleur.

-- Avant-hier, en vous embarquant au port de Côme, n'avez-vous pas envoyé
promener l'inspecteur de police qui vous demandait votre passeport? Eh bien!
aujourd'hui il vous empêche de vous promener.

-- Je m'éloignais déjà avec ma barque, j'étais pressé, le temps étant à
l'orage; un
homme sans uniforme m'a crié du quai de rentrer au port, je lui ai dit mon
nom et
j'ai continué mon voyage.

-- Et ce matin vous vous êtes enfui de Côme?

-- Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir le
lac. Ce matin, à Côme, on m'a dit que je serais arrêté à la porte, je suis
sorti à pied
avec ma fille; j'espérais trouver sur la route quelque voiture qui me
conduirait
jusqu'à Milan, où certes ma première visite sera pour porter mes plaintes au
général commandant la province.

Le maréchal des logis parut soulagé d'un grand poids.

-- Eh bien! général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan. Et
vous, qui
êtes-vous? dit-il à Fabrice.

-- Mon fils, reprit la comtesse: Ascagne, fils du général de division
Pietranera.

-- Sans passeport, madame la comtesse? dit le maréchal des logis fort radouci.

-- A son âge il n'en a jamais pris; il ne voyage jamais seul, il est
toujours avec
moi.

Pendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en plus
offensée
avec les gendarmes.

-- Pas tant de paroles, lui dit l'un d'eux, vous êtes arrêté, suffit!

-- Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous consentions
à ce
que vous louiez un cheval de quelque paysan; autrement, malgré la poussière et
la chaleur, et le grade de chambellan de Parme, vous marcherez fort bien à pied
au milieu de nos chevaux.

Le général se mit à jurer.

-- Veux-tu bien te taire! reprit le gendarme. Où est ton uniforme de
général? Le
premier venu ne peut-il pas dire qu'il est général?

Le général se fâcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient
beaucoup
mieux dans la calèche.

La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s'ils eussent été ses gens.
Elle
venait de donner un écu à l'un d'eux pour aller chercher du vin et surtout
de l'eau
fraîche dans une cassine que l'on apercevait à deux cents pas. Elle avait
trouvé le
temps de calmer Fabrice, qui, à toute force, voulait se sauver dans le bois qui
couvrait la colline; j'ai de bons pistolets, disait-il. Elle obtint du
général irrité qu'il
laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette occasion, le général,
qui aimait à
parler de lui et de sa famille, apprit à ces dames que sa fille n'avait que
douze ans,
étant née en I803, le 27 octobre; mais tout le monde lui donnait quatorze ou
quinze ans, tant elle avait de raison.

Homme tout à fait commun, disaient les yeux de la comtesse à la marquise.
Grâce à la comtesse, tout s'arrangea après un colloque d'une heure. Un
gendarme,
qui se trouva avoir affaire dans le village voisin, loua son cheval au
général Conti,
après que la comtesse lui eut dit: Vous aurez 10 francs. Le maréchal des logis
partit seul avec le général; les autres gendarmes restèrent sous un arbre en
compagnie avec quatre énormes bouteilles de vin, sorte de petites dames-
jeannes
, que le gendarme envoyé à la cassine avait rapportées, aidé par un
paysan. Clélia Conti fut autorisée par le digne chambellan à accepter, pour
revenir
à Milan, une place dans la voiture de ces dames, et personne ne songea à
arrêter
le fils du brave général comte Pietranera. Après les premiers moments
donnés à la
politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se terminer,
Clélia Conti remarqua la nuance d'enthousiasme avec laquelle une aussi belle
dame que la comtesse parlait à Fabrice; certainement elle n'était pas sa
mère. Son
attention fut surtout excitée par des allusions répétées à quelque chose
d'héroïque, de hardi, de dangereux au suprême degré, qu'il avait fait
depuis peu;
malgré toute son intelligence, la jeune Clélia ne put deviner de quoi il
s'agissait.

Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient respirer
encore tout le feu de l'action. Pour lui, il était un peu interdit de la
beauté si
singulière de cette jeune fille de douze ans, et ses regards la faisaient
rougir.

Une lieue avant d'arriver à Milan, Fabrice dit qu'il allait voir son oncle,
et prit
congé des dames.

-- Si jamais je me tire d'affaire, dit-il à Clélia, j'irai voir les beaux
tableaux de
Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom: Fabrice del Dongo?

-- Bon! dit la comtesse, voilà comme tu sais garder l'incognito! Mademoiselle,
daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s'appelle
Pietranera et
non del Dongo.

Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Renza, qui
conduit à
une promenade à la mode. L'envoi des deux domestiques en Suisse avait épuisé
les fort petites économies de la marquise et de sa soeur; par bonheur, Fabrice
avait encore quelques napoléons, et l'un des diamants, qu'on résolut de vendre.

Ces dames étaient aimées et connaissaient toute la ville; les personnages
les plus
considérables dans le parti autrichien et dévot allèrent parler en faveur
de Fabrice
au baron Binder, chef de la police. Ces messieurs ne concevaient pas,
disaient-ils,
comment l'on pouvait prendre au sérieux l'incartade d'un enfant de seize
ans qui
se dispute avec un frère aîné et déserte la maison paternelle.

-- Mon métier est de tout prendre au sérieux, répondait doucement le baron
Binder, homme sage et triste; il établissait alors cette fameuse police de
Milan, et
s'était engagé à prévenir une révolution comme celle de 1746, qui chassa les
Autrichiens de Gênes. Cette police de Milan, devenue depuis si célèbre par les
aventures de MM. Pellico et d'Andryane, ne fut pas précisément cruelle, elle
exécutait raisonnablement et sans pitié des lois sévères. L'empereur
François II
voulait qu'on frappât de terreur ces imaginations italiennes si hardies.

-- Donnez-moi jour par jour, répétait le baron Binder aux protecteurs de
Fabrice,
l'indication prouvée de ce qu'a fait le jeune marchesino del Dongo;
prenons-le
depuis le moment de son départ de Grianta, 8 mars, jusqu'à son arrivée,
hier soir,
dans cette ville, où il est caché dans une des chambres de l'appartement de sa
mère, et je suis prêt à le traiter comme le plus aimable et le plus
espiègle des
jeunes gens de la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir l'itinéraire du jeune
homme pendant toutes les journées qui ont suivi son départ de Grianta,
quels que
soient la grandeur de sa naissance et le respect que je porte aux amis de sa
famille, mon devoir n'est-il pas de le faire arrêter? Ne dois-je pas le
retenir en
prison jusqu'à ce qu'il m'ait donné la preuve qu'il n'est pas allé porter
des paroles
à Napoléon de la part de quelques mécontents qui peuvent exister en Lombardie
parmi les sujets de Sa Majesté Impériale et Royale? Remarquez encore,
messieurs, que si le jeune del Dongo parvient à se justifier sur ce point,
il restera
coupable d'avoir passé à l'étranger sans passeport régulièrement délivré,
et de plus
en prenant un faux nom et faisant usage sciemment d'un passeport délivré à un
simple ouvrier, c'est-à-dire à un individu d'une classe tellement au-dessous de
celle à laquelle il appartient.

Cette déclaration, cruellement raisonnable, était accompagnée de toutes les
marques de déférence et de respect que le chef de la police devait à la haute
position de la marquise del Dongo et à celle des personnages importants qui
venaient s'entremettre pour elle.

La marquise fut au désespoir quand elle apprit la réponse du baron Binder.

-- Fabrice va être arrêté, s'écria-t-elle en pleurant et une fois en
prison, Dieu sait
quand il en sortira! Son père le reniera!

Mme Pietranera et sa belle-soeur tinrent conseil avec deux ou trois amis
intimes,
et, quoi qu'ils pussent dire, la marquise voulut absolument faire partir
son fils dès
la nuit suivante.

-- Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait que
ton fils est
ici; cet homme n'est point méchant.

-- Non, mais il veut plaire à l'empereur François.

-- Mais s'il croyait utile à son avancement de jeter Fabrice en prison, il
y serait
déjà, et c'est lui marquer une défiance injurieuse que de le faire sauver.

-- Mais nous avouer qu'il sait où est Fabrice c'est nous dire: faites-le
partir! Non,
je ne vivrai pas tant que je pourrai me répéter: Dans un quart d'heure mon fils
peut être entre quatre murailles! Quelle que soit l'ambition du baron Binder,
ajoutait la marquise, il croit utile à sa position personnelle en ce pays
d'afficher
des ménagements pour un homme du rang de mon mari, et j'en vois une preuve
dans cette ouverture de coeur singulière avec laquelle il avoue qu'il sait où
prendre mon fils. Bien plus, le baron détaille complaisamment les deux
contraventions dont Fabrice est accusé d'après la dénonciation de son indigne
frère; il explique que ces deux contraventions emportent la prison;
n'est-ce pas
nous dire que si nous aimons mieux l'exil, c'est à nous de choisir?

-- Si tu choisis l'exil, répétait toujours la comtesse, de la vie nous ne
le reverrons.
Fabrice, présent à tout l'entretien, avec un des anciens amis de la marquise
maintenant conseiller au tribunal formé par l'Autriche, était grandement
d'avis de
prendre la clef des champs. Et, en effet, le soir même il sortit du palais
caché dans
la voiture qui conduisait au théâtre de la Scala sa mère et sa tante. Le
cocher, dont
on se défiait, alla faire comme d'habitude une station au cabaret, et
pendant que le
laquais, homme sûr, gardait les chevaux, Fabrice, déguisé en paysan, se glissa
hors de la voiture et sortit de la ville. Le lendemain matin il passa la frontière avec
le même bonheur, et quelques heures plus tard il était installé dans une
terre que
sa mère avait en Piémont, près de Novare, précisément à Romagnano, où Bayard
fut tué.

On peut penser avec quelle attention ces dames arrivées dans leur loge, à
la Scala,
écoutaient le spectacle. Elles n'y étaient allées que pour pouvoir consulter
plusieurs de leurs amis appartenant au parti libéral, et dont l'apparition
au palais
del Dongo eût pu être mal interprétée par la police. Dans la loge, il fut
résolu de
faire une nouvelle démarche auprès du baron Binder. Il ne pouvait pas être
question d'offrir une somme d'argent à ce magistrat parfaitement honnête
homme, et d'ailleurs ces dames étaient fort pauvres, elles avaient forcé
Fabrice à
emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant.

Il était fort important toutefois d'avoir le dernier mot du baron. Les amis
de la
comtesse lui rappelèrent un certain chanoine Borda, jeune homme fort aimable,
qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d'assez vilaines façons;
ne pouvant
réussir, il avait dénoncé son amitié pour Limercati au général Pietranera,
sur quoi
il avait été chassé comme un vilain. Or maintenant ce chanoine faisait tous les
soirs la partie de tarots de la baronne Binder, et naturellement était
l'ami intime du
mari. La comtesse se décida à la démarche horriblement pénible d'aller voir ce
chanoine; et le lendemain matin de bonne heure, avant qu'il sortît de chez
lui, elle
se fit annoncer.

Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse
Pietranera, cet homme fut ému au point d'en perdre la voix; il ne chercha
point à
réparer le désordre d'un négligé fort simple.

-- Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d'une voix éteinte. La comtesse
entra; Borda
se jeta à genoux.

-- C'est dans cette position qu'un malheureux fou doit recevoir vos ordres,
dit-il à
la comtesse qui ce matin-là, dans son négligé à demi-déguisement, était d'un
piquant irrésistible. Le profond chagrin de l'exil de Fabrice, la violence
qu'elle se
faisait pour paraître chez un homme qui en avait agi traîtreusement avec
elle, tout
se réunissait pour donner à son regard un éclat incroyable.

-- C'est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s'écria le
chanoine,
car il est évident que vous avez quelque service à me demander, autrement vous
n'auriez pas honoré de votre présence la pauvre maison d'un malheureux fou:
jadis transporté d'amour et de jalousie, il se conduisit avec vous comme un
lâche,
une fois qu'il vit qu'il ne pouvait vous plaire.

Ces paroles étaient sincères et d'autant plus belles que le chanoine jouissait
maintenant d'un grand pouvoir: la comtesse en fut touchée jusqu'aux larmes;
l'humiliation, la crainte glaçaient son âme, en un instant
l'attendrissement et un
peu d'espoir leur succédaient. D'un état fort malheureux elle passait en un
clin
d'oeil presque au bonheur.

-- Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lève-toi.
(Il faut
savoir qu'en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amitié tout
aussi bien
qu'un sentiment plus tendre.) Je viens te demander grâce pour mon neveu
Fabrice. Voici la vérité complète et sans le moindre déguisement comme on
la dit
à un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie;
nous étions
au château de Grianta, sur le lac de Côme. Un soir, à sept heures nous avons
appris, par un bateau de Côme, le débarquement de l'Empereur au golfe de Juan.
Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, après s'être fait
donner le
passeport d'un de ses amis du peuple, un marchand de baromètres nommé Vasi.
Comme il n'a pas l'air précisément d'un marchand de baromètres, à peine
avait-il
fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine on l'a arrêté; ses élans
d'enthousiasme en mauvais français semblaient suspects. Au bout de quelque
temps il s'est sauvé et a pu gagner Genève; nous avons envoyé à sa rencontre à
Lugano...

-- C'est-à-dire à Genève, dit le chanoine en souriant. La comtesse acheva
l'histoire.

-- Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine avec
effusion; je me mets entièrement à vos ordres. Je ferai même des imprudences,
ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment où ce pauvre salon sera
privé de
cette apparition céleste, et qui fait époque dans l'histoire de ma vie?

-- Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa
naissance, que vous avez vu naître cet enfant quand vous veniez chez nous, et
qu'enfin, au nom de l'amitié qu'il vous accorde, vous le suppliez
d'employer tous
ses espions à vérifier si, avant son départ pour la Suisse, Fabrice a eu la
moindre
entrevue avec aucun de ces libéraux qu'il surveille. Pour peu que le baron soit
bien servi, il verra qu'il s'agit ici uniquement d'une véritable étourderie de
jeunesse. Vous savez que j'avais, dans mon bel appartement du palais Dugnani,
les estampes des batailles gagnées par Napoléon: c'est en lisant les
légendes de
ces gravures que mon neveu apprit à lire. Dès l'âge de cinq ans mon pauvre mari
lui expliquait ces batailles; nous lui mettions sur la tête le casque de
mon mari,
l'enfant traînait son grand sabre. Eh bien! un beau jour, il apprend que le
dieu de
mon mari, que l'Empereur est de retour en France; il part pour le rejoindre,
comme un étourdi, mais il n'y réussit pas. Demandez à votre baron de quelle
peine il veut punir ce moment de folie.

-- J'oubliais une chose, s'écria le chanoine, vous allez voir que je ne
suis pas tout à
fait indigne du pardon que vous m'accordez. Voici, dit-il en cherchant sur
la table
parmi ses papiers, voici la dénonciation de cet infâme coltorto (hypocrite),
voyez, signée Ascanio Valserra del DONGO qui a commencé toute cette
affaire; je l'ai prise hier soir dans les bureaux de la police, et suis
allé à la Scala,
dans l'espoir de trouver quelqu'un allant d'habitude dans votre loge, par
lequel je
pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette pièce est à Vienne depuis
longtemps. Voilà l'ennemi que nous devons combattre. Le chanoine lut la
dénonciation avec la comtesse, et il fut convenu que dans la journée, il lui en
ferait tenir une copie par une personne sûre. Ce fut la joie dans le coeur
que la
comtesse rentra au palais del Dongo.

-- Il est impossible d'être plus galant homme que cet ancien coquin,
dit-elle à
la marquise; ce soir à la Scala, à dix heures trois quarts à l'horloge du
théâtre,
nous renverrons tout le monde de notre loge, nous éteindrons les bougies, nous
fermerons notre porte, et, à onze heures, le chanoine lui-même viendra nous
dire
ce qu'il a pu faire. C'est ce que nous avons trouvé de moins compromettant pour
lui.

Ce chanoine avait beaucoup d'esprit; il n'eut garde de manquer au
rendez-vous: il
y montra une bonté complète et une ouverture de coeur sans réserve que l'on ne
trouve guère que dans les pays où la vanité ne domine pas tous les
sentiments. Sa
dénonciation de la comtesse au général Pietranera, son mari, était un des
grands
remords de sa vie, et il trouvait un moyen d'abolir ce remords.

Le matin, quand la comtesse était sortie de chez lui: La voilà qui fait
l'amour avec
son neveu, s'était-il dit avec amertume, car il n'était point guéri.
Altière comme
elle l'est, être venue chez moi!... A la mort de ce pauvre Pietranera, elle
repoussa
avec horreur mes offres de service, quoique fort polies et très bien
présentées par
le colonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec 1 500
francs!
ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa chambre! Puis aller
habiter le château de Grianta avec un abominable secatore, ce marquis del
Dongo!... Tout s'explique maintenant! Au fait, ce jeune Fabrice est plein de
grâces, grand, bien fait, une figure toujours riante... et, mieux que cela,
un certain
regard chargé de douce volupté... une physionomie à la Corrège, ajoutait le
chanoine avec amertume.

La différence d'âge... point trop grande... Fabrice né après l'entrée des
Français,
vers 98, ce me semble; la comtesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans,
impossible d'être plus jolie, plus adorable; dans ce pays fertile en beautés, elle les
bat toutes; la Marini, la Gherardi, la Ruga, l'Aresi, la Pietragrua, elle
l'emporte sur
toutes ces femmes... Ils vivaient heureux cachés sur ce beau lac de Côme quand
le jeune homme a voulu rejoindre Napoléon... Il y a encore des âmes en
Italie! et,
quoi qu'on fasse! Chère patrie!... Non, continuait ce coeur enflammé par la
jalousie, impossible d'expliquer autrement cette résignation à végéter à la
campagne, avec le dégoût de voir tous les jours, à tous les repas cette
horrible
figure du marquis del Dongo, plus cette infâme physionomie blafarde du
marchesino Ascanio, qui sera pis que son père!... Eh bien! je la servirai
franchement. Au moins j'aurai le plaisir de la voir autrement qu'au bout de ma
lorgnette.

Le chanoine Borda expliqua fort clairement l'affaire à ces dames. Au fond,
Binder
était on ne peut pas mieux disposé; il était charmé que Fabrice eût pris la
clef des
champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne; car le Binder n'avait
pouvoir de décider de rien, il attendait des ordres pour cette affaire
comme pour
toutes les autres; il envoyait à Vienne chaque jour la copie exacte de
toutes les
informations: puis il attendait.

Il fallait que dans son exil à Romagnan Fabrice,

1: Ne manquât pas d'aller à la messe tous les jours, prît pour confesseur un
homme d'esprit, dévoué à la cause de la monarchie, et ne lui avouât, au
tribunal
de la pénitence, que des sentiments fort irréprochables;

2: Il ne devait fréquenter aucun homme passant pour avoir de l'esprit, et, dans
l'occasion, il fallait parler de la révolte avec horreur, et comme n'étant
jamais
permise;

3: Il ne devait point se faire voir au café, il ne fallait jamais lire
d'autres journaux
que les gazettes officielles de Turin et de Milan; en général, montrer du
dégoût
pour la lecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprimé après 1720,
exception tout au plus pour les romans de Walter Scott;

4: Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu'il fasse
ouvertement la cour à quelqu'une des jolies femmes du pays, de la classe noble,
bien entendu; cela montrera qu'il n'a pas le génie sombre et mécontent d'un
conspirateur en herbe.

Avant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice deux
lettres
infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété charmante tous les
conseils donnés par Borda.

Fabrice n'avait nulle envie de conspirer: il aimait Napoléon, et, en sa
qualité de
noble, se croyait fait pour être plus heureux qu'un autre et trouvait les
bourgeois
ridicules. Jamais il n'avait ouvert un livre depuis le collège, où il
n'avait lu que des
livres arrangés par les jésuites. Il s'établit à quelque distance de
Romagnan, dans
un palais magnifique, l'un des chefs-d'oeuvre du fameux architecte San-Micheli;
mais depuis trente ans on ne l'avait pas habité, de sorte qu'il pleuvait
dans toutes
les pièces et pas une fenêtre ne fermait. Il s'empara des chevaux de l'homme
d'affaires, qu'il montait sans façon toute la journée; il ne parlait point, et
réfléchissait. Le conseil de prendre une maîtresse dans une famille ultra lui
parut plaisant et il le suivit à la lettre. Il choisit pour confesseur un
jeune prêtre
intrigant qui voulait devenir évêque (comme le confesseur du Spielberg)
[Voir les
curieux Mémoires de M. Andryane, amusants comme un conte, et qui resteront
comme Tacite.]; mais il faisait trois lieues à pied et s'enveloppait d'un
mystère
qu'il croyait impénétrable, pour lire le Constitutionnel, qu'il trouvait
sublime:
cela est aussi beau qu'Alfieri et le Dante! s'écriait-il souvent. Fabrice
avait cette
ressemblance avec la jeunesse française qu'il s'occupait beaucoup plus
sérieusement de son cheval et de son journal que de sa maîtresse bien pensante.
Mais il n'y avait pas encore de place pour l'imitation des autres dans
cette âme
naïve et ferme, et il ne fit pas d'amis dans la société du gros bourg de
Romagnan;
sa simplicité passait pour de la hauteur; on ne savait que dire de ce
caractère.
C'est un cadet mécontent de n'être pas aîné, dit le curé.




Livre Premier - Chapitre VI.

Nous avouerons avec sincérité que la jalousie du chanoine Borda n'avait pas
absolument tort; à son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse
Pietranera comme un bel étranger qu'elle eût beaucoup connu jadis. S'il eût
parlé
d'amour, elle l'eût aimé; n'avait-elle pas déjà pour sa conduite et sa
personne une
admiration passionnée et pour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice l'embrassait
avec une telle effusion d'innocente reconnaissance et de bonne amitié,
qu'elle se
fût fait horreur à elle-même si elle eût cherché un autre sentiment dans cette
amitié presque filiale. Au fond, se disait la comtesse, quelques amis qui m'ont
connue il y a six ans, à la cour du prince Eugène, peuvent encore me
trouver jolie
et même jeune, mais pour lui je suis une femme respectable... et, s'il faut
tout dire
sans nul ménagement pour mon amour-propre, une femme âgée. La comtesse se
faisait illusion sur l'époque de la vie où elle était arrivée, mais ce
n'était pas à la
façon des femmes vulgaires. A son âge, d'ailleurs, ajoutait-elle, on
s'exagère un
peu les ravages du temps; un homme plus avancé dans la vie...

La comtesse, qui se promenait dans son salon, s'arrêta devant une glace, puis
sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le coeur de Mme Pietranera
était
attaqué d'une façon sérieuse et par un singulier personnage. Peu après le
départ
de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu'elle se l'avouât tout à
fait,
commençait déjà à s'occuper beaucoup de lui, était tombée dans une profonde
mélancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si l'on
ose ainsi
parler, sans saveur; elle se disait que Napoléon voulant s'attacher ses peuples
d'Italie prendrait Fabrice pour aide de camp.-- Il est perdu pour moi!
s'écriait-elle
en pleurant, je ne le reverrai plus; il m'écrira, mais que serai-je pour
lui dans dix
ans?

Ce fut dans ces dispositions qu'elle fit un voyage à Milan; elle espérait y
trouver
des nouvelles plus directes de Napoléon, et, qui sait, peut-être par
contrecoup des
nouvelles de Fabrice. Sans se l'avouer, cette âme active commençait à être bien
lasse de la vie monotone qu'elle menait à la campagne: c'est s'empêcher de
mourir, se disait-elle, ce n'est pas vivre. Tous les jours voir ces figures
poudrées ,
le frère, le neveu Ascagne, leurs valets de chambre! Que seraient les
promenades sur le lac sans Fabrice? Son unique consolation était puisée dans
l'amitié qui l'unissait à la marquise. Mais depuis quelque temps, cette
intimité
avec la mère de Fabrice, plus âgée qu'elle, et désespérant de la vie,
commençait à
lui être moins agréable.

Telle était la position singulière de Mme Pietranera: Fabrice parti, elle
espérait peu
de l'avenir; son coeur avait besoin de consolation et de nouveauté. Arrivée à
Milan, elle se prit de passion pour l'opéra à la mode; elle allait
s'enfermer toute
seule, durant de longues heures, à la Scala, dans la loge du général
Scotti, son
ancien ami. Les hommes qu'elle cherchait à rencontrer pour avoir des nouvelles
de Napoléon et de son armée lui semblaient vulgaires et grossiers. Rentrée chez
elle, elle improvisait sur son piano jusqu'à trois heures du matin. Un
soir, à la
Scala, dans la loge d'une de ses amies, où elle allait chercher des
nouvelles de
France, on lui présenta le comte Mosca, ministre de Parme: c'était un homme
aimable et qui parla de la France et de Napoléon de façon à donner à son coeur
de nouvelles raisons pour espérer ou pour craindre. Elle retourna dans
cette loge
le lendemain: cet homme d'esprit revint, et, tout le temps du spectacle,
elle lui
parla avec plaisir. Depuis le départ de Fabrice, elle n'avait pas trouvé
une soirée
vivante comme celle-là. Cet homme qui l'amusait, le comte Mosca della Rovere
Sorezana, était alors ministre de la guerre, de la police et des finances de ce
fameux prince de Parme, Ernest IV, si célèbre par ses sévérités que les
libéraux
de Milan appelaient des cruautés. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq
ans; il avait de grands traits, aucun vestige d'importance, et un air
simple et gai
qui prévenait en sa faveur; il eût été fort bien encore, si une bizarrerie
de son
prince ne l'eût obligé à porter de la poudre dans les cheveux comme gages de
bons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanité, on arrive
fort vite en Italie au ton de l'intimité, et à dire des choses personnelles. Le
correctif de cet usage est de ne pas se revoir si l'on s'est blessé.

-- Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit Mme Pietranera la
troisième fois qu'elle le voyait. De la poudre! un homme comme vous, aimable,
encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous!

-- C'est que je n'ai rien volé dans cette Espagne, et qu'il faut vivre.
J'étais fou de la
gloire; une parole flatteuse du général français, Gouvion-Saint-Cyr, qui nous
commandait, était alors tout pour moi. A la chute de Napoléon, il s'est trouvé
que, tandis que je mangeais mon bien à son service, mon père, homme
d'imagination et qui me voyait déjà général, me bâtissait un palais dans Parme.
En 1813, je me suis trouvé pour tout bien un grand palais à finir et une
pension.

-- Une pension: 3 500 francs, comme mon mari?

-- Le comte Pietranera était général de division. Ma pension, à moi, pauvre
chef
d'escadron, n'a jamais été que de 800 francs, et encore je n'en ai été payé que
depuis que je suis ministre des finances.

Comme il n'y avait dans la loge que la dame d'opinions fort libérales à
laquelle
elle appartenait, l'entretien continua avec la même franchise. Le comte Mosca,
interrogé, parla de sa vie à Parme. En Espagne, sous le général Saint-Cyr,
j'affrontais des coups de fusil pour arriver à la croix et ensuite à un peu
de gloire,
maintenant je m'habille comme un personnage de comédie pour gagner un grand
état de maison et quelques milliers de francs. Une fois entré dans cette
sorte de
jeu d'échecs, choqué des insolences de mes supérieurs, j'ai voulu occuper
une des
premières places; j'y suis arrivé: mais mes jours les plus heureux sont
toujours
ceux que de temps à autre je puis venir passer à Milan; là vit encore, ce me
semble, le coeur de votre armée d'Italie.

La franchise, la disinvoltura avec laquelle parlait ce ministre d'un
prince si
redouté piqua la curiosité de la comtesse; sur son titre elle avait cru
trouver un
pédant plein d'importance, elle voyait un homme qui avait honte de la
gravité de
sa place. Mosca lui avait promis de lui faire parvenir toutes les nouvelles de
France qu'il pourrait recueillir: c'était une grande indiscrétion à Milan,
dans le
mois qui précéda Waterloo; il s'agissait alors pour l'Italie d'être ou de
n'être pas;
tout le monde avait la fièvre, à Milan, d'espérance ou de crainte. Au
milieu de ce
trouble universel, la comtesse fit des questions sur le compte d'un homme qui
parlait si lestement d'une place si enviée et qui était sa seule ressource.

Des choses curieuses et d'une bizarrerie intéressante furent rapportées à Mme
Pietranera: Le comte Mosca della Rovere Sorezana, lui dit-on, est sur le
point de
devenir premier ministre et favori déclaré de Ranuce-Ernest IV, souverain
absolu
de Parme, et, de plus, l'un des princes les plus riches de l'Europe. Le
comte serait
déjà arrivé à ce poste suprême s'il eût voulu prendre une mine plus grave;
on dit
que le prince lui fait souvent la leçon à cet égard.

-- Qu'importent mes façons à Votre Altesse, répond-il librement, si je fais
bien
ses affaires?

-- Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, n'est pas sans épines. Il faut
plaire à un
souverain, homme de sens et d'esprit sans doute, mais qui, depuis qu'il est
monté
sur un trône absolu, semble avoir perdu la tête et montre, par exemple, des
soupçons dignes d'une femmelette.

Ernest IV n'est brave qu'à la guerre. Sur les champs de bataille, on l'a vu
vingt fois
guider une colonne à l'attaque en brave général; mais après la mort de son père
Ernest III, de retour dans ses états, où, pour son malheur, il possède un
pouvoir
sans limites, il s'est mis à déclamer follement contre les libéraux et la liberté.
Bientôt il s'est figuré qu'on le haïssait; enfin, dans un moment de mauvaise
humeur il a fait pendre deux libéraux, peut-être peu coupables, conseillé à
cela
par un misérable nommé Rassi, sorte de ministre de la justice.

Depuis ce moment fatal, la vie du prince a été changée; on le voit
tourmenté par
les soupçons les plus bizarres. Il n'a pas cinquante ans, et la peur l'a
tellement
amoindri, si l'on peut parler ainsi, que, dès qu'il parle des jacobins et
des projets
du comité directeur de Paris, on lui trouve la physionomie d'un vieillard de
quatre-vingts ans; il retombe dans les peurs chimériques de la première
enfance.
Son favori Rassi, fiscal général (ou grand juge), n'a d'influence que par
la peur de
son maître; et dès qu'il craint pour son crédit, il se hâte de découvrir
quelque
nouvelle conspiration des plus noires et des plus chimériques. Trente
imprudents
se réunissent-ils pour lire un numéro du Constitutionnel, Rassi les déclare
conspirateurs et les envoie prisonniers dans cette fameuse citadelle de Parme,
terreur de toute la Lombardie. Comme elle est fort élevée, cent quatre-vingts
pieds, dit-on, on l'aperçoit de fort loin au milieu de cette plaine
immense; et la
forme physique de cette prison, de laquelle on raconte des choses horribles, la
fait reine, de par la peur, de toute cette plaine, qui s'étend de Milan à
Bologne.

-- Le croiriez-vous? disait à la comtesse un autre voyageur, la nuit, au
troisième
étage de son palais, gardé par quatre-vingts sentinelles qui, tous les quarts
d'heure, hurlent une phrase entière, Ernest IV tremble dans sa chambre. Toutes
les portes fermées à dix verrous, et les pièces voisines, au-dessus comme au-
dessous, remplies de soldats, il a peur des jacobins. Si une feuille du parquet
vient à crier, il saute sur ses pistolets et croit à un libéral caché sous
son lit.
Aussitôt toutes les sonnettes du château sont en mouvement, et un aide de camp
va réveiller le comte Mosca. Arrivé au château, ce ministre de la police se
garde
bien de nier la conspiration, au contraire; seul avec le prince, et armé
jusqu'aux
dents, il visite tous les coins des appartements, regarde sous les lits,
et, en un mot,
se livre à une foule d'actions ridicules dignes d'une vieille femme. Toutes ces
précautions eussent semblé bien avilissantes au prince lui-même dans les temps
heureux où il faisait la guerre et n'avait tué personne qu'à coups de
fusil. Comme
c'est un homme d'infiniment d'esprit, il a honte de ces précautions; elles lui
semblent ridicules, même au moment où il s'y livre, et la source de l'immense
crédit du comte Mosca, c'est qu'il emploie toute son adresse à faire que le
prince
n'ait jamais à rougir en sa présence. C'est lui, Mosca, qui, en sa qualité
de ministre
de la police, insiste pour regarder sous les meubles, et, dit-on à Parme,
jusque
dans les étuis des contrebasses. C'est le prince qui s'y oppose, et
plaisante son
ministre sur sa ponctualité excessive. Ceci est un pari, lui répond le
comte Mosca:
songez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous accableraient si nous vous
laissions tuer. Ce n'est pas seulement votre vie que nous défendons, c'est
notre
honneur: mais il paraît que le prince n'est dupe qu'à demi, car si
quelqu'un dans la
ville s'avise de dire que la veille on a passé une nuit blanche au château,
le grand
fiscal Rassi envoie le mauvais plaisant à la citadelle; et une fois dans cette
demeure élevée et en bon air, comme on dit à Parme, il faut un miracle pour
que l'on se souvienne du prisonnier. C'est parce qu'il est militaire, et qu'en
Espagne il s'est sauvé vingt fois le pistolet à la main, au milieu des
surprises, que
le prince préfère le comte Mosca à Rassi, qui est bien plus flexible et
plus bas.
Ces malheureux prisonniers de la citadelle sont au secret le plus
rigoureux, et l'on
fait des histoires sur leur compte. Les libéraux prétendent que, par une
invention
de Rassi, les geôliers et confesseurs ont ordre de leur persuader que tous
les mois
à peu près, l'un d'eux est conduit à la mort. Ce jour-là les prisonniers ont la
permission de monter sur l'esplanade de l'immense tour, à cent quatre-vingts
pieds d'élévation, et de là ils voient défiler un cortège avec un espion
qui joue le
rôle d'un pauvre diable qui marche à la mort.

Ces contes, et vingt autres du même genre et d'une non moindre authenticité,
intéressaient vivement Mme Pietranera; le lendemain, elle demandait des détails
au comte Mosca, qu'elle plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant et lui
soutenait qu'au fond il était un monstre sans s'en douter. Un jour, en
rentrant à
son auberge, le comte se dit: Non seulement cette comtesse Pietranera est une
femme charmante; mais quand je passe la soirée dans sa loge, je parviens à
oublier certaines choses de Parme dont le souvenir me perce le coeur. «Ce
ministre, malgré son air léger et ses façons brillantes, n'avait pas une
âme à la
française
; il ne savait pas oublier les chagrins. Quand son chevet
avait une
épine, il était obligé de la briser et de l'user à force d'y piquer ses membres
palpitant ». Je demande pardon pour cette phrase, traduite de l'italien. Le
lendemain de cette découverte, le comte trouva que malgré les affaires qui
l'appelaient à Milan, la journée était d'une longueur énorme; il ne pouvait
tenir en
place; il fatigua les chevaux de sa voiture. Vers les six heures, il monta
à cheval
pour aller au Corso; il avait quelque espoir d'y rencontrer Mme Pietranera;
ne l'y
ayant pas vue, il se rappela qu'à huit heures le théâtre de la Scala
ouvrait; il y
entra et ne vit pas dix personnes dans cette salle immense. Il eut quelque
pudeur
de se trouver là. Est-il possible, se dit-il, qu'à quarante-cinq ans sonnés
je fasse
des folies dont rougirait un sous-lieutenant! Par bonheur personne ne les
soupçonne. Il s'enfuit et essaya d'user le temps en se promenant dans ces
rues si
jolies qui entourent le théâtre de la Scala. Elles sont occupées par des
cafés qui, à
cette heure, regorgent de monde; devant chacun de ces cafés, des foules de
curieux établis sur des chaises, au milieu de la rue, prennent des glaces et
critiquent les passants. Le comte était un passant remarquable; aussi eut-il le
plaisir d'être reconnu et accosté. Trois ou quatre importuns de ceux qu'on
ne peut
brusquer, saisirent cette occasion d'avoir audience d'un ministre si
puissant. Deux
d'entre eux lui remirent des pétitions; le troisième se contenta de lui
adresser des
conseils fort longs sur sa conduite politique.

On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit; on ne se promène point
quand
on est aussi puissant. Il rentra au théâtre et eut l'idée de louer une loge au
troisième rang; de là son regard pourrait plonger, sans être remarqué de
personne,
sur la loge des secondes où il espérait voir arriver la comtesse. Deux grandes
heures d'attente ne parurent point trop longues à cet amoureux; sûr de n'être
point vu, il se livrait avec bonheur à toute sa folie. La vieillesse, se
disait-il, n'est-
ce pas, avant tout, n'être plus capable de ces enfantillages délicieux?

Enfin la comtesse parut. Armé de sa lorgnette, il l'examinait avec transport:
Jeune, brillante, légère comme un oiseau, se disait-il, elle n'a pas
vingt-cinq ans.
Sa beauté est son moindre charme: où trouver ailleurs cette âme toujours
sincère,
qui jamais n'agit avec prudence, qui se livre tout entière à l'impression du
moment, qui ne demande qu'à être entraînée par quelque objet nouveau? Je
conçois les folies du comte Nani.

Le comte se donnait d'excellentes raisons pour être fou, tant qu'il ne
songeait qu'à
conquérir le bonheur qu'il voyait sous ses yeux. Il n'en trouvait plus d'aussi
bonnes quand il venait à considérer son âge et les soucis quelquefois fort
tristes
qui remplissaient sa vie. Un homme habile à qui la peur ôte l'esprit me
donne une
grande existence et beaucoup d'argent pour être son ministre; mais que
demain il
me renvoie, je reste vieux et pauvre, c'est-à-dire tout ce qu'il y a au
monde de plus
méprisé; voilà un aimable personnage à offrir à la comtesse! Ces pensées
étaient
trop noires, il revint à Mme Pietranera; il ne pouvait se lasser de la
regarder, et
pour mieux penser à elle il ne descendait pas dans sa loge. Elle n'avait
pris Nani,
vient-on de me dire, que pour faire pièce à cet imbécile de Limercati qui
ne voulut
pas entendre à donner un coup d'épée ou à faire donner un coup de poignard à
l'assassin du mari. Je me battrais vingt fois pour elle! s'écria le comte avec
transport. A chaque instant il consultait l'horloge du théâtre qui par des
chiffres
éclatants de lumière et se détachant sur un fond noir avertit les
spectateurs, toutes
les cinq minutes, de l'heure où il leur est permis d'arriver dans une loge
amie. Le
comte se disait: Je ne saurais passer qu'une demi-heure tout au plus dans
sa loge,
moi, connaissance de si fraîche date; si j'y reste davantage, je m'affiche,
et grâce à
mon âge et plus encore à ces maudits cheveux poudrés, j'aurai l'air
attrayant d'un
Cassandre. Mais une réflexion le décida tout à coup: Si elle allait quitter
cette loge
pour faire une visite, je serais bien récompensé de l'avarice avec laquelle je
m'économise ce plaisir. Il se levait pour descendre dans la loge où il
voyait la
comtesse; tout à coup il ne se sentit presque plus d'envie de s'y
présenter. Ah!
voici qui est charmant, s'écria-t-il en riant de soi-même, et s'arrêtant
sur l'escalier;
c'est un mouvement de timidité véritable! voilà bien vingt-cinq ans que
pareille
aventure ne m'est arrivée.

Il entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-même; et, profitant en
homme d'esprit de l'accident qui lui arrivait, il ne chercha point du tout
à montrer
de l'aisance ou à faire de l'esprit en se jetant dans quelque récit
plaisant; il eut le
courage d'être timide, il employa son esprit à laisser entrevoir son
trouble sans
être ridicule. Si elle prend la chose de travers, se disait-il, je me perds
à jamais.
Quoi! timide avec des cheveux couverts de poudre, et qui sans le secours de la
poudre paraîtraient gris! Mais enfin la chose est vraie, donc elle ne peut être
ridicule que si je l'exagère ou si j'en fais trophée. La comtesse s'était
si souvent
ennuyée au château de Grianta, vis-à-vis des figures poudrées de son frère, de
son neveu et de quelques ennuyeux bien pensants du voisinage, qu'elle ne songea
pas à s'occuper de la coiffure de son nouvel adorateur.

L'esprit de la comtesse ayant un bouclier contre l'éclat de rire de
l'entrée, elle ne
fut attentive qu'aux nouvelles de France que Mosca avait toujours à lui
donner en
particulier, en arrivant dans la loge; sans doute il inventait. En les
discutant avec
lui, elle remarqua ce soir-là son regard, qui était beau et bienveillant.

-- Je m'imagine, lui dit-elle, qu'à Parme au milieu de vos esclaves, vous
n'allez pas
avoir ce regard aimable, cela gâterait tout et leur donnerait quelque espoir de
n'être pas pendus.

L'absence totale d'importance chez un homme qui passait pour le premier
diplomate de l'Italie parut singulière à la comtesse; elle trouva même
qu'il avait de
la grâce. Enfin, comme il parlait bien et avec feu, elle ne fut point
choquée qu'il
eût jugé à propos de prendre pour une soirée, et sans conséquence, le rôle
d'attentif.

Ce fut un grand pas de fait, et bien dangereux; par bonheur pour le
ministre, qui,
à Parme, ne trouvait pas de cruelles, c'était seulement depuis peu de jours
que la
comtesse arrivait de Grianta; son esprit était encore tout raidi par
l'ennui de la vie
champêtre. Elle avait comme oublié la plaisanterie; et toutes ces choses qui
appartiennent à une façon de vivre élégante et légère avaient pris à ses yeux
comme une teinte de nouveauté qui les rendait sacrées; elle n'était
disposée à se
moquer de rien, pas même d'un amoureux de quarante-cinq ans et timide. Huit
jours plus tard, la témérité du comte eût pu recevoir un tout autre accueil.

A la Scala, il est d'usage de ne faire durer qu'une vingtaine de minutes
ces petites
visites que l'on fait dans les loges, le comte passa toute la soirée dans
celle où il
avait le bonheur de rencontrer Mme Pietranera: c'est une femme, se disait-il, qui
me rend toutes les folies de la jeunesse! Mais il sentait bien le danger.
Ma qualité
de pacha tout-puissant à quarante lieues d'ici me fera-t-elle pardonner cette
sottise? je m'ennuie tant à Parme! Toutefois, de quart d'heure en quart
d'heure il
se promettait de partir.

-- Il faut avouer, madame, dit-il en riant à la comtesse, qu'à Parme je meurs
d'ennui, et il doit m'être permis de m'enivrer de plaisir quand j'en trouve
sur ma
route. Ainsi, sans conséquence et pour une soirée, permettez-moi de jouer
auprès
de vous le rôle d'amoureux. Hélas! dans peu de jours je serai bien loin de
cette
loge qui me fait oublier tous les chagrins et même, direz-vous, toutes les
convenances.

Huit jours après cette visite monstre dans la loge à la Scala et à la suite de
plusieurs petits incidents dont le récit semblerait long peut-être, le
comte Mosca
était absolument fou d'amour, et la comtesse pensait déjà que l'âge ne
devait pas
faire objection, si d'ailleurs on le trouvait aimable. On en était à ces
pensées
quand Mosca fut rappelé par un courrier de Parme. On eût dit que son prince
avait peur tout seul. La comtesse retourna à Grianta; son imagination ne parant
plus ce beau lieu, il lui parut désert. Est-ce que je me serais attachée à cet
homme? se dit-elle. Mosca écrivit et n'eut rien à jouer, l'absence lui
avait enlevé la
source de toutes ses pensées; ses lettres étaient amusantes, et, par une petite
singularité qui ne fut pas mal prise, pour éviter les commentaires du
marquis del
Dongo qui n'aimait pas à payer des ports de lettres, il envoyait des
courriers qui
jetaient les siennes à la poste à Côme, à Lecco, à Varèse ou dans quelque
autre de
ces petites villes charmantes des environs du lac. Ceci tendait à obtenir
que le
courrier rapportât les réponses; il y parvint.

Bientôt les jours de courrier firent événement pour la comtesse; ces courriers
apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans valeur, mais qui
l'amusaient ainsi que sa belle-soeur. Le souvenir du comte se mêlait à
l'idée de
son grand pouvoir; la comtesse était devenue curieuse de tout ce qu'on
disait de
lui, les libéraux eux-mêmes rendaient hommage à ses talents. La principale
source de mauvaise réputation pour le comte, c'est qu'il passait pour le
chef du
parti ultra à la cour de Parme, et que le parti libéral avait à sa tête une
intrigante capable de tout, et même de réussir, la marquise Raversi,
immensément
riche. Le prince était fort attentif à ne pas décourager celui des deux
partis qui
n'était pas au pouvoir; il savait bien qu'il serait toujours le maître,
même avec un
ministère pris dans le salon de Mme Raversi. On donnait à Grianta mille détails
sur ces intrigues; l'absence de Mosca, que tout le monde peignait comme un
ministre du premier talent et un homme d'action, permettait de ne plus songer
aux cheveux poudrés, symbole de tout ce qui est lent et triste, c'était un
détail
sans conséquence, une des obligations de la cour, où il jouait d'ailleurs
un si beau
rôle. Une cour, c'est ridicule, disait la comtesse à la marquise, mais
c'est amusant;
c'est un jeu qui intéresse, mais dont il faut accepter les règles. Qui
s'est jamais
avisé de se récrier contre le ridicule des règles du whist? Et pourtant une
fois
qu'on s'est accoutumé aux règles, il est agréable de faire l'adversaire
chlemm.

La comtesse pensait souvent à l'auteur de tant de lettres aimables. Le jour
où elle
les recevait était agréable pour elle; elle prenait sa barque et allait les
lire dans les
beaux sites du lac, à la Pliniana, à Bélan, au bois des Sfondrata. Ces
lettres semblaient la consoler un peu de l'absence de Fabrice. Elle ne
pouvait du
moins refuser au comte d'être fort amoureux; un mois ne s'était pas écoulé,
qu'elle songeait à lui avec une amitié tendre. De son côté, le comte Mosca
était
presque de bonne foi quand il lui offrait de donner sa démission, de quitter le
ministère, et de venir passer sa vie avec elle à Milan ou ailleurs. J'ai
400 000
francs, ajoutait-il, ce qui nous fera toujours 15 000 livres de rente. De nouveau
une loge, des chevaux! etc., se disait la comtesse, c'étaient des rêves
aimables.
Les sublimes beautés des aspects du lac de Côme recommençaient à la charmer.
Elle allait rêver sur ses bords à ce retour de vie brillante et singulière
qui, contre
toute apparence, redevenait possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, à
Milan, heureuse et gaie comme au temps du vice-roi; la jeunesse, ou du moins la
vie active recommencerait pour moi!

Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais jamais
avec elle
il n'y avait de ces illusions volontaires que donne la lâcheté. C'était
surtout une
femme de bonne foi avec elle-même. Si je suis un peu trop âgée pour faire des
folies, se disait-elle, l'envie, qui se fait des illusions comme l'amour, peut
empoisonner pour moi le séjour de Milan. Après la mort de mon mari, ma
pauvreté noble eut du succès, ainsi que le refus de deux grandes fortunes. Mon
pauvre petit comte Mosca n'a pas la vingtième partie de l'opulence que
mettaient
à mes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La chétive pension de veuve
péniblement obtenue, les gens congédiés, ce qui eut de l'éclat, la petite
chambre
au cinquième qui amenait vingt carrosses à la porte, tout cela forma jadis un
spectacle singulier. Mais j'aurai des moments désagréables, quelque adresse que
j'y mette, si, ne possédant toujours pour fortune que la pension de veuve, je
reviens vivre à Milan avec la bonne petite aisance bourgeoise que peuvent nous
donner les 15 000 livres qui resteront à Mosca après sa démission. Une
puissante
objection, dont l'envie se fera une arme terrible, c'est que le comte, quoique
séparé de sa femme depuis longtemps, est marié. Cette séparation se sait à
Parrne, mais à Milan elle sera nouvelle, et on me l'attribuera. Ainsi, mon beau
théâtre de la Scala, mon divin lac de Côme... adieu! adieu!

Malgré toutes ces prévisions, si la comtesse avait eu la moindre fortune
elle eût
accepté l'offre de la démission de Mosca. Elle se croyait une femme âgée, et la
cour lui faisait peur; mais, ce qui paraîtra de la dernière invraisemblance
de ce
côté-ci des Alpes, c'est que le comte eût donné cette démission avec bonheur.
C'est du moins ce qu'il parvint à persuader à son amie. Dans toutes ses
lettres il
sollicitait avec une folie toujours croissante une seconde entrevue à
Milan, on la
lui accorda. Vous jurer que j'ai pour vous une passion folle, lui disait la
comtesse,
un jour à Milan, ce serait mentir; je serais trop heureuse d'aimer
aujourd'hui, à
trente ans passés, comme jadis j'aimais à vingt-deux! Mais j'ai vu tomber
tant de
choses que j'avais crues éternelles! J'ai pour vous la plus tendre amitié,
je vous
accorde une confiance sans bornes, et de tous les hommes, vous êtes celui
que je
préfère. La comtesse se croyait parfaitement sincère, pourtant vers la fin,
cette
déclaration contenait un petit mensonge. Peut-être, si Fabrice l'eût voulu,
il l'eût
emporté sur tout dans son coeur. Mais Fabrice n'était qu'un enfant aux yeux du
comte Mosca; celui-ci arriva à Milan trois jours après le départ du jeune
étourdi
pour Novare, et il se hâta d'aller parler en sa faveur au baron Binder. Le
comte
pensa que l'exil était une affaire sans remède.

Il n'était point arrivé seul à Milan, il avait dans sa voiture le duc
Sanseverina-
Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommelé, bien poli, bien
propre, immensément riche, mais pas assez noble. C'était son grand-père
seulement qui avait amassé des millions par le métier de fermier général des
revenus de l'Etat de Parme. Son père s'était fait nommer ambassadeur du prince
de Parme à la cour de ***, à la suite du raisonnement que voici: -- Votre
Altesse
accorde 30 000 francs à son envoyé à la cour de ***, lequel y fait une
figure fort
médiocre. Si elle daigne me donner cette place, j'accepterai 6 000 francs
d'appointements. Ma dépense à la cour de *** ne sera jamais au-dessous de 100
000 francs par an et mon intendant remettra chaque année 20 000 francs à la
caisse des affaires étrangères à Parme. Avec cette somme, l'on pourra placer
auprès de moi tel secrétaire d'ambassade que l'on voudra, et je ne me montrerai
nullement jaloux des secrets diplomatiques, s'il y en a. Mon but est de
donner de
l'éclat à ma maison nouvelle encore, et de l'illustrer par une des grandes
charges
du pays.

Le duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait eu la gaucherie de se montrer
à demi
libéral, et, depuis deux ans, il était au désespoir. Du temps de Napoléon,
il avait
perdu deux ou trois millions par son obstination à rester à l'étranger, et
toutefois,
depuis le rétablissement de l'ordre en Europe, il n'avait pu obtenir un certain
grand cordon qui ornait le portrait de son père; l'absence de ce cordon le
faisait
dépérir.

Au point d'intimité qui suit l'amour en Italie, il n'y avait plus
d'objection de vanité
entre les deux amants. Ce fut donc avec la plus parfaite simplicité que
Mosca dit
à la femme qu'il adorait:

-- J'ai deux ou trois plans de conduite à vous offrir, tous assez bien
combinés; je
ne rêve qu'à cela depuis trois mois.

1: Je donne ma démission, et nous vivons en bons bourgeois à Milan, à Florence,
à Naples, où vous voudrez. Nous avons quinze mille livres de rente,
indépendamment des bienfaits du prince qui dureront plus ou moins.

2: Vous daignez venir dans le pays où je puis quelque chose, vous achetez une
terre, Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu d'une forêt, dominant
le cours du Pô, vous pouvez avoir le contrat de vente signé d'ici à huit
jours. Le
prince vous attache à sa cour. Mais ici se présente une immense objection. On
vous recevra bien à cette cour; personne ne s'aviserait de broncher devant moi;
d'ailleurs la princesse se croit malheureuse, et je viens de lui rendre des
services à
votre intention. Mais je vous rappellerai une objection capitale: le prince est
parfaitement dévot, et comme vous le savez encore, la fatalité veut que je sois
marié. De là un million de désagréments de détail. Vous êtes veuve, c'est
un beau
titre qu'il faudrait échanger contre un autre, et ceci fait l'objet de ma
troisième
proposition.

On pourrait trouver un nouveau mari point gênant. Mais d'abord il le
faudrait fort
avancé en âge, car pourquoi me refuseriez-vous l'espoir de le remplacer un
jour?
Eh bien? j'ai conclu cette affaire singulière avec le duc
Sanseverina-Taxis, qui,
bien entendu, ne sait pas le nom de la future duchesse. Il sait seulement
qu'elle le
fera ambassadeur et lui donnera un grand cordon qu'avait son père, et dont
l'absence le rend le plus infortuné des mortels. A cela près, ce duc n'est
point trop
imbécile; il fait venir de Paris ses habits et ses perruques. Ce n'est
nullement un
homme à méchancetés pourpensées d'avance, il croit sérieusement que
l'honneur consiste à avoir un cordon, et il a honte de son bien. Il vint il
y a un an
me proposer de fonder un hôpital pour gagner ce cordon; je me moquai de lui,
mais il ne s'est point moqué de moi quand je lui ai proposé un mariage; ma
première condition a été, bien entendu, que jamais il ne remettrait le pied
dans
Parme.

-- Mais savez-vous que ce que vous me proposez là est fort immoral? dit la
comtesse.

-- Pas plus immoral que tout ce qu'on fait à notre cour et dans vingt
autres. Le
pouvoir absolu a cela de commode qu'il sanctifie tout aux yeux des peuples; or,
qu'est-ce qu'un ridicule que personne n'aperçoit? Notre politique, pendant
vingt
ans, va consister à avoir peur des jacobins, et quelle peur! Chaque année nous
nous croirons à la veille de 93. Vous entendrez, j'espère, les phrases que
je fais là-
dessus à mes réceptions! C'est beau! Tout ce qui pourra diminuer un peu cette
peur sera souverainement moral aux yeux des nobles et des dévots. Or, à
Parme, tout ce qui n'est pas noble ou dévot est en prison, ou fait ses
paquets pour
y entrer; soyez bien convaincue que ce mariage ne semblera singulier chez nous
que du jour où je serai disgracié. Cet arrangement n'est une friponnerie envers
personne, voilà l'essentiel, ce me semble. Le prince, de la faveur duquel nous
faisons métier et marchandise, n'a mis qu'une condition à son consentement, c'est
que la future duchesse fût née noble. L'an passé, ma place, tout calculé,
m'a valu
cent sept mille francs; mon revenu a dû être au total de cent vingt-deux
mille; j'en
ai placé vingt mille à Lyon. Eh bien! choisissez: 1° une grande existence
basée sur
cent vingt-deux mille francs à dépenser, qui, à Parme, font au moins comme
quatre cent mille à Milan; mais avec ce mariage qui vous donne le nom d'un
homme passable et que vous ne verrez jamais qu'à l'autel; 2° ou bien la
petite vie
bourgeoise avec quinze mille francs à Florence ou à Naples, car je suis de
votre
avis, on vous a trop admirée à Milan; l'envie nous y persécuterait, et
peut-être
parviendrait-elle à nous donner de l'humeur. La grande existence à Parme
aura, je
l'espère, quelques nuances de nouveauté, même à vos yeux qui ont vu la cour du
prince Eugène; il serait sage de la connaître avant de s'en fermer la porte. Ne
croyez pas que je cherche à influencer votre opinion. Quant à moi, mon
choix est
bien arrêté: j'aime mieux vivre dans un quatrième étage avec vous que de
continuer seul cette grande existence.

La possibilité de cet étrange mariage fut débattue chaque jour entre les deux
amants. La comtesse vit au bal de la Scala le duc Sanseverina-Taxis qui lui
sembla fort présentable. Dans une de leurs dernières conversations, Mosca
résumait ainsi sa proposition: il faut prendre un parti décisif, si nous
voulons
passer le reste de notre vie d'une façon allègre et n'être pas vieux avant
le temps.
Le prince a donné son approbation; Sanseverina est un personnage plutôt bien
que mal; il possède le plus beau palais de Parme et une fortune sans
bornes; il a
soixante-huit ans et une passion folle pour le grand cordon; mais une grande
tache gâte sa vie, il acheta jadis dix mille francs un buste de Napoléon par
Canova. Son second péché qui le fera mourir, si vous ne venez pas à son
secours,
c'est d'avoir prêté vingt-cinq napoléons à Ferrante Palla, un fou de notre
pays,
mais quelque peu homme de génie, que depuis nous avons condamné à mort,
heureusement par contumace. Ce Ferrante a fait deux cents vers en sa vie, dont
rien n'approche; je vous les réciterai, c'est aussi beau que le Dante. Le
prince
envoie Sanseverina à la cour de ***, il vous épouse le jour de son départ,
et la
seconde année de son voyage, qu'il appellera une ambassade, il reçoit ce cordon
de *** sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui un frère qui ne sera
nullement désagréable, il signe d'avance tous les papiers que je veux, et
d'ailleurs
vous le verrez peu ou jamais, comme il vous conviendra. Il ne demande pas
mieux que de ne point se montrer à Parme où son grand-père fermier et son
prétendu libéralisme le gênent. Rassi, notre bourreau, prétend que le duc a été
abonné en secret au Constitutionnel par l'intermédiaire de Ferrante Pella le
poète, et cette calomnie a fait longtemps obstacle sérieux au consentement du
prince.

Pourquoi l'historien qui suit fidèlement les moindres détails du récit
qu'on lui a
fait serait-il coupable? Est-ce sa faute si les personnages, séduits par
des passions
qu'il ne partage point malheureusement pour lui, tombent dans des actions
profondément immorales? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se
font plus
dans un pays où l'unique passion survivante à toutes les autres est l'argent,
moyen de vanité.

Trois mois après les événements racontés jusqu'ici, la duchesse Sanseverina-
Taxis étonnait la cour de Parme par son amabilité facile et par la noble
sérénité de
son esprit; sa maison fut sans comparaison la plus agréable de la ville.
C'est ce
que le comte Mosca avait promis à son maître. Ranuce-Ernest IV, le prince
régnant, et la princesse sa femme, auxquels elle fut présentée par deux des
plus
grandes dames du pays, lui firent un accueil fort distingué. La duchesse était
curieuse de voir ce prince maître du sort de l'homme qu'elle aimait, elle
voulut lui
plaire et y réussit trop. Elle trouva un homme d'une taille élevée, mais un peu
épaisse; ses cheveux, ses moustaches, ses énormes favoris étaient d'un beau
blond selon ses courtisans; ailleurs ils eussent provoqué, par leur couleur
effacée,
le mot ignoble de filasse. Au milieu d'un gros visage s'élevait fort peu un
tout petit
nez presque féminin. Mais la duchesse remarqua que pour apercevoir tous ces
motifs de laideur, il fallait chercher à détailler les traits du prince. Au
total, il avait
l'air d'un homme d'esprit et d'un caractère ferme. Le port du prince, sa
manière de
se tenir n'étaient point sans majesté, mais souvent il voulait imposer à son
interlocuteur; alors il s'embarrassait lui-même et tombait dans un balancement
d'une jambe à l'autre presque continuel. Du reste, Ernest 1V avait un regard
pénétrant et dominateur; les gestes de ses bras avaient de la noblesse, et ses
paroles étaient à la fois mesurées et concises.

Mosca avait prévenu la duchesse que le prince avait, dans le grand cabinet
où il
recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV, et une table fort
belle de scagliola de Florence. Elle trouva que l'imitation était
frappante; évidemment il
cherchait le regard et la parole noble de Louis XIV, et il s'appuyait sur
la table de
scagliola , de façon à se donner la tournure de Joseph II. Il s'assit
aussitôt
après les premières paroles adressées par lui à la duchesse, afin de lui donner
l'occasion de faire usage du tabouret qui appartenait à son rang. A cette
cour, les
duchesses, les princesses et les femmes des grands d'Espagne s'assoient seules;
les autres femmes attendent que le prince ou la princesse les y engagent;
et, pour
marquer la différence des rangs, ces personnes augustes ont toujours soin de
laisser passer un petit intervalle avant de convier les dames non duchesses à
s'asseoir. La duchesse trouva qu'en de certains moments l'imitation de
Louis XIV
était un peu trop marquée chez le prince; par exemple, dans sa façon de sourire
avec bonté tout en renversant la tête.

Ernest IV portait un frac à la mode arrivant de Paris; on lui envoyait tous
les mois
de cette ville, qu'il abhorrait, un frac, une redingote et un chapeau.
Mais, par un
bizarre mélange de costumes, le jour où la duchesse fut reçue il avait pris une
culotte rouge, des bas de soie et des souliers fort couverts, dont on peut
trouver
les modèles dans les portraits de Joseph II.

Il reçut Mme Sanseverina avec grâce; il lui dit des choses spirituelles et
fines;
mais elle remarqua fort bien qu'il n'y avait pas excès dans la bonne
réception. --
Savez-vous pourquoi? lui dit le comte Mosca au retour de l'audience, c'est que
Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il eût craint, en vous
faisant l'accueil auquel je m'attendais et qu'il m'avait fait espérer,
d'avoir l'air d'un
provincial en extase devant les grâces d'une belle dame arrivant de la
capitale.
Sans doute aussi il est encore contrarié d'une particularité que je n'ose
vous dire:
le prince ne voit à sa cour aucune femme qui puisse vous le disputer en
beauté .
Tel a été hier soir, à son petit coucher, l'unique sujet de son entretien avec
Pernice, son premier valet de chambre, qui a des bontés pour moi. Je
prévois une
petite révolution dans l'étiquette; mon plus grand ennemi à cette cour est
un sot
qu'on appelle le général Fabio Conti. Figurez-vous un original qui a été à
la guerre
un jour peut-être en sa vie, et qui part de là pour imiter la tenue de
Frédéric le
Grand. De plus, il tient aussi à reproduire l'affabilité noble du général
Lafayette, et
cela parce qu'il est ici le chef du parti libéral. (Dieu sait quels libéraux!)

-- Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse; j'en ai eu la vision près de
Côme; il
se disputait avec la gendarmerie. Elle raconta la petite aventure dont le
lecteur se
souvient peut-être.

-- Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais à se
pénétrer des
profondeurs de notre étiquette, que les demoiselles ne paraissent à la cour
qu'après leur mariage. Eh bien, le prince a pour la supériorité de sa ville
de Parme
sur toutes les autres un patriotisme tellement brûlant, que je parierais qu'il va
trouver un moyen de se faire présenter la petite Clélia Conti, fille de notre
Lafayette. Elle est ma foi charmante, et passait encore, il y a huit jours,
pour la
plus belle personne des états du prince.

Je ne sais, continua le comte, si les horreurs que les ennemis du souverain ont
publiées sur son compte sont arrivées jusqu'au château de Grianta; on en a
fait un
monstre, un ogre. Le fait est qu'Ernest IV avait tout plein de bonnes petites
vertus, et l'on peut ajouter que, s'il eût été invulnérable comme Achille,
il eût
continué à être le modèle des potentats. Mais dans un moment d'ennui et de
colère, et aussi un peu pour imiter Louis XIV faisant couper la tête à je
ne sais
quel héros de la Fronde que l'on découvrit vivant tranquillement et insolemment
dans une terre à côté de Versailles, cinquante ans après la Fronde, Ernest
IV a fait
pendre un jour deux libéraux. I1 paraît que ces imprudents se réunissaient
à jour
fixe pour dire du mal du prince et adresser au ciel des voeux ardents, afin
que la
peste pût venir à Parme, et les délivrer du tyran. Le mot tyran a été prouvé.
Rassi appela cela conspirer; il les fit condamner à mort, et l'exécution de
l'un
d'eux, le comte L..., fut atroce. Ceci se passait avant moi. Depuis ce moment
fatal, ajouta le comte en baissant la voix, le prince est sujet à des accès
de peur
indignes d'un homme, mais qui sont la source unique de la faveur dont je
jouis. Sans la peur souveraine, j'aurais un genre de mérite trop brusque,
trop âpre
pour cette cour, où l'imbécile foisonne. Croiriez-vous que le prince
regarde sous
les lits de son appartement avant de se coucher, et dépense un million, ce
qui à
Parme est comme quatre millions à Milan, pour avoir une bonne police, et vous
voyez devant vous, madame la duchesse, le chef de cette police terrible. Par la
police, c'est-à-dire par la peur, je suis devenu ministre de la guerre et
des finances;
et comme le ministre de l'intérieur est mon chef nominal, en tant qu'il a
la police
dans ses attributions, j'ai fait donner ce portefeuille au comte
Zurla-Contarini, un
imbécile bourreau de travail, qui se donne le plaisir d'écrire
quatre-vingts lettres
chaque jour. Je viens d'en recevoir une ce matin sur laquelle le comte Zurla-
Contarini a eu la satisfaction d'écrire de sa propre main le numéro 20 715.

La duchesse Sanseverina fut présentée à la triste princesse de Parme Clara-
Paolina, qui, parce que son mari avait une maîtresse (une assez jolie femme, la
marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne de l'univers, ce
qui l'en
avait rendue peut-être la plus ennuyeuse. La duchesse trouva une femme fort
grande et fort maigre, qui n'avait pas trente-six ans et en paraissait
cinquante. Une
figure régulière et noble eût pu passer pour belle, quoique un peu déparée
par de
gros yeux ronds qui n'y voyaient guère, si la princesse ne se fût pas
abandonnée
elle-même. Elle reçut la duchesse avec une timidité si marquée, que quelques
courtisans ennemis du comte Mosca osèrent dire que la princesse avait l'air
de la
femme qu'on présente, et la duchesse de la souveraine. La duchesse, surprise et
presque déconcertée, ne savait où trouver des termes pour se mettre à une place
inférieure à celle que la princesse se donnait à elle-même. Pour rendre quelque
sang-froid à cette pauvre princesse, qui au fond ne manquait point d'esprit, la
duchesse ne trouva rien de mieux que d'entamer et de faire durer une longue
dissertation sur la botanique. La princesse était réellement savante en ce
genre;
elle avait de fort belles serres avec force plantes des tropiques. La
duchesse, en
cherchant tout simplement à se tirer d'embarras, fit à jamais la conquête de la
princesse Clara-Paolina, qui, de timide et d'interdite qu'elle avait été au
commencement de l'audience, se trouva vers la fin tellement à son aise, que,
contre toutes les règles de l'étiquette, cette première audience ne dura
pas moins
de cinq quarts d'heure. Le lendemain, la duchesse fit acheter des plantes
exotiques, et se porta pour grand amateur de botanique.

La princesse passait sa vie avec le vénérable père Landriani, archevêque de
Parme, homme de science, homme d'esprit même, et parfaitement honnête
homme, mais qui offrait un singulier spectacle quand il était assis dans sa
chaise
de velours cramoisi (c'était le droit de sa place), vis-à-vis le fauteuil de la
princesse, entourée de ses dames d'honneur et de ses deux dames pour
accompagner
. Le vieux prélat en longs cheveux blancs était encore plus timide,
s'il se peut, que la princesse; ils se voyaient tous les jours, et toutes
les audiences
commençaient par un silence d'un gros quart d'heure. C'est au point que la
comtesse Alvizi, une des dames pour accompagner était devenue une sorte de
favorite, parce qu'elle avait l'art de les encourager à se parler et de les
faire rompre
le silence.

Pour terminer le cours de ses présentations, la duchesse fut admise chez
S.A.S. le
prince héréditaire, personnage d'une plus haute taille que son père, et
plus timide
que sa mère. Il était fort en minéralogie, et avait seize ans. Il rougit
excessivement
en voyant entrer la duchesse, et fut tellement désorienté, que jamais il ne put
inventer un mot à dire à cette belle dame. Il était fort bel homme, et
passait sa vie
dans les bois un marteau à la main. Au moment où la duchesse se levait pour
mettre fin à cette audience silencieuse:

-- Mon Dieu! madame, que vous êtes jolie! s'écria le prince héréditaire, ce
qui ne
fut pas trouvé de trop mauvais goût par la dame présentée.

La marquise Balbi, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer pour le
plus parfait modèle du joli italien, deux ou trois ans avant l'arrivée de la
duchesse Sanseverina à Parme. Maintenant c'étaient toujours les plus beaux yeux
du monde et les petites mines les plus gracieuses; mais, vue de près, sa
peau était
parsemée d'un nombre infini de petites rides fines, qui faisaient de la
marquise
comme une jeune vieille. Aperçue à une certaine distance par exemple au
théâtre,
dans sa loge, c'était encore une beauté; et les gens du parterre trouvaient
le prince
de fort bon goût. Il passait toutes les soirées chez la marquise Balbi,
mais souvent
sans ouvrir la bouche, et l'ennui où elle voyait le prince avait fait
tomber cette
pauvre femme dans une maigreur extraordinaire. Elle prétendait à une finesse
sans bornes, et toujours souriait avec malice; elle avait les plus belles
dents du
monde, et à tout hasard n'ayant guère de sens, elle voulait, par un sourire
malin,
faire entendre autre chose que ce que disaient ses paroles. Le comte Mosca
disait
que c'étaient ces sourires continuels, tandis qu'elle bâillait
intérieurement, qui lui
donnaient tant de rides. La Balbi entrait dans toutes les affaires, et
l'état ne faisait
pas un marché de mille francs, sans qu'il y eût un souvenir pour la marquise
(c'était le mot honnête à Parme). Le bruit public voulait qu'elle eût placé dix
millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, à la vérité de fraîche
date, ne
s'élevait pas en réalité à quinze cent mille francs. C'était pour être à
l'abri de ses
finesses, et pour l'avoir dans sa dépendance, que le comte Mosca s'était fait
ministre des finances. La seule passion de la marquise était la peur
déguisée en
avarice sordide: Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au
prince que
ce propos outrait. La duchesse remarqua que l'antichambre, resplendissante de
dorures, du palais de la Balbi, était éclairée par une seule chandelle
coulant sur
une table de marbre précieux, et les portes de son salon étaient noircies
par les
doigts des laquais.

-- Elle m'a reçue, dit la duchesse à son ami, comme si elle eût attendu de
moi une
gratification de cinquante francs.

Le cours des succès de la duchesse fut un peu interrompu par la réception
que lui
fit la femme la plus adroite de la cour, la célèbre marquise Raversi,
intrigante
consommée qui se trouvait à la tête du parti opposé à celui du comte Mosca.
Elle
voulait le renverser, et d'autant plus depuis quelques mois, qu'elle était
nièce du
duc Sanseverina, et craignait de voir attaquer l'héritage par les grâces de la
nouvelle duchesse. La Raversi n'est point une femme à mépriser, disait le
comte à
son amie, je la tiens pour tellement capable de tout que je me suis séparé
de ma
femme uniquement parce qu'elle s'obstinait à prendre pour amant le chevalier
Bentivoglio, l'un des amis de la Raversi. Cette dame, grande virago aux cheveux
fort noirs, remarquable par les diamants qu'elle portait dès le matin, et
par le
rouge dont elle couvrait ses joues, s'était déclarée d'avance l'ennemie de la
duchesse, et en la recevant chez elle prit à tâche de commencer la guerre.
Le duc
Sanseverina, dans les lettres qu'il écrivait de ***, paraissait tellement
enchanté de
son ambassade et surtout de l'espoir du grand cordon, que sa famille craignait
qu'il ne laissât une partie de sa fortune à sa femme qu'il accablait de petits
cadeaux. La Raversi, quoique régulièrement laide, avait pour amant le comte
Balbi, le plus joli homme de la cour: en général elle réussissait à tout ce
qu'elle
entreprenait.

La duchesse tenait le plus grand état de maison. Le palais Sanseverina avait
toujours été un des plus magnifiques de la ville de Parme, et le duc, à
l'occasion
de son ambassade et de son futur grand cordon, dépensait de fort grosses
sommes pour l'embellir: la duchesse dirigeait les réparations.

Le comte avait deviné juste: peu de jours après la présentation de la
duchesse, la
jeune Clélia Conti vint à la cour, on l'avait faite chanoinesse. Afin de
parer le
coup que cette faveur pouvait avoir l'air de porter au crédit du comte, la
duchesse
donna une fête sous prétexte d'inaugurer le jardin de son palais, et, par
ses façons
pleines de grâces, elle fit de Clélia, qu'elle appelait sa jeune amie du
lac de Côme,
la reine de la soirée. Son chiffre se trouva comme par hasard sur les
principaux
transparents. La jeune Clélia, quoique un peu pensive, fut aimable dans ses
façons de parler de la petite aventure près du lac, et de sa vive
reconnaissance. On
la disait fort dévote et fort amie de la solitude. Je parierais, disait le
comte, qu'elle
a assez d'esprit pour avoir honte de son père. La duchesse fit son amie de
cette
jeune fille, elle se sentait de l'inclination pour elle; elle ne voulait
pas paraître
jalouse, et la mettait de toutes ses parties de plaisir; enfin son système
était de
chercher à diminuer toutes les haines dont le comte était l'objet.

Tout souriait à la duchesse; elle s'amusait de cette existence de cour où
la tempête
est toujours à craindre; il lui semblait recommencer la vie. Elle était
tendrement
attachée au comte, qui littéralement était fou de bonheur. Cette aimable
situation
lui avait procuré un sang-froid parfait pour tout ce qui ne regardait que ses
intérêts d'ambition. Aussi deux mois à peine après l'arrivée de la duchesse, il
obtint la patente et les honneurs de premier ministre, lesquels approchent
fort de
ceux que l'on rend au souverain lui-même. Le comte pouvait tout sur l'esprit de
son maître, on en eut à Parme une preuve qui frappa tous les esprits.

Au sud-est, et à dix minutes de la ville, s'élève cette fameuse citadelle si
renommée en Italie, et dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds de
haut et
s'aperçoit de si loin. Cette tour, bâtie sur le modèle du mausolée d'Adrien, à
Rome, par les Farnèse, petits-fils de Paul III, vers le commencement du XVIe
siècle, est tellement épaisse, que sur l'esplanade qui la termine on a pu
bâtir un
palais pour le gouverneur de la citadelle et une nouvelle prison appelée la
tour
Farnèse. Cette prison, construite en l'honneur du fils aîné de
Ranuce-Ernest II,
lequel était devenu l'amant aimé de sa belle-mère, passe pour belle et
singulière
dans le pays. La duchesse eut la curiosité de la voir; le jour de sa
visite, la chaleur
était accablante à Parme, et là-haut, dans cette position élevée, elle
trouva de l'air,
ce dont elle fut tellement ravie, qu'elle y passa plusieurs heures. On
s'empressa de
lui ouvrir les salles de la tour Farnèse.

La duchesse rencontra sur l'esplanade de la grosse tour un pauvre libéral
prisonnier, qui était venu jouir de la demi-heure de promenade qu'on lui
accordait
tous les trois jours. Redescendue à Parme, et n'ayant pas encore la discrétion
nécessaire dans une cour absolue, elle parla de cet homme qui lui avait raconté
toute son histoire. Le parti de la marquise Raversi s'empara de ces propos
de la
duchesse et les répéta beaucoup, espérant fort qu'ils choqueraient le
prince. En
effet, Ernest IV répétait souvent que l'essentiel était surtout de frapper les
imaginations. Toujours est un grand mot, disait-il, et plus terrible en
Italie
qu'ailleurs: en conséquence, de sa vie il n'avait accordé de grâce. Huit
jours après
sa visite à la forteresse, la duchesse reçut une lettre de commutation de peine
signée du prince et du ministre, avec le nom en blanc. Le prisonnier dont elle
écrirait le nom devait obtenir la restitution de ses biens, et la
permission d'aller
passer en Amérique le reste de ses jours. La duchesse écrivit le nom de l'homme
qui lui avait parlé. Par malheur cet homme se trouva un demi-coquin, une âme
faible; c'était sur ses aveux que le fameux Ferrante Palla avait été condamné à
mort.

La singularité de cette grâce mit le comble à l'agrément de la position de Mme
Sanseverina. Le comte Mosca était fou de bonheur, ce fut une belle époque de sa
vie, et elle eut une influence décisive sur les destinées de Fabrice.
Celui-ci était
toujours à Romagnan près de Novare, se confessant, chassant, ne lisant point et
faisant la cour à une femme noble comme le portaient ses instructions. La
duchesse était toujours un peu choquée de cette dernière nécessité. Un autre
signe qui ne valait rien pour le comte, c'est qu'étant avec lui de la dernière
franchise sur tout au monde, et pensant tout haut en sa présence, elle ne lui
parlait jamais de Fabrice qu'après avoir songé à la tournure de sa phrase.

-- Si vous voulez, lui disait un jour le comte, j'écrirai à cet aimable
frère que vous
avez sur le lac de Côme, et je forcerai bien ce marquis del Dongo, avec un
peu de
peine pour moi et mes amis de ***, à demander la grâce de votre aimable
Fabrice. S'il est vrai, comme je me garderais bien d'en douter, que Fabrice
soit un
peu au-dessus des jeunes gens qui promènent leurs chevaux anglais dans les rues
de Milan, quelle vie que celle qui à dix-huit ans ne fait rien et a la
perspective de
ne jamais rien faire! Si le ciel lui avait accordé une vraie passion pour
quoi que ce
soit, fût-ce pour la pêche à la ligne, je la respecterais; mais que
fera-t-il à Milan
même après sa grâce obtenue? Il montera un cheval qu'il aurait fait venir
d'Angleterre à une certaine heure, à une autre le désoeuvrement le conduira
chez
sa maîtresse qu'il aimera moins que son cheval... Mais si vous m'en donnez
l'ordre, je tâcherai de procurer ce genre de vie à votre neveu.

-- Je le voudrais officier, dit la duchesse.

-- Conseilleriez-vous à un souverain de confier un poste qui, dans un jour
donné,
peut être de quelque importance à un jeune homme 1° susceptible
d'enthousiasme, 2° qui a montré de l'enthousiasme pour Napoléon, au point
d'aller le rejoindre à Waterloo? Songez à ce que nous serions tous si Napoléon
eût vaincu à Waterloo! Nous n'aurions point de libéraux à craindre, il est
vrai,
mais les souverains des anciennes familles ne pourraient régner qu'en épousant
les filles de ses maréchaux. Ainsi la carrière militaire pour Fabrice,
c'est la vie de
l'écureuil dans la cage qui tourne: beaucoup de mouvement pour n'avancer en
rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les dévouements
plébéiens. La
première qualité chez un jeune homme aujourd'hui, c'est-à-dire pendant
cinquante ans peut-être, tant que nous aurons peur et que la religion ne
sera point
rétablie, c'est de n'être pas susceptible d'enthousiasme et de n'avoir pas
d'esprit.

J'ai pensé à une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris
d'abord, et qui
me donnera à moi des peines infinies et pendant plus d'un jour, c'est une folie
que je veux faire pour vous. Mais, dites-moi, si vous le savez, quelle
folie je ne
ferais pas pour obtenir un sourire.

-- Eh bien? dit la duchesse.

-- Eh bien! nous avons eu pour archevêques à Parme trois membres de votre
famille: Ascagne del Dongo qui a écrit, en 16..., Fabrice en 1699, et un second
Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prélature et marquer par des
vertus du premier ordre, je le fais évêque quelque part, puis archevêque
ici, si
toutefois mon influence dure. L'objection réelle est celle-ci: resterai-je
ministre
assez longtemps pour réaliser ce beau plan qui exige plusieurs années? Le
prince
peut mourir, il peut avoir le mauvais goût de me renvoyer. Mais enfin c'est
le seul
moyen que j'aie de faire pour Fabrice quelque chose qui soit digne de vous.

On discuta longtemps: cette idée répugnait fort à la duchesse.

-- Réprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carrière est
impossible pour
Fabrice. Le comte prouva.-- Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant
uniforme; mais
à cela je ne sais que faire.

Après un mois que la duchesse avait demandé pour réfléchir, elle se rendit en
soupirant aux vues sages du ministre.-- Monter d'un air empesé un cheval
anglais
dans quelque grande ville, répétait le comte, ou prendre un état qui ne
jure pas
avec sa naissance; je ne vois pas de milieu. Par malheur, un gentilhomme ne
peut
se faire ni médecin, ni avocat, et le siècle est aux avocats.

Rappelez-vous toujours, madame, répétait le comte, que vous faites à votre
neveu, sur le pavé de Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens de son
âge qui
passent pour les plus fortunés. Sa grâce obtenue, vous lui donnez quinze,
vingt,
trente mille francs; peu vous importe, ni vous ni moi ne prétendons faire des
économies.

La duchesse était sensible à la gloire; elle ne voulait pas que Fabrice fût
un simple
mangeur d'argent; elle revint au plan de son amant.

-- Remarquez, lui disait le comte, que je ne prétends pas faire de Fabrice
un prêtre
exemplaire comme vous en voyez tant. Non; c'est un grand seigneur avant
tout; il
pourra rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et n'en deviendra
pas moins
évêque et archevêque, si le prince continue à me regarder comme un homme
utile.

Si vos ordres daignent changer ma proposition en décret immuable, ajouta le
comte, il ne faut point que Parme voie notre protégé dans une petite
fortune. La
sienne choquera, si on l'a vu ici simple prêtre: il ne doit paraître à
Parme qu'avec
les bas violets [En Italie les jeunes gens protégés ou savants deviennent
monsignore et prélat, ce qui ne veut pas dire évêque; on porte alors des
bas violets. On ne fait pas de voeux pour être monsignore. On peut quitter
les bas violets et se marier.] et dans un équipage convenable. Tout le monde
alors devinera que votre neveu doit être évêque, et personne ne sera choqué.

Si vous m'en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa théologie, et passer trois
années à Naples. Pendant les vacances de l'Académie ecclésiastique, il ira,
s'il
veut, voir Paris et Londres; mais il ne se montrera jamais à Parme. Ce mot
donna
comme un frisson à la duchesse.

Elle envoya un courrier à son neveu, et lui donna rendez-vous à Plaisance.
Faut-il
dire que ce courrier était porteur de tous les moyens d'argent et de tous les
passeports nécessaires?

Arrivé le premier à Plaisance, Fabrice courut au-devant de la duchesse, et
l'embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut
heureuse
que le comte ne fût pas présent; depuis leurs amours, c'était la première fois
qu'elle éprouvait cette sensation.

Fabrice fut profondément touché, et ensuite affligé des plans que la duchesse
avait faits pour lui; son espoir avait toujours été que, son affaire de
Waterloo
arrangée, il finirait par être militaire. Une chose frappa la duchesse et
augmenta
encore l'opinion romanesque qu'elle s'était formée de son neveu; il refusa
absolument de mener la vie de café dans une des grandes villes d'Italie.

-- Te vois-tu au Corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse, avec des
chevaux anglais de pur sang! Pour le soir, une voiture, un joli
appartement, etc.
Elle insistait avec délices sur la description de ce bonheur vulgaire
qu'elle voyait
Fabrice repousser avec dédain. C'est un héros, pensait-elle.

-- Et après dix ans de cette vie agréable, qu'aurai-je fait? disait
Fabrice; que serai-
je? Un jeune homme mûr qui doit céder le haut du pavé au premier bel
adolescent qui débute dans le monde, lui aussi sur un cheval anglais.

Fabrice rejeta d'abord bien loin le parti de l'Eglise; il parlait d'aller à
New York, de
se faire citoyen et soldat républicain en Amérique.

-- Quelle erreur est la tienne! Tu n'auras pas la guerre, et tu retombes
dans la vie
de café, seulement sans élégance, sans musique, sans amours, répliqua la
duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une triste vie que
celle
d'Amérique. Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect
qu'il faut
avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes décident de tout. On
revint au
parti de l'Eglise.

-- Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse, comprends donc ce que le
comte te
demande: il ne s'agit pas du tout d'être un pauvre prêtre plus ou moins
exemplaire
et vertueux, comme l'abbé Blanès. Rappelle-toi ce que furent tes oncles les
archevêques de Parme; relis les notices sur leurs vies, dans le supplément à la
généalogie. Avant tout il convient à un homme de ton nom d'être un grand
seigneur, noble généreux, protecteur de la justice, destiné d'avance à se
trouver à
la tête de son ordre... et dans toute sa vie ne faisant qu'une coquinerie,
mais celle-
là fort utile.

-- Ainsi voilà toutes mes illusions à vau-l'eau, disait Fabrice en soupirant
profondément; le sacrifice est cruel! je l'avoue, je n'avais pas réfléchi à
cette
horreur pour l'enthousiasme et l'esprit, même exercés à leur profit, qui
désormais
va régner parmi les souverains absolus.

-- Songe qu'une proclamation, qu'un caprice du coeur précipite l'homme
enthousiaste dans le parti contraire à celui qu'il a servi toute la vie!

-- Moi enthousiaste! répéta Fabrice; étrange accusation! je ne puis pas
même être
amoureux!

-- Comment? s'écria la duchesse.

-- Quand j'ai l'honneur de faire la cour à une beauté, même de bonne
naissance, et
dévote, je ne puis penser à elle que quand je la vois.

Cet aveu fit une étrange impression sur la duchesse.

-- Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour prendre congé de madame C. de
Novare et, ce qui est encore plus difficile, des châteaux en Espagne de
toute ma
vie. J'écrirai à ma mère, qui sera assez bonne pour venir me voir à
Belgirate,
sur la rive piémontaise du lac Majeur, et le trente et unième jour après
celui-ci, je
serai incognito dans Parme.

-- Garde-t'en bien! s'écria la duchesse. Elle ne voulait pas que le comte
Mosca la
vît parler à Fabrice.

Les mêmes personnages se revirent à Plaisance; la duchesse cette fois était
fort
agitée; un orage s'était élevé à la cour, le parti de la marquise Raversi
touchait au
triomphe; il était possible que le comte Mosca fût remplacé par le général
Fabio
Conti, chef de ce qu'on appelait à Parme le parti libéral. Excepté le nom du
rival qui croissait dans la faveur du prince, la duchesse dit tout à
Fabrice. Elle
discuta de nouveau les chances de son avenir, même avec la perspective de
manquer de la toute-puissante protection du comte.

-- Je vais passer trois ans à l'Académie ecclésiastique de Naples, s'écria
Fabrice;
mais puisque je dois être avant tout un jeune gentilhomme, et que tu ne
m'astreins pas à mener la vie sévère d'un séminariste vertueux, ce séjour à
Naples
ne m'effraie nullement, cette vie-là vaudra bien celle de Romagnano; la bonne
compagnie de l'endroit commençait à me trouver jacobin. Dans mon exil j'ai
découvert que je ne sais rien, pas même le latin, pas même l'orthographe.
J'avais
le projet de refaire mon éducation à Novare, j'étudierai volontiers la
théologie à
Naples: c'est une science compliquée. La duchesse fut ravie; si nous sommes
chassés, lui dit-elle, nous irons te voir à Naples. Mais puisque tu
acceptes jusqu'à
nouvel ordre le parti des bas violets, le comte, qui connaît bien l'Italie actuelle,
m'a chargé d'une idée pour toi. Crois ou ne crois pas à ce qu'on t'enseignera,
mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne les
règles du
jeu de whist; est-ce que tu ferais des objections aux règles du whist? J'ai
dit au
comte que tu croyais, et il s'en est félicité; cela est utile dans ce monde
et dans
l'autre. Mais si tu crois, ne tombe point dans la vulgarité de parler avec
horreur de
Voltaire, Diderot, Raynal, et de tous ces écervelés de Français précurseurs des
deux chambres. Que ces noms-là se trouvent rarement dans ta bouche; mais
enfin quand il le faut, parle de ces messieurs avec une ironie calme; ce
sont gens
depuis longtemps réfutés, et dont les attaques ne sont plus d'aucune
conséquence. Crois aveuglément tout ce que l'on te dira à l'Académie. Songe
qu'il
y a des gens qui tiendront note fidèle de tes moindres objections; on te
pardonnera une petite intrigue galante si elle est bien menée, et non pas
un doute;
l'âge supprime l'intrigue et augmente le doute. Agis sur ce principe au
tribunal de
la pénitence. Tu auras une lettre de recommandation pour un évêque factotum du
cardinal archevêque de Naples; à lui seul tu dois avouer ton escapade en
France,
et ta présence, le 18 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste abrège
beaucoup, diminue cette aventure, avoue-la seulement pour qu'on ne puisse pas
te reprocher de l'avoir cachée; tu étais si jeune alors!

La seconde idée que le comte t'envoie est celle-ci: S'il te vient une
raison brillante,
une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède
point à la
tentation de briller, garde le silence; les gens fins verront ton esprit
dans tes yeux.
Il sera temps d'avoir de l'esprit quand tu seras évêque.

Fabrice débuta à Naples avec une voiture modeste et quatre domestiques, bons
Milanais, que sa tante lui avait envoyés. Après une année d'étude personne ne
disait que c'était un homme d'esprit, on le regardait comme un grand seigneur
appliqué, fort généreux, mais un peu libertin.

Cette année, assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse. Le
comte
fut trois ou quatre fois à deux doigts de sa perte; le prince, plus peureux que
jamais parce qu'il était malade cette année-là, croyait, en le renvoyant, se
débarrasser de l'odieux des exécutions faites avant l'entrée du comte au
ministère.
Le Rassi était le favori du coeur qu'on voulait garder avant tout. Les
périls du
comte lui attachèrent passionnément la duchesse, elle ne songeait plus à
Fabrice.
Pour donner une couleur à leur retraite possible, il se trouva que l'air de
Parme,
un peu humide en effet, comme celui de toute la Lombardie, ne convenait
nullement à sa santé. Enfin après des intervalles de disgrâce, qui allèrent
pour le
comte, premier ministre, jusqu'à passer quelquefois vingt jours entiers
sans voir
son maître en particulier, Mosca l'emporta; il fit nommer le général Fabio
Conti,
le prétendu libéral, gouverneur de la citadelle où l'on enfermait les
libéraux jugés
par Rassi. Si Conti use d'indulgence envers ses prisonniers, disait Mosca à son
amie, on le disgracie comme un jacobin auquel ses idées politiques font oublier
ses devoirs de général; s'il se montre sévère et impitoyable, et c'est ce
me semble
de ce côté-là qu'il inclinera, il cesse d'être le chef de son propre parti,
et s'aliène
toutes les familles qui ont un des leurs à la citadelle. Ce pauvre homme sait
prendre un air tout confit de respect à l'approche du prince; au besoin il
change
de costume quatre fois en un jour; il peut discuter une question
d'étiquette, mais
ce n'est point une tête capable de suivre le chemin difficile par lequel
seulement il
peut se sauver; et dans tous les cas je suis là.

Le lendemain de la nomination du général Fabio Conti, qui terminait la crise
ministérielle, on apprit que Parme aurait un journal ultra-monarchique.

-- Que de querelles ce journal va faire naître! disait la duchesse.

-- Ce journal, dont l'idée est peut-être mon chef-d'oeuvre, répondait le
comte en
riant, peu à peu je m'en laisserai bien malgré moi ôter la direction par les ultra-
furibonds. J'ai fait attacher de beaux appointements aux places de
rédacteur. De
tous côtés on va solliciter ces places: cette affaire va nous faire passer
un mois ou
deux, et l'on oubliera les périls que je viens de courir. Les graves
personnages P.
et D. sont déjà sur les rangs.

-- Mais ce journal sera d'une absurdité révoltante.

-- J'y compte bien, répliquait le comte. Le prince le lira tous les matins
et admirera
ma doctrine à moi qui l'ai fondé. Pour les détails, il approuvera ou sera
choqué;
des heures qu'il consacre au travail en voilà deux de prises. Le journal se
fera des
affaires, mais à l'époque où arriveront les plaintes sérieuses, dans huit
ou dix
mois, il sera entièrement dans les mains des ultra-furibonds. Ce sera ce
parti qui
me gêne qui devra répondre, moi j'élèverai des objections contre le journal; au
fond, j'aime mieux cent absurdités atroces qu'un seul pendu. Qui se souvient
d'une absurdité deux ans après le numéro du journal officiel? Au lieu que
les fils
et la famille du pendu me vouent une haine qui durera autant que moi et qui
peut-
être abrégera ma vie.

La duchesse, toujours passionnée pour quelque chose, toujours agissante, jamais
oisive, avait plus d'esprit que toute la cour de Parme; mais elle manquait de
patience et d'impassibilité pour réussir dans les intrigues. Toutefois,
elle était
parvenue à suivre avec passion les intérêts des diverses coteries, elle
commençait
même à avoir un crédit personnel auprès du prince. Clara-Paolina, la princesse
régnante, environnée d'honneurs, mais emprisonnée dans l'étiquette la plus
surannée, se regardait comme la plus malheureuse des femmes. La duchesse
Sanseverina lui fit la cour, et entreprit de lui prouver qu'elle n'était
point si
malheureuse. Il faut savoir que le prince ne voyait sa femme qu'à dîner: ce
repas
durait trente minutes et le prince passait des semaines entières sans
adresser la
parole à Clara-Paolina. Mme Sanseverina essaya de changer tout cela; elle
amusait le prince, et d'autant plus qu'elle avait su conserver toute son
indépendance. Quand elle l'eût voulu, elle n'eût pas pu ne jamais blesser aucun
des sots qui pullulaient à cette cour. C'était cette parfaite inhabileté de
sa part qui
la faisait exécrer du vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis,
jouissant en
général de cinq mille livres de rentes. Elle comprit ce malheur dès les
premiers
jours, et s'attacha exclusivement à plaire au souverain et à sa femme, laquelle
dominait absolument le prince héréditaire. La duchesse savait amuser le
souverain et profitait de l'extrême attention qu'il accordait à ses
moindres paroles
pour donner de bons ridicules aux courtisans qui la haïssaient. Depuis les
sottises
que Rassi lui avait fait faire, et les sottises de sang ne se réparent pas,
le prince
avait peur quelquefois, et s'ennuyait souvent, ce qui l'avait conduit à la
triste
envie; il sentait qu'il ne s'amusait guère, et devenait sombre quand il
croyait voir
que d'autres s'amusaient; l'aspect du bonheur le rendait furieux. Il faut
cacher nos
amours, dit la duchesse à son ami; et elle laissa deviner au prince qu'elle
n'était
plus que fort médiocrement éprise du comte, homme d'ailleurs si estimable.

Cette découverte avait donné un jour heureux à Son Altesse. De temps à
autre, la
duchesse laissait tomber quelques mots du projet qu'elle aurait de se donner
chaque année un congé de quelques mois qu'elle emploierait à voir l'Italie
qu'elle
ne connaissait point: elle irait visiter Naples, Florence Rome. Or, rien au
monde
ne pouvait faire plus de peine au prince qu'une telle apparence de désertion:
c'était là une de ses faiblesses les plus marquées, les démarches qui
pouvaient être
imputées à mépris pour sa ville capitale lui perçaient le coeur. Il sentait
qu'il
n'avait aucun moyen de retenir Mme Sanseverina, et Mme Sanseverina était de
bien loin la femme la plus brillante de Parme. Chose unique avec la paresse
italienne, on revenait des campagnes environnantes pour assister à ses
jeudis ;
c'étaient de véritables fêtes; presque toujours la duchesse y avait quelque chose
de neuf et de piquant. Le prince mourait d'envie de voir un de ces jeudis mais
comment s'y prendre? Allez chez un simple particulier! c'était une chose que ni
son père ni lui n'avaient jamais faite!

Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid; à chaque instant de la
soirée le duc
entendait des voitures qui ébranlaient le pavé de la place du palais, en
allant chez
Mme Sanseverina. Il eut un mouvement d'impatience: d'autres s'amusaient, et
lui,
prince souverain, maître absolu, qui devait s'amuser plus que personne au
monde, il connaissait l'ennui! Il sonna son aide de camp, il fallut le temps de
placer une douzaine de gens affidés dans la rue qui conduisait du palais de Son
Altesse au palais Sanseverina. Enfin, après une heure qui parut un siècle au
prince, et pendant laquelle il fut vingt fois tenté de braver les poignards
et de
sortir à l'étourdie et sans nulle précaution, il parut dans le premier
salon de Mme
Sanseverina. La foudre serait tombée dans ce salon qu'elle n'eût pas
produit une
pareille surprise. En un clin d'oeil, et à mesure que le prince s'avançait,
s'établissait dans ces salons si bruyants et si gais un silence de stupeur;
tous les
yeux, fixés sur le prince, s'ouvraient outre mesure. Les courtisans
paraissaient
déconcertés; la duchesse elle seule n'eut point l'air étonné. Quand enfin
l'on eut
retrouvé la force de parler, la grande préoccupation de toutes les personnes
présentes fut de décider cette importante question: la duchesse avait-elle été
avertie de cette visite, ou bien a-t-elle été surprise comme tout le monde?

Le prince s'amusa, et l'on va juger du caractère tout de premier mouvement
de la
duchesse, et du pouvoir infini que les idées vagues de départ adroitement
jetées
lui avaient laissé prendre.

En reconduisant le prince qui lui adressait des mots fort aimables, il lui
vint une
idée singulière et qu'elle osa bien lui dire tout simplement, et comme une
chose
des plus ordinaires.

-- Si Votre Altesse Sérénissime voulait adresser à la princesse trois ou
quatre de
ces phrases charmantes qu'elle me prodigue, elle ferait mon bonheur bien plus
sûrement qu'en me disant ici que je suis jolie. C'est que je ne voudrais
pas pour
tout au monde que la princesse pût voir de mauvais oeil l'insigne marque de
faveur dont Votre Altesse vient de m'honorer. Le prince la regarda fixement et
répliqua d'un air sec:

-- Apparemment que je suis le maître d'aller où il me plaît.

La duchesse rougit.

-- Je voulais seulement, reprit-elle à l'instant, ne pas exposer Son
Altesse à faire
une course inutile, car ce jeudi sera le dernier; je vais aller passer
quelques jours à
Bologne ou à Florence.

Comme elle rentrait dans ses salons, tout le monde la croyait au comble de la
faveur, et elle venait de hasarder ce que de mémoire d'homme personne n'avait
osé à Parme. Elle fit un signe au comte qui quitta sa table de whist et la
suivit
dans un petit salon éclairé, mais solitaire.

-- Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il; je ne vous l'aurais
pas conseillé;
mais dans les coeurs bien épris, ajouta-t-il en riant, le bonheur augmente
l'amour,
et si vous partez demain matin, je vous suis demain soir. Je ne serai
retardé que
par cette corvée du ministère des finances dont j'ai eu la sottise de me
charger,
mais en quatre heures de temps bien employées on peut faire la remise de bien
des caisses. Rentrons, chère amie, et faisons de la fatuité ministérielle
en toute
liberté, et sans nulle retenue, c'est peut-être la dernière représentation
que nous
donnons en cette ville. S'il se croit bravé, l'homme est capable de tout;
il appellera
cela faire un exemple. Quand ce monde sera parti, nous aviserons aux
moyens de vous barricader pour cette nuit; le mieux serait peut-être de
partir sans
délai pour votre maison de Sacca, près du Pô, qui a l'avantage de n'être
qu'à une
demi-heure de distance des Etats autrichiens.

L'amour et l'amour-propre de la duchesse eurent un moment délicieux; elle
regarda le comte, et ses yeux se mouillèrent de larmes. Un ministre si puissant,
environné de cette foule de courtisans qui l'accablaient d'hommages égaux à
ceux
qu'ils adressaient au prince lui-même, tout quitter pour elle et avec cette
aisance!

En rentrant dans les salons, elle était folle de joie. Tout le monde se
prosternait
devant elle.

Comme le bonheur change la duchesse, disaient de toutes parts les courtisans,
c'est à ne pas la reconnaître. Enfin cette âme romaine et au-dessus de tout
daigne
pourtant apprécier la faveur exorbitante dont elle vient d'être l'objet de
la part du
souverain.

Vers la fin de la soirée, le comte vint à elle:-- Il faut que je vous dise des
nouvelles. Aussitôt les personnes qui se trouvaient auprès de la duchesse
s'éloignèrent.

-- Le prince en rentrant au palais, continua le comte, s'est fait annoncer
chez sa
femme. Jugez de la surprise! Je viens vous rendre compte, lui a-t-il dit, d'une
soirée fort aimable, en vérité, que j'ai passée chez la Sanseverina. C'est
elle qui
m'a prié de vous faire le détail de la façon dont elle a arrangé ce vieux
palais
enfumé. Alors le prince, après s'être assis, s'est mis à faire la
description de
chacun de vos salons.

Il a passé plus de vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleurait de joie;
malgré
son esprit, elle n'a pas pu trouver un mot pour soutenir la conversation
sur le ton
léger que Son Altesse voulait bien lui donner.

Ce prince n'était point un méchant homme, quoi qu'en pussent dire les libéraux
d'Italie. A la vérité, il avait fait jeter dans les prisons un assez bon
nombre d'entre
eux, mais c'était par peur, et il répétait quelquefois comme pour se
consoler de
certains souvenirs: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable nous tue. Le
lendemain de la soirée dont nous venons de parler, il était tout joyeux, il
avait fait
deux belles actions: aller au jeudi et parler à sa femme. A dîner, il lui
adressa la
parole; en un mot, cejeudi de Mme Sanseverina amena une révolution
d'intérieur dont tout Parme retentit; la Raversi fut consternée, et la
duchesse eut
une double joie: elle avait pu être utile à son amant et l'avait trouvé
plus épris que
jamais.

Tout cela à cause d'une idée bien imprudente qui m'est venue! disait-elle au
comte. Je serais plus libre sans doute à Rome ou à Naples, mais y trouverais-je
un jeu aussi attachant? Non, en vérité, mon cher comte, et vous faites mon
bonheur.




Livre Premier - Chapitre VII.

C'est de petits détails de cour aussi insignifiants que celui que nous
venons de
raconter qu'il faudrait remplir l'histoire des quatre années qui suivirent.
Chaque
printemps, la marquise venait avec ses filles passer deux mois au palais
Sanseverina ou à la terre de Sacca, aux bords du Pô, il y avait des moments
bien
doux, et l'on parlait de Fabrice; mais le comte ne voulut jamais lui
permettre une
seule visite à Parme. La duchesse et le ministre eurent bien à réparer quelques
étourderies, mais en général Fabrice suivait assez sagement la ligne de
conduite
qu'on lui avait indiquée: un grand seigneur qui étudie la théologie et qui ne
compte point absolument sur sa vertu pour faire son avancement. A Naples, il
s'était pris d'un goût très vif pour l'étude de l'antiquité, il faisait des
fouilles; cette
passion avait presque remplacé celle des chevaux. Il avait vendu ses chevaux
anglais pour continuer des fouilles à Misène, où il avait trouvé un buste
de Tibère,
jeune encore, qui avait pris rang parmi les plus beaux restes de
l'antiquité. La
découverte de ce buste fut presque le plaisir le plus vif qu'il eût rencontré à
Naples. Il avait l'âme trop haute pour chercher à imiter les autres jeunes
gens, et,
par exemple, pour vouloir jouer avec un certain sérieux le rôle d'amoureux.
Sans
doute il ne manquait point de maîtresses, mais elles n'étaient pour lui
d'aucune
conséquence, et, malgré son âge, on pouvait dire de lui qu'il ne
connaissait point
l'amour; il n'en était que plus aimé. Rien ne l'empêchait d'agir avec le
plus beau
sang-froid, car pour lui une femme jeune et jolie était toujours l'égale d'une autre
femme jeune et jolie; seulement la dernière connue lui semblait la plus
piquante.
Une des dames les plus admirées à Naples avait fait des folies en son honneur
pendant la dernière année de son séjour, ce qui d'abord l'avait amusé, et
avait fini
par l'excéder d'ennui, tellement qu'un des bonheurs de son départ fut d'être
délivré des attentions de la charmante duchesse d'A... Ce fut en 1821, qu'ayant
subi passablement tous ses examens, son directeur d'études ou gouverneur eut
une croix et un cadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme,
à laquelle
il songeait souvent. Il était Monsignore, et il avait quatre chevaux à sa
voiture; à la poste avant Parme, il n'en prit que deux, et dans la ville
fit arrêter
devant l'église de Saint-Jean. Là se trouvait le riche tombeau de l'archevêque
Ascagne del Dongo, son arrière-grand-oncle, l'auteur de la Généalogie latine.
Il pria auprès du tombeau, puis arriva au pied au palais de la duchesse qui ne
l'attendait que quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son
salon,
bientôt on la laissa seule.

-- Eh bien! es-tu contente de moi? lui dit-il en se jetant dans ses bras:
grâce à toi,
j'ai passé quatre années assez heureuses à Naples, au lieu de m'ennuyer à
Novare
avec ma maîtresse autorisée par la police.

La duchesse ne revenait pas de son étonnement, elle ne l'eût pas reconnu à
le voir
passer dans la rue; elle le trouvait ce qu'il était en effet, l'un des plus
jolis hommes
de l'Italie; il avait surtout une physionomie charmante. Elle l'avait envoyé à
Naples avec la tournure d'un hardi casse-cou; la cravache qu'il portait
toujours
alors semblait faire partie inhérente de son être: maintenant il avait
l'air le plus
noble et le plus mesuré devant les étrangers, et dans le particulier, elle
lui trouvait
tout le feu de sa première jeunesse. C'était un diamant qui n'avait rien
perdu à être
poli. Il n'y avait pas une heure que Fabrice était arrivé, lorsque le comte
Mosca
survint; il arriva un peu trop tôt. Le jeune homme lui parla en si bons
termes de la
croix de Parme accordée à son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance
pour d'autres bienfaits dont il n'osait parler d'une façon aussi claire,
avec une
mesure si parfaite, que du premier coup d'oeil le ministre le jugea
favorablement.
Ce neveu, dit-il tout bas à la duchesse, est fait pour orner toutes les
dignités
auxquelles vous voudrez l'élever par la suite. Tout allait à merveille
jusque-là,
mais quand le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-là attentif
uniquement à
ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva des yeux
singuliers. Ce jeune
homme fait ici une étrange impression, se dit-il. Cette réflexion fut amère; le
comte avait atteint la cinquantaine, c'est un mot bien cruel et dont
peut-être
un homme éperdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement. Il était
fort bon, fort digne d'être aimé, à ses sévérités près comme ministre.
Mais, à ses
yeux, ce mot cruel la cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et eût été
capable de le faire cruel pour son propre compte. Depuis cinq années qu'il
avait
décidé la duchesse à venir à Parme, elle avait souvent excité sa jalousie
surtout
dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait donné de sujet de
plainte
réel. Il croyait même, et il avait raison, que c'était dans le dessein de mieux
s'assurer de son coeur que la duchesse avait eu recours à ces apparences de
distinction en faveur de quelques jeunes beaux de la cour. Il était sûr, par
exemple, qu'elle avait refusé les hommages du prince, qui même, à cette
occasion, avait dit un mot instructif.

-- Mais si j'acceptais les hommages de Votre Altesse, lui disait la duchesse en
riant, de quel front oser reparaître devant le comte?

-- Je serais presque aussi décontenancé que vous. Le cher comte! mon ami! Mais
c'est un embarras bien facile à tourner et auquel j'ai songé: le comte
serait mis à la
citadelle pour le reste de ses jours.

Au moment de l'arrivée de Fabrice, la duchesse fut tellement transportée de
bonheur, qu'elle ne songea pas du tout aux idées que ses yeux pourraient donner
au comte. L'effet fut profond et les soupçons sans remède.

Fabrice fut reçu par le prince deux heures après son arrivée; la duchesse,
prévoyant le bon effet que cette audience impromptue devait produire dans le
public, la sollicitait depuis deux mois: cette faveur mettait Fabrice hors
de pair
dès le premier instant; le prétexte avait été qu'il ne faisait que passer à
Parme pour
aller voir sa mère en Piémont. Au moment où un petit billet charmant de la
duchesse vint dire au prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse
s'ennuyait. Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine
plate ou
sournoise. Le commandant de la place avait déjà rendu compte de la première
visite au tombeau de l'oncle archevêque. Le prince vit entrer un grand jeune
homme, que, sans ses bas violets, il eût pris pour quelque jeune officier.

Cette petite surprise chassa l'ennui: voilà un gaillard, se dit-il, pour
lequel on va
me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles dont je puis disposer. Il
arrive, il doit être ému: je m'en vais faire de la politique jacobine; nous
verrons un
peu comment il répondra.

Après les premiers mots gracieux de la part du prince:

-- Eh bien! Monsignore, dit-il à Fabrice, les peuples de Naples sont-ils
heureux? Le roi est-il aimé?

-- Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans hésiter un instant,
j'admirais, en
passant dans la rue, l'excellente tenue des soldats des divers régiments de
S.M. le
Roi; la bonne compagnie est respectueuse envers ses maîtres comme elle doit
l'être; mais j'avouerai que de la vie je n'ai souffert que les gens des
basses classes
me parlassent d'autre chose que du travail pour lequel je les paie.

-- Peste! dit le prince, quel sacre! voici un oiseau bien stylé, c'est
l'esprit de la
Sanseverina. Piqué au jeu, le prince employa beaucoup d'adresse à faire parler
Fabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, animé par le danger, eut le
bonheur de trouver des réponses admirables: c'est presque de l'insolence que
d'afficher de l'amour pour son roi, disait-il, c'est de l'obéissance
aveugle qu'on lui
doit. A la vue de tant de prudence le prince eut presque de l'humeur; il
paraît que
voici un homme d'esprit qui nous arrive de Naples, et je n'aime pas cette
engeance
; un homme d'esprit a beau marcher dans les meilleurs principes et
même de bonne foi, toujours par quelque côté il est cousin germain de
Voltaire et
de Rousseau.

Le prince se trouvait comme bravé par les manières si convenables et les
réponses tellement inattaquables du jeune échappé de collège; ce qu'il
avait prévu
n'arrivait point: en un clin d'oeil il prit le ton de la bonhomie, et,
remontant, en
quelques mots, jusqu'aux grands principes des sociétés et du gouvernement, il
débita, en les adaptant à la circonstance, quelques phrases de Fénelon
qu'on lui
avait fait apprendre par coeur dès l'enfance pour les audiences publiques.

-- Ces principes vous étonnent, jeune homme, dit-il à Fabrice (il l'avait
appelé monsignore au commencement de l'audience, et il comptait lui
donner du monsignore en le congédiant, mais dans le courant de la
conversation il trouvait
plus adroit, plus favorable aux tournures pathétiques, de l'interpeller par
un petit
nom d'amitié); ces principes vous étonnent, jeune homme, j'avoue qu'ils ne
ressemblent guère aux tartines d'absolutisme (ce fut le mot) que l'on
peut lire
tous les jours dans mon journal officiel... Mais, grand Dieu! qu'est-ce que
je vais
vous citer là? ces écrivains du journal sont pour vous bien inconnus.

-- Je demande pardon à Votre Altesse Sérénissime; non seulement je lis le
journal
de Parme, qui me semble assez bien écrit, mais encore je tiens, avec lui,
que tout
ce qui a été fait depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est à la fois un
crime et
une sottise. Le plus grand intérêt de l'homme, c'est son salut, il ne peut
pas y
avoir deux façons de voir à ce sujet, et ce bonheur-là doit durer une
éternité. Les
mots liberté, justice, bonheur du plus grand nombre, sont infâmes et
criminels: ils donnent aux esprits l'habitude de la discussion et de la
méfiance.
Une chambre des députés se défie de ce que ces gens-là appellent le
ministère
. Cette fatale habitude de la méfiance une fois contractée, la
faiblesse humaine l'applique à tout, l'homme arrive à se méfier de la
Bible, des
ordres de l'Eglise, de la tradition, etc., etc.; dès lors il est perdu.
Quand bien
même, ce qui est horriblement faux et criminel à dire, cette méfiance envers
l'autorité des princes établis de Dieu donnerait le bonheur pendant les vingt
ou trente années de vie que chacun de nous peut prétendre, qu'est-ce qu'un demi-
siècle ou un siècle tout entier, comparé à une éternité de supplices? etc.

On voyait, à l'air dont Fabrice parlait, qu'il cherchait à arranger ses
idées de façon
à les faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il était
clair qu'il ne
récitait pas une leçon.

Bientôt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont les
manières simples et graves le gênaient.

-- Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois qu'on donne une
excellente éducation dans l'Académie ecclésiastique de Naples, et il est tout
simple que quand ces bons préceptes tombent sur un esprit aussi distingué, on
obtienne des résultats brillants. Adieu; et il lui tourna le dos.

Je n'ai point plu à cet animal-là, se dit Fabrice.

Maintenant il nous reste à voir, dit le prince dès qu'il fut seul, si ce
beau jeune
homme est susceptible de passion pour quelque chose; en ce cas il serait
complet... Peut-on répéter avec plus d'esprit les leçons de la tante? Il me
semblait
l'entendre parler; s'il y avait une révolution chez moi, ce serait elle qui
rédigerait le
Moniteur, comme jadis la San Felice à Naples! Mais la San Felice, malgré ses
vingt-cinq ans et sa beauté, fut un peu pendue! Avis aux femmes de trop
d'esprit.
En croyant Fabrice l'élève de sa tante, le prince se trompait: les gens
d'esprit qui
naissent sur le trône ou à côté perdent bientôt toute finesse de tact; ils
proscrivent, autour d'eux, la liberté de conversation qui leur paraît
grossièreté; ils
ne veulent voir que des masques et prétendent juger de la beauté du teint; le
plaisant c'est qu'ils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple,
Fabrice croyait à peu près tout ce que nous lui avons entendu dire; il est
vrai qu'il
ne songeait pas deux fois par mois à tous ces grands principes. Il avait
des goûts
vifs, il avait de l'esprit, mais il avait la foi.

Le goût de la liberté, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre,
dont le XIXe siècle s'est entiché, n'étaient à ses yeux qu'une hérésie qui
passera comme les autres, mais après avoir tué beaucoup d'âmes, comme la peste
tandis qu'elle règne dans une contrée tue beaucoup de corps. Et malgré tout
cela
Fabrice lisait avec délices les journaux français, et faisait même des
imprudences
pour s'en procurer.

Comme Fabrice revenait tout ébouriffé de son audience au palais, et racontait à
sa tante les diverses attaques du prince:

-- Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout présentement chez le père
Landriani, notre
excellent archevêque; vas-y à pied, monte doucement l'escalier, fais peu de
bruit
dans les antichambres; si l'on te fait attendre, tant mieux, mille fois
tant mieux! en
un mot, sois apostolique!

-- J'entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe.

-- Pas le moins du monde, c'est la vertu même.

-- Même après ce qu'il a fait, reprit Fabrice étonné, lors du supplice du comte
Palanza?

-- Oui, mon ami, après ce qu'il a fait: le père de notre archevêque était
un commis
au ministère des finances, un petit bourgeois, voilà qui explique tout.
Monseigneur Landriani est un homme d'un esprit vif étendu, profond; il est
sincère, il aime la vertu: je suis convaincue que si un empereur Décius
revenait au
monde, il subirait le martyre comme le Polyeucte de l'Opéra, qu'on nous donnait
la semaine passée. Voilà le beau côté de la médaille, voici le revers: dès
qu'il est
en présence du souverain, ou seulement du premier ministre, il est ébloui de tant
de grandeur, il se trouble, il rougit; il lui est matériellement impossible
de dire
non. De là les choses qu'il a faites, et qui lui ont valu cette cruelle
réputation dans
toute l'Italie; mais ce qu'on ne sait pas, c'est que, lorsque l'opinion
publique vint
l'éclairer sur le procès du comte Palanza, il s'imposa pour pénitence de
vivre au
pain et à l'eau pendant treize semaines, autant de semaines qu'il y a de
lettres dans
les noms Davide Palanza. Nous avons à cette cour un coquin d'infiniment
d'esprit, nommé Rassi, grand juge ou fiscal général, qui, lors de la mort du
comte Palanza, ensorcela le père Landriani. A l'époque de la pénitence des
treize
semaines, le comte Mosca, par pitié et un peu par malice, l'invitait à
dîner une et
même deux fois par semaine; le bon archevêque, pour faire sa cour, dînait
comme tout le monde. Il eût cru qu'il y avait rébellion et jacobinisme à
afficher
une pénitence pour une action approuvée du souverain. Mais l'on savait que,
pour chaque dîner, où son devoir de fidèle sujet l'avait obligé à manger comme
tout le monde, il s'imposait une pénitence de deux journées de nourriture
au pain
et à l'eau.

Monseigneur Landriani, esprit supérieur, savant du premier ordre, n'a qu'un
faible, il veut être aimé : ainsi, attendris-toi en le regardant, et, à
la troisième
visite, aime-le tout à fait. Cela, joint à ta naissance, te fera adorer
tout de suite. Ne
marque pas de surprise s'il te reconduit jusque sur l'escalier, aie l'air
d'être
accoutumé à ces façons; c'est un homme né à genoux devant la noblesse. Du
reste, sois simple, apostolique, pas d'esprit, pas de brillant, pas de repartie
prompte; si tu ne l'effarouches point, il se plaira avec toi; songe qu'il
faut que de
son propre mouvement il te fasse son grand vicaire. Le comte et moi nous serons
surpris et même fâchés de ce trop rapide avancement, cela est essentiel
vis-à-vis
du souverain.

Fabrice courut à l'archevêché: par un bonheur singulier, le valet de chambre du
bon prélat, un peu sourd, n'entendit pas le nom del Dongo ; il annonça un
jeune prêtre, nommé Fabrice; l'archevêque se trouvait avec un curé de moeurs
peu exemplaires, et qu'il avait fait venir pour le gronder. Il était en
train de faire
une réprimande, chose très pénible pour lui, et ne voulait pas avoir ce
chagrin sur
le coeur plus longtemps; il fit donc attendre trois quarts d'heure le petit
neveu du
grand archevêque Ascanio del Dongo.

Comment peindre ses excuses et son désespoir quand, après avoir reconduit le
curé jusqu'à la seconde antichambre, et lorsqu'il demandait en repassant à cet
homme qui attendait, en quoi il pouvait le servir, il aperçut les bas
violets et
entendit le nom Fabrice del Dengo? La chose parut si plaisante à notre héros,
que, dès cette première visite, il hasarda de baiser la main du saint
prélat, dans un
transport de tendresse. Il fallait entendre l'archevêque répéter avec
désespoir: Un
del Dongo attendre dans mon antichambre! Il se crut obligé, en forme d'excuse,
de lui raconter toute l'anecdote du curé, ses torts, ses réponses, etc.

Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais Sanseverina,
que ce
soit là l'homme qui a fait hâter le supplice de ce pauvre comte Palanza!

-- Que pense Votre Excellence, lui dit en riant le comte Mosca, en le voyant
rentrer chez la duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice l'appelât
Excellence).

-- Je tombe des nues; je ne connais rien au caractère des hommes: j'aurais
parié,
si je n'avais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir saigner un poulet.

-- Et vous auriez gagné, reprit le comte; mais quand il est devant le
prince, ou
seulement devant moi, il ne peut dire non. A la vérité, pour que je
produise tout
mon effet, il faut que j'aie le grand cordon jaune passé par-dessus
l'habit; en frac
il me contredirait, aussi je prends toujours un uniforme pour le recevoir.
Ce n'est
pas à nous à détruire le prestige du pouvoir, les journaux français le
démolissent
bien assez vite; à peine si la manie respectante vivra autant que nous, et vous,
mon neveu, vous survivrez au respect. Vous, vous serez bon homme!

Fabrice se plaisait fort dans la société du comte: c'était le premier homme
supérieur qui eût daigné lui parler sans comédie; d'ailleurs ils avaient un
goût
commun, celui des antiquités et des fouilles. Le comte, de son côté, était
flatté de
l'extrême attention avec laquelle le jeune homme l'écoutait; mais il y
avait une
objection capitale: Fabrice occupait un appartement dans le palais Sanseverina,
passait sa vie avec la duchesse, laissait voir en toute innocence que cette
intimité
faisait son bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint d'une fraîcheur
désespérante.

De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement de cruelles, était
piqué
de ce que la vertu de la duchesse, bien connue à la cour, n'avait pas fait une
exception en sa faveur. Nous l'avons vu, l'esprit et la présence d'esprit
de Fabrice
l'avaient choqué dès le premier jour. Il prit mal l'extrême amitié que sa
tante et lui
se montraient à l'étourdie; il prêta l'oreille avec une extrême attention
aux propos
de ses courtisans, qui furent infinis. L'arrivée de ce jeune homme et
l'audience si
extraordinaire qu'il avait obtenue firent pendant un mois à la cour la
nouvelle et
l'étonnement; sur quoi le prince eut une idée.

Il avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin d'une admirable
façon; cet homme passait sa vie au cabaret, et rendait compte de l'esprit du
militaire directement au souverain. Carlone manquait d'éducation, sans quoi
depuis longtemps il eût obtenu de l'avancement. Or, sa consigne était de se
trouver devant le palais tous les jours quand midi sonnait à la grande
horloge. Le
prince alla lui-même un peu avant midi disposer d'une certaine façon la
persienne
d'un entre-sol tenant à la pièce où Son Altesse s'habillait. Il retourna
dans cet
entre-sol un peu après que midi eut sonné, il y trouva le soldat; le prince
avait
dans sa poche une feuille de papier et une écritoire, il dicta au soldat le
billet que
voici:

«Votre Excellence a beaucoup d'esprit, sans doute, et c'est grâce à sa profonde
sagacité que nous voyons cet Etat si bien gouverné. Mais, mon cher comte, de si
grands succès ne marchent point sans un peu d'envie, et je crains fort
qu'on ne rie
un peu à vos dépens, si votre sagacité ne devine pas qu'un certain beau jeune
homme a eu le bonheur d'inspirer, malgré lui peut-être, un amour des plus
singuliers. Cet heureux mortel n'a, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher
comte, ce
qui complique la question, c'est que vous et moi nous avons beaucoup plus que
le double de cet âge. Le soir, à une certaine distance, le comte est charmant,
sémillant, homme d'esprit, aimable au possible; mais le matin, dans
l'intimité, à
bien prendre les choses, le nouveau venu a peut-être plus d'agréments. Or, nous
autres femmes, nous faisons grand cas de cette fraîcheur de la jeunesse,
surtout
quand nous avons passé la trentaine. Ne parle-t-on pas déjà de fixer cet
aimable
adolescent à notre cour, par quelque belle place? Et quelle est donc la
personne
qui en parle le plus souvent à votre Excellence? »

Le prince prit la lettre et donna deux écus au soldat.

-- Ceci outre vos appointements, lui dit-il d'un air morne; le silence
absolu envers
tout le monde, ou bien la plus humide des basses fosses à la citadelle. Le
prince
avait dans son bureau une collection d'enveloppes avec les adresses de la
plupart
des gens de la cour, de la main de ce même soldat qui passait pour ne pas
savoir
écrire, et n'écrivait jamais même ses rapports de police: le prince choisit
celle qu'il
fallait.

Quelques heures plus tard, le comte Mosca reçut une lettre par la poste; on
avait
calculé l'heure où elle pourrait arriver, et au moment où le facteur, qu'on
avait vu
entrer tenant une petite lettre à la main, sortit du palais du ministère,
Mosca fut
appelé chez Son Altesse. Jamais le favori n'avait paru dominé par une plus
noire
tristesse; pour en jouir plus à l'aise, le prince lui cria en le voyant:

-- J'ai besoin de me délasser en jasant au hasard avec l'ami, et non pas de
travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d'un mal à la tête fou, et de
plus il me
vient des idées noires.

Faut-il parler de l'humeur abominable qui agitait le Premier ministre, comte
Mosca de la Rovère, à l'instant où il lui fut permis de quitter son auguste
maître?
Ranuce-Ernest IV était parfaitement habile dans l'art de torturer un coeur,
et je
pourrais faire ici sans trop d'injustice la comparaison du tigre qui aime à
jouer
avec sa proie.

Le comte se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant qu'on ne
laissât
monter âme qui vive, fit dire à l'auditeur de service qu'il lui rendait
la liberté
(savoir un être humain à portée de sa voix lui était odieux), et courut
s'enfermer
dans la grande galerie de tableaux. Là enfin il put se livrer à toute sa
fureur; là il
passa la soirée sans lumières à se promener au hasard, comme un homme hors de
lui. Il cherchait à imposer silence à son coeur, pour concentrer toute la
force de
son attention dans la discussion du parti à prendre. Plongé dans des
angoisses qui
eussent fait pitié à son plus cruel ennemi, il se disait: L'homme que
j'abhorre loge
chez la duchesse, passe tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire
parler
une de ses femmes? Rien de plus dangereux; elle est si bonne; elle les paie
bien!
elle en est adorée! (Et de qui, grand Dieu, n'est-elle pas adorée!) Voici
la question,
reprenait-il avec rage:

Faut-il laisser deviner la jalousie qui me dévore, ou ne pas en parler?

Si je me tais, on ne se cachera point de moi. Je connais Gina, c'est une femme
toute de premier mouvement; sa conduite est imprévue même pour elle; si elle
veut se tracer un rôle d'avance, elle s'embrouille; toujours, au moment de
l'action,
il lui vient une nouvelle idée qu'elle suit avec transport comme étant ce
qu'il y a
de mieux au monde, et qui gâte tout.

Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois tout
ce qui
peut se passer...

Oui, mais en parlant, je fais naître d'autres circonstances; je fais faire des
réflexions; je préviens beaucoup de ces choses horribles qui peuvent arriver...
Peut-être on l'éloigne (le comte respira), alors j'ai presque partie
gagnée; quand
même on aurait un peu d'humeur dans le moment, je la calmerai... et cette
humeur quoi de plus naturel?... elle l'aime comme un fils depuis quinze ans. Là
gît tout mon espoir: comme un fils... mais elle a cessé de le voir depuis sa
fuite pour Waterloo; mais en revenant de Naples, surtout pour elle, c'est
un autre
homme. Un autre homme, répéta-t-il avec rage, et cet homme est charmant;
il a surtout cet air naïf et tendre et cet oeil souriant qui promettent tant de
bonheur! et ces yeux-là la duchesse ne doit pas être accoutumée à les trouver à
notre cour!... Ils y sont remplacés par le regard morne et sardonique.
Moi-même,
poursuivi par les affaires, ne régnant que par mon influence sur un homme qui
voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoir souvent? Ah!
quelques soins que je prenne, c'est surtout mon regard qui doit être vieux
en moi!
Ma gaieté n'est-elle pas toujours voisine de l'ironie?... Je dirai plus,
ici il faut être
sincère, ma gaieté ne laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute proche, le
pouvoir absolu... et la méchanceté? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas à
moi-même, surtout quand on m'irrite: Je puis ce que je veux? et même j'ajoute
une sottise: je dois être plus heureux qu'un autre, puisque je possède ce
que les
autres n'ont pas: le pouvoir souverain dans les trois quarts des choses. Eh
bien!
soyons juste; l'habitude de cette pensée doit gâter mon sourire... doit me
donner
un air d'égoïsme... content... Et, comme son sourire à lui est charmant! il
respire
le bonheur facile de la première jeunesse, et il le fait naître.

Par malheur pour le comte, ce soir-là le temps était chaud, étouffé,
annonçant la
tempête; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-là, portent aux
résolutions
extrêmes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les façons de voir
ce qui lui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent à la
torture cet homme
passionné? Enfin le parti de la prudence l'emporta, uniquement par suite de
cette
réflexion: Je suis fou, probablement; en croyant raisonner, je ne raisonne
pas; je
me retourne seulement pour chercher une position moins cruelle, je passe
sans la
voir à côté de quelque raison décisive. Puisque je suis aveuglé par l'excessive
douleur, suivons cette règle, approuvée de tous les gens sages, qu'on appelle
prudence.

D'ailleurs, une fois que j'ai prononcé le mot fatal jalousie, mon rôle
est tracé à
tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourd'hui, je puis parler
demain, je
reste maître de tout. La crise était trop forte, le comte serait devenu
fou, si elle eût
duré. Il fut soulagé pour quelques instants, son attention vint à s'arrêter
sur la
lettre anonyme. De quelle part pouvait-elle venir? Il y eut là une recherche de
noms, et un jugement à propos de chacun d'eux, qui fit diversion. A la fin le
comte se rappela un éclair de malice qui avait jailli de l'oeil du
souverain quand il
en était venu à dire vers la fin de l'audience: Oui, cher ami convenons-en, les
plaisirs et les soins de l'ambition la plus heureuse, même du pouvoir sans
bornes,
ne sont rien auprès du bonheur intime que donnent les relations de tendresse et
d'amour. Je suis homme avant d'être prince, et, quand j'ai le bonheur
d'aimer, ma
maîtresse s'adresse à l'homme et non au prince. Le comte rapprocha ce moment
de bonheur malin de cette phrase de la lettre: C'est grâce à votre profonde
sagacité que nous voyons cet état si bien gouverné
. Cette phrase est du
prince,
s'écria-t-il, chez un courtisan elle serait d'une imprudence gratuite; la
lettre vient
de Son Altesse.

Ce problème résolu, la petite joie causée par le plaisir de deviner fut bientôt
effacée par la cruelle apparition des grâces charmantes de Fabrice, qui
revint de
nouveau. Ce fut comme un poids énorme qui retomba sur le coeur du
malheureux. Qu'importe de qui soit la lettre anonyme! s'écria-t-il avec
fureur, le
fait qu'elle me dénonce en existe-t-il moins? Ce caprice peut changer ma
vie, dit-il
comme pour s'excuser d'être tellement fou. Au premier moment, si elle l'aime
d'une certaine façon, elle part avec lui pour Belgirate, pour la Suisse, pour
quelque coin du monde. Elle est riche, et d'ailleurs, dût-elle vivre avec
quelques
louis chaque année, que lui importe? Ne m'avouait-elle pas, il n'y a pas
huit jours,
que son palais, si bien arrangé, si magnifique, l'ennuie? Il faut du
nouveau à cette
âme si jeune! Et avec quelle simplicité se présente cette félicité
nouvelle! elle sera
entraînée avant d'avoir songé au danger, avant d'avoir songé à me plaindre!
Et je
suis pourtant si malheureux! s'écria le comte fondant en larmes.

Il s'était juré de ne pas aller chez la duchesse ce soir-là, mais il n'y
put tenir;
jamais ses yeux n'avaient eu une telle soif de la regarder. Sur le minuit il se
présenta chez elle; il la trouva seule avec son neveu, à dix heures elle avait
renvoyé tout le monde et fait fermer sa porte.

A l'aspect de l'intimité tendre qui régnait entre ces deux êtres, et de la
joie naïve
de la duchesse, une affreuse difficulté s'éleva devant les yeux du comte, et à
l'improviste! il n'y avait pas songé durant la longue délibération dans la
galerie de
tableaux: comment cacher sa jalousie?

Ne sachant à quel prétexte avoir recours, il prétendit que ce soir-là, il
avait trouvé
le prince excessivement prévenu contre lui, contredisant toutes ses assertions,
etc., etc. Il eut la douleur de voir la duchesse l'écouter à peine, et ne
faire aucune
attention à ces circonstances qui, l'avant-veille encore, l'auraient jetée
dans des
raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice: jamais cette belle figure
lombarde ne lui avait paru si simple et si noble! Fabrice faisait plus
d'attention
que la duchesse aux embarras qu'il racontait.

Réellement, se dit-il, cette tête joint l'extrême bonté à l'expression
d'une certaine
joie naïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble dire: il n'y a que l'amour et le
bonheur qu'il donne qui soient choses sérieuses en ce monde. Et pourtant arrive-
t-on à quelque détail où l'esprit soit nécessaire, son regard se réveille
et vous
étonne, et l'on reste confondu.

Tout est simple à ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu! comment
combattre un tel ennemi? Et après tout, qu'est-ce que la vie sans l'amour
de Gina?
Avec quel ravissement elle semble écouter les charmantes saillies de cet
esprit si
jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde!

Une idée atroce saisit le comte comme une crampe: le poignarder là devant
elle, et
me tuer après?

Il fit un tour dans la chambre se soutenant à peine sur ses jambes, mais la
main
serrée convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne
faisait attention à ce qu'il pouvait faire. Il dit qu'il allait donner un
ordre à son
laquais, on ne l'entendit même pas; la duchesse riait tendrement d'un mot que
Fabrice venait de lui adresser. Le comte s'approcha d'une lampe dans le premier
salon, et regarda si la pointe de son poignard était bien affilée. Il faut
être gracieux
et de manières parfaites envers ce jeune homme, se disait-il en revenant et se
rapprochant d'eux.

Il devenait fou; il lui sembla qu'en se penchant ils se donnaient des
baisers, là,
sous ses yeux. Cela est impossible en ma présence, se dit-il; ma raison
s'égare. Il
faut se calmer; si j'ai des manières rudes, la duchesse est capable, par simple
pique de vanité, de le suivre à Belgirate; et là, ou pendant le voyage, le
hasard
peut amener un mot qui donnera un nom à ce qu'ils sentent l'un pour l'autre; et
après, en un instant, toutes les conséquences.

La solitude rendra ce mot décisif, et d'ailleurs, une fois la duchesse loin
de moi,
que devenir? et si, après beaucoup de difficultés surmontées du côté du
prince, je
vais montrer ma figure vieille et soucieuse à Belgirate, quel rôle
jouerais-je au
milieu de ces gens fous de bonheur?

Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle langue
italienne est toute faite pour l'amour)! Terzo incomodo (un tiers présent qui
incommode)! Quelle douleur pour un homme d'esprit de sentir qu'on joue ce rôle
exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s'en aller!

Le comte allait éclater ou du moins trahir sa douleur par la décomposition
de ses
traits. Comme en faisant des tours dans le salon, il se trouvait près de la
porte, il
prit la fuite en criant d'un air bon et intime: Adieu vous autres! il faut
éviter le
sang, se dit-il.

Le lendemain de cette horrible soirée, après une nuit passée tantôt à se
détailler
les avantages de Fabrice, tantôt dans les affreux transports de la plus cruelle
jalousie, le comte eut l'idée de faire appeler un jeune valet de chambre à
lui; cet
homme faisait la cour à une jeune fille nommée Chékina, l'une des femmes de
chambre de la duchesse et sa favorite. Par bonheur ce jeune domestique
était fort
rangé dans sa conduite, avare même, et il désirait une place de concierge
dans l'un
des établissements publics de Parme. Le comte ordonna à cet homme de faire
venir à l'instant Chékina, sa maîtresse. L'homme obéit, et une heure plus
tard le
comte parut à l'improviste dans la chambre où cette fille se trouvait avec son
prétendu. Le comte les effraya tous deux par la quantité d'or qu'il leur
donna puis
il adressa ce peu de mots à la tremblante Chékina en la regardant entre les
deux
yeux.

-- La duchesse fait-elle l'amour avec Monsignore?

-- Non, dit cette fille prenant sa résolution après un moment de
silence;... non,
pas encore, mais il baise souvent les mains de madame, en riant il est
vrai, mais
avec transport.

Ce témoignage fut complété par cent réponses à autant de questions furibondes
du comte; sa passion inquiète fit bien gagner à ces pauvres gens l'argent
qu'il leur
avait jeté: il finit par croire à ce qu'on lui disait, et fut moins
malheureux. -- Si
jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il à Chékina, j'enverrai
votre
prétendu passer vingt ans à la forteresse, et vous ne le reverrez qu'en cheveux
blancs.

Quelques jours se passèrent pendant lesquels Fabrice à son tour perdit toute sa
gaieté.

-- Je t'assure, disait-il à la duchesse, que le comte Mosca a de
l'antipathie pour
moi.

-- Tant pis pour Son Excellence, répondait-elle avec une sorte d'humeur.

Ce n'était point là le véritable sujet d'inquiétude qui avait fait
disparaître la gaieté
de Fabrice. La position où le hasard me place n'est pas tenable, se
disait-il. Je suis
bien sûr qu'elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d'un mot trop
significatif
comme d'un inceste. Mais si un soir, après une journée imprudente et folle elle
vient à faire l'examen de sa conscience, si elle croit que j'ai pu deviner
le goût
qu'elle semble prendre pour moi, quel rôle jouerais-je à ses yeux?
exactement le
casto Giuseppe (proverbe italien, allusion au rôle ridicule de Joseph avec la
femme de l'eunuque Putiphar).

Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible d'amour
sérieux? je n'ai pas assez de tenue dans l'esprit pour énoncer ce fait de
façon à ce
qu'il ne ressemble pas comme deux gouttes d'eau à une impertinence. Il ne me
reste que la ressource d'une grande passion laissée à Naples, en ce cas, y
retourner pour vingt-quatre heures: ce parti est sage, mais c'est bien de
la peine!
Resterait un petit amour de bas étage à Parme, ce qui peut déplaire; mais
tout est
préférable au rôle affreux de l'homme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti
pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir; il faudrait, à force de
prudence et
en achetant la discrétion, diminuer le danger. Ce qu'il y avait de cruel au
milieu de
toutes ces pensées, c'est que réellement Fabrice aimait la duchesse de bien
loin
plus qu'aucun être au monde. Il faut être bien maladroit, se disait-il avec
colère,
pour tant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai! Manquant
d'habileté
pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin. Que serait-il
de moi,
grand Dieu! si je me brouillais avec le seul être au monde pour qui j'aie un
attachement passionné? D'un autre côté, Fabrice ne pouvait se résoudre à gâter
un bonheur si délicieux par un mot indiscret. Sa position était si remplie de
charmes! l'amitié intime d'une femme si aimable et si jolie était si douce!
Sous les
rapports plus vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une position
si agréable à
cette cour, dont les grandes intrigues, grâce à elle qui les lui expliquait,
l'amusaient comme une comédie! Mais au premier moment je puis être réveillé
par un coup de foudre! se disait-il. Ces soirées si gaies, si tendres, passées
presque en tête à tête avec une femme si piquante, si elles conduisent à
quelque
chose de mieux, elle croira trouver en moi un amant; elle me demandera des
transports, de la folie, et je n'aurai toujours à lui offrir que l'amitié
la plus vive,
mais sans amour; la nature m'a privé de cette sorte de folie sublime. Que de
reproches n'ai-je pas eu à essuyer à cet égard! Je crois encore entendre la
duchesse d'A ***, et je me moquais de la duchesse! Elle croira que je manque
d'amour pour elle, tandis que c'est l'amour qui manque en moi; jamais elle ne
voudra me comprendre. Souvent à la suite d'une anecdote sur la cour contée par
elle avec cette grâce, cette folie qu'elle seule au monde possède, et
d'ailleurs
nécessaire à mon instruction ion, je lui baise les mains et quelquefois la
joue. Que
devenir si cette main presse la mienne d'une certaine façon?

Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus considérées et les
moins
gaies de Parme. Dirigé par les conseils habiles de la duchesse, il faisait
une cour
savante aux deux princes père et fils, à la princesse Clara-Paolina et à
monseigneur l'archevêque. Il avait des succès, mais qui ne le consolaient
point de
la peur mortelle de se brouiller avec la duchesse.




Livre Premier - Chapitre VIII.

Ainsi moins d'un mois seulement après son arrivée à la cour, Fabrice avait tous
les chagrins d'un courtisan, et l'amitié intime qui faisait le bonheur de sa vie était
empoisonnée. Un soir, tourmenté par ces idées, il sortit de ce salon de la
duchesse où il avait trop l'air d'un amant régnant; errant au hasard dans
la ville, il
passa devant le théâtre qu'il vit éclairé; il entra. C'était une imprudence
gratuite
chez un homme de sa robe et qu'il s'était bien promis d'éviter à Parme, qui
après
tout n'est qu'une petite ville de quarante mille habitants. Il est vrai que
dès les
premiers jours il s'était affranchi de son costume officiel; le soir, quand
il n'allait
pas dans le très grand monde, il était simplement vêtu de noir comme un homme
en deuil.

Au théâtre il prit une loge du troisième rang pour n'être pas vu; l'on
donnait la
Jeune Hôtesse
, de Goldoni. Il regardait l'architecture de la salle: à peine
tournait-il les yeux vers la scène. Mais le public nombreux éclatait de rire à
chaque instant; Fabrice jeta les yeux sur la jeune actrice qui faisait le
rôle de
l'hôtesse, il la trouva drôle. Il regarda avec plus d'attention, elle lui
sembla tout à
fait gentille et surtout remplie de naturel: c'était une jeune fille naïve
qui riait la
première des jolies choses que Goldoni mettait dans sa bouche, et qu'elle avait
l'air tout étonnée de prononcer. Il demanda comment elle s'appelait, on lui
dit: Marietta Valserra.

Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c'est singulier; malgré ses projets il
ne quitta
le théâtre qu'à la fin de la pièce. Le lendemain il revint; trois jours
après il savait
l'adresse de la Marietta Valserra.

Le soir même du jour où il s'était procuré cette adresse avec assez de
peine, il
remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le pauvre amant jaloux,
qui avait toutes les peines du monde à se tenir dans les bornes de la prudence,
avait mis des espions à la suite du jeune homme, et son équipée du théâtre lui
plaisait. Comment peindre la joie du comte lorsque le lendemain du jour où il
avait pu prendre sur lui d'être aimable avec Fabrice, il apprit que
celui-ci, à la
vérité à demi déguisé par une longue redingote bleue, avait monté jusqu'au
misérable appartement que la Marietta Valserra occupait au quatrième étage
d'une vieille maison derrière le théâtre? Sa joie redoubla lorsqu'il sut
que Fabrice
s'était présenté sous un faux nom, et avait eu l'honneur d'exciter la
jalousie d'un
mauvais garnement nommé Giletti, lequel à la ville jouait les troisièmes
rôles de
valet, et dans les villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la
Marietta se
répandait en injures contre Fabrice et disait qu'il voulait le tuer.

Les troupes d'opéra sont formées par un impresario qui engage de côté et
d'autre les sujets qu'il peut payer ou qu'il trouve libres, et la troupe
amassée au
hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il n'en est pas de même
des compagnies comiques ; tout en courant de ville en ville et changeant de
résidence tous les deux ou trois mois, elle n'en forme pas moins comme une
famille dont tous les membres s'aiment ou se haïssent. Il y a dans ces
compagnies
des ménages établis que les beaux des villes où la troupe va jouer trouvent
quelquefois beaucoup de difficultés à désunir. C'est précisément ce qui
arrivait à
notre héros: la petite Marietta l'aimait assez, mais elle avait une peur
horrible du
Giletti qui prétendait être son maître unique et la surveillait de près. Il
protestait
partout qu'il tuerait le monsignore, car il avait suivi Fabrice et était
parvenu à
découvrir son nom. Ce Giletti était bien l'être le plus laid et le moins
fait pour
l'amour: démesurément grand, il était horriblement maigre, fort marqué de la
petite vérole et un peu louche. Du reste, plein des grâces de son métier,
il entrait
ordinairement dans les coulisses où ses camarades étaient réunis, en faisant la
roue sur les pieds et sur les mains ou quelque autre tour gentil. Il
triomphait dans
les rôles où l'acteur doit paraître la figure blanchie avec de la farine et
recevoir ou
donner un nombre infini de coups de bâton. Ce digne rival de Fabrice avait 32
francs d'appointements par mois et se trouvait fort riche.

Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses
observateurs lui donnèrent la certitude de tous ces détails. L'esprit aimable
reparut; il sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais dans le
salon de
la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la petite aventure qui le
rendait à la
vie. Il prit même des précautions pour qu'elle fût informée de tout ce qui se
passait le plus tard possible. Enfin il eut le courage d'écouter la raison
qui lui criait
en vain depuis un mois que toutes les fois que le mérite d'un amant pâlit, cet
amant doit voyager.

Une affaire importante l'appela à Bologne, et deux fois par jour des
courriers du
cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de ses bureaux que des
nouvelles des amours de la petite Marietta, de la colère du terrible
Giletti et des
entreprises de Fabrice.

Un des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et pâté,
l'un des triomphes de Giletti (il sort du pâté au moment où son rival Brighella
l'entame et le bâtonne); ce fut un prétexte pour lui faire passer cent
francs. Giletti,
criblé de dettes, se garda bien de parler de cette bonne aubaine, mais
devint d'une
fierté étonnante.

La fantaisie de Fabrice se changea en pique d'amour-propre (à son âge, les
soucis
l'avaient déjà réduit à avoir des fantaisies )! La vanité le conduisait au
spectacle; la petite fille jouait fort gaiement et l'amusait; au sortir du
théâtre il était
amoureux pour une heure. Le comte revint à Parme sur la nouvelle que Fabrice
courait des dangers réels; le Giletti, qui avait été dragon dans le beau
régiment des
dragons Napoléon, parlait sérieusement de tuer Fabrice et prenait des mesures
pour s'enfuir ensuite en Romagne. Si le lecteur est très jeune, il se
scandalisera de
notre admiration pour ce beau trait de vertu. Ce ne fut pas cependant un petit
effort d'héroïsme de la part du comte que celui de revenir de Bologne; car
enfin,
souvent, le matin, il avait le teint fatigué, et Fabrice avait tant de
fraîcheur, tant de
sérénité! Qui eût songé à lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice,
arrivée en son absence, et pour une si sotte cause? Mais il avait une de
ces âmes
rares qui se font un remords éternel d'une action généreuse qu'elles pouvaient
faire et qu'elles n'ont pas faite; d'ailleurs il ne put supporter l'idée de
voir la
duchesse triste, et par sa faute.

Il la trouva, à son arrivée, silencieuse et morne; voici ce qui s'était
passé: la petite
femme de chambre, Chékina, tourmentée par les remords, et jugeant de
l'importance de sa faute par l'énormité de la somme qu'elle avait reçue pour la
commettre, était tombée malade. Un soir, la duchesse qui l'aimait monta jusqu'à
sa chambre. La petite fille ne put résister à cette marque de bonté, elle
fondit en
larmes, voulut remettre à sa maîtresse ce qu'elle possédait encore sur l'argent
qu'elle avait reçu, et enfin eut le courage de lui avouer les questions
faites par le
comte et ses réponses. La duchesse courut vers la lampe qu'elle éteignit,
puis dit à
la petite Chékina qu'elle lui pardonnait, mais à condition qu'elle ne
dirait jamais
un mot de cette étrange scène à qui que ce fût; le pauvre comte,
ajouta-t-elle d'un
air léger, craint le ridicule; tous les hommes sont ainsi.

La duchesse se hâta de descendre chez elle. A peine enfermée dans sa chambre,
elle fondit en larmes; elle trouvait quelque chose d'horrible dans l'idée
de faire
l'amour avec ce Fabrice qu'elle avait vu naître, et pourtant que voulait
dire sa
conduite?

Telle avait été la première cause de la noire mélancolie dans laquelle le
comte la
trouva plongée; lui arrivé, elle eut des accès d'impatience contre lui, et
presque
contre Fabrice; elle eût voulu ne plus les revoir ni l'un ni l'autre; elle
était dépitée
du rôle ridicule à ses yeux que Fabrice jouait auprès de la petite
Marietta; car le
comte lui avait tout dit en véritable amoureux incapable de garder un
secret. Elle
ne pouvait s'accoutumer à ce malheur: son idole avait un défaut; enfin dans un
moment de bonne amitié elle demanda conseil au comte, ce fut pour celui-ci un
instant délicieux et une belle récompense du mouvement honnête qui l'avait fait
revenir à Parme.

-- Quoi de plus simple! dit le comte en riant; les jeunes gens veulent
avoir toutes
les femmes, puis le lendemain, ils n'y pensent plus. Ne doit-il pas aller à
Belgirate,
voir la marquise del Dongo? Eh bien! qu'il parte. Pendant son absence je
prierai la
troupe comique de porter ailleurs ses talents, je paierai les frais de
route; mais
bientôt nous le verrons amoureux de la première jolie femme que le hasard
conduira sur ses pas: c'est dans l'ordre, et je ne voudrais pas le voir
autrement...
S'il est nécessaire, faites écrire par la marquise.

Cette idée, donnée avec l'air d'une complète indifférence, fut un trait de
lumière
pour la duchesse, elle avait peur de Giletti. Le soir le comte annonça,
comme par
hasard, qu'il y avait un courrier qui, allant à Vienne passait par Milan;
trois jours
après Fabrice recevait une lettre de sa mère. Il partit fort piqué de
n'avoir pu
encore, grâce à la jalousie de Giletti, profiter des excellentes intentions
dont la
petite Marietta lui faisait porter l'assurance par une mammacia, vieille
femme
qui lui servait de mère.

Fabrice trouva sa mère et une des ses soeurs à Belgirate, gros village
piémontais,
sur la rive droite du lac Majeur; la rive gauche appartient au Milanais, et par
conséquent à l'Autriche. Ce lac, parallèle au lac de Côme, et qui court
aussi du
nord au midi, est situé à une vingtaine de lieues plus au couchant. L'air des
montagnes, l'aspect majestueux et tranquille de ce lac superbe qui lui
rappelait
celui près duquel il avait passé son enfance, tout contribua à changer en douce
mélancolie le chagrin de Fabrice, voisin de la colère. C'était avec une
tendresse
infinie que le souvenir de la duchesse se présentait maintenant à lui; il
lui semblait
que de loin il prenait pour elle cet amour qu'il n'avait jamais éprouvé
pour aucune
femme; rien ne lui eût été plus pénible que d'en être à jamais séparé, et
dans ces
dispositions, si la duchesse eût daigné avoir recours à la moindre
coquetterie, elle
eût conquis ce coeur, par exemple, en lui opposant un rival. Mais bien loin de
prendre un parti aussi décisif, ce n'était pas sans se faire de vifs
reproches qu'elle
trouvait sa pensée toujours attachée aux pas du jeune voyageur. Elle se
reprochait ce qu'elle appelait encore une fantaisie, comme si c'eût été une
horreur;
elle redoubla d'attentions et de prévenances pour le comte qui, séduit par
tant de
grâces, n'écoutait pas la saine raison qui prescrivait un second voyage à
Bologne.

La marquise del Dongo, pressée par les noces de sa fille aînée qu'elle
mariait à un
duc milanais, ne put donner que trois jours à son fils bien-aimé; jamais elle
n'avait trouvé en lui une si tendre amitié. Au milieu de la mélancolie qui
s'emparait de plus en plus de l'âme de Fabrice, une idée bizarre et même
ridicule
s'était présentée et tout à coup s'était fait suivre. Oserons-nous dire
qu'il voulait
consulter l'abbé Blanès? Cet excellent vieillard était parfaitement
incapable de
comprendre les chagrins d'un coeur tiraillé par des passions puériles et
presque
égales en force; d'ailleurs il eût fallu huit jours pour lui faire
entrevoir seulement
tous les intérêts que Fabrice devait ménager à Parme; mais en songeant à le
consulter Fabrice retrouvait la fraîcheur de ses sensations de seize ans.
Le croira-
t-on? ce n'était pas simplement comme homme sage, comme ami parfaitement
doué, que Fabrice voulait lui parler; l'objet de cette course et les
sentiments qui
agitèrent notre héros pendant les cinquante heures qu'elle dura, sont tellement
absurdes que sans doute, dans l'intérêt du récit, il eût mieux valu les
supprimer.
Je crains que la crédulité de Fabrice ne le prive de la sympathie du
lecteur; mais
enfin, il était ainsi, pourquoi le flatter lui plutôt qu'un autre? Je n'ai
point flatté le
comte Mosca ni le prince.

Fabrice donc, puisqu'il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mère
jusqu'au portde
Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne, où elle descendit
vers les
huit heures du soir. (Le lac est considéré comme un pays neutre, et l'on ne
demande point de passeport à qui ne descend point à terre.) Mais à peine la
nuit
fut-elle venue qu'il se fit débarquer sur cette même rive autrichienne, au
milieu
d'un petit bois qui avance dans les flots. Il avait loué une sediola,
sorte de
tilbury champêtre et rapide, à l'aide duquel il put suivre, à cinq cents pas de
distance, la voiture de sa mère; il était déguisé en domestique de la casa del
Dongo
, et aucun des nombreux employés de la police ou de la douane n'eut
l'idée de lui demander son passeport. A un quart de lieue de Côme, où la
marquise et sa fille devaient s'arrêter pour passer la nuit, il prit un
sentier à
gauche, qui, contournant le bourg de Vico, se réunit ensuite à un petit chemin
récemment établi sur l'extrême bord du lac. Il était minuit, et Fabrice pouvait
espérer de ne rencontrer aucun gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le
petit chemin traversait à chaque instant dessinaient le noir contour de leur
feuillage sur un ciel étoilé, mais voilé par une brume légère. Les eaux et
le ciel
étaient d'une tranquillité profonde; l'âme de Fabrice ne put résister à
cette beauté
sublime; il s'arrêta, puis s'assit sur un rocher qui s'avançait dans le
lac, formant
comme un petit promontoire. Le silence universel n'était troublé, à intervalles
égaux, que par la petite lame du lac qui venait expirer sur la grève.
Fabrice avait
un coeur italien; j'en demande pardon pour lui: ce défaut, qui le rendra moins
aimable, consistait surtout en ceci: il n'avait de vanité que par accès, et
l'aspect
seul de la beauté sublime le portait à l'attendrissement, et ôtait à ses
chagrins leur
pointe âpre et dure. Assis sur son rocher isolé, n'ayant plus à se tenir en
garde
contre les agents de la police, protégé par la nuit profonde et le vaste
silence, de
douces larmes mouillèrent ses yeux, et il trouva là, à peu de frais, les
moments les
plus heureux qu'il eût goûtés depuis longtemps.

Il résolut de ne jamais dire de mensonges à la duchesse, et c'est parce
qu'il l'aimait
à l'adoration en ce moment, qu'il se jura de ne jamais lui dire qu'il
l'aimait
;
jamais il ne prononcerait auprès d'elle le mot d'amour, puisque la passion
que l'on
appelle ainsi était étrangère à son coeur. Dans l'enthousiasme de
générosité et de
vertu qui faisait sa félicité en ce moment, il prit la résolution de lui
tout dire à la
première occasion: son coeur n'avait jamais connu l'amour. Une fois ce parti
courageux bien adopté, il se sentit comme délivré d'un poids énorme. Elle me
dira peut-être quelques mots sur Marietta: eh bien! je ne reverrai jamais
la petite
Marietta, se répondit-il à lui-même avec gaieté.

La chaleur accablante qui avait régné pendant la journée commençait à être
tempérée par la brise du matin. Déjà l'aube dessinait par une faible lueur
blanche
les pics des Alpes qui s'élèvent au nord et à l'orient du lac de Côme. Leurs
masses, blanchies par les neiges, même au mois de juin, se dessinent sur l'azur
clair d'un ciel toujours pur à ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes
s'avançant au midi vers l'heureuse Italie sépare les versants du lac de Côme de
ceux du lac de Garde. Fabrice suivait de l'oeil toutes les branches de ces
montagnes sublimes, l'aube en s'éclaircissant venait marquer les vallées
qui les
séparent en éclairant la brume légère qui s'élevait du fond des gorges.

Depuis quelques instants Fabrice s'était remis en marche; il passa la
colline qui
forme la presqu'île de Durini, et enfin parut à ses yeux ce clocher du
village de
Grianta, où si souvent il avait fait des observations d'étoiles avec l'abbé
Blanès.
Quelle n'était pas mon ignorance en ce temps-là! Je ne pouvais comprendre, se
disait-il, même le latin ridicule de ces traités d'astrologie que
feuilletait mon
maître, et je crois que je les respectais surtout parce que, n'y entendant que
quelques mots par-ci par-là, mon imagination se chargeait de leur prêter un sens,
et le plus romanesque possible.

Peu à peu sa rêverie prit un autre cours. Y aurait-il quelque chose de réel
dans
cette science? Pourquoi serait-elle différente des autres? Un certain nombre
d'imbéciles et de gens adroits conviennent entre eux qu'ils savent le
mexicain
, par exemple; ils s'imposent en cette qualité à la société qui les
respecte et aux
gouvernements qui les paient. On les accable de faveurs précisément parce
qu'ils
n'ont point d'esprit, et que le pouvoir n'a pas à craindre qu'ils soulèvent les
peuples et fassent du pathos à l'aide des sentiments généreux! Par exemple le
père Bari, auquel Ernest IV vient d'accorder quatre mille francs de pension
et la
croix de son ordre pour avoir restitué dix-neuf vers d'un dithyrambe grec!

Mais, grand Dieu! ai-je bien le droit de trouver ces choses-là ridicules?
Est-ce
bien à moi de me plaindre? se dit-il tout à coup en s'arrêtant, est-ce que
cette
même croix ne vient pas d'être donnée à mon gouverneur de Naples? Fabrice
éprouva un sentiment de malaise profond; le bel enthousiasme de vertu qui
naguère venait de faire battre son coeur se changeait dans le vil plaisir
d'avoir une
bonne part dans un vol. Eh bien! se dit-il enfin avec les yeux éteints d'un
homme
mécontent de soi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces
abus, il serait d'une insigne duperie à moi de n'en pas prendre ma part;
mais il ne
faut point m'aviser de les maudire en public. Ces raisonnements ne manquaient
pas de justesse; mais Fabrice était bien tombé de cette élévation de bonheur
sublime où il s'était trouvé transporté une heure auparavant. La pensée du
privilège avait desséché cette plante toujours si délicate qu'on nomme le
bonheur.

S'il ne faut pas croire à l'astrologie, reprit-il en cherchant à
s'étourdir, si cette
science est, comme les trois quarts des sciences non mathématiques, une réunion
de nigauds enthousiastes et d'hypocrites adroits et payés par qui ils
servent, d'où
vient que je pense si souvent et avec émotion à cette circonstance fatale?
Jadis je
suis sorti de la prison de B***, mais avec l'habit et la feuille de route
d'un soldat
jeté en prison pour de justes causes.

Le raisonnement de Fabrice ne put jamais pénétrer plus loin; il tournait de
cent
façons, autour de la difficulté sans parvenir à la surmonter. Il était trop
jeune
encore; dans ses moments de loisir, son âme s'occupait avec ravissement à
goûter
les sensations produites par des circonstances romanesques que son imagination
était toujours prête à lui fournir. Il était bien loin d'employer son temps
à regarder
avec patience les particularités réelles des choses pour ensuite deviner leurs
causes. Le réel lui semblait encore plat et fangeux; je conçois qu'on
n'aime pas à
le regarder, mais alors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas surtout
faire des
objections avec les diverses pièces de son ignorance.

C'est ainsi que, sans manquer d'esprit, Fabrice ne put parvenir à voir que
sa demi-
croyance dans les présages était pour lui une religion, une impression profonde
reçue à son entrée dans la vie. Penser à cette croyance c'était sentir,
c'était un
bonheur. Et il s'obstinait à chercher comment ce pouvait être une science
prouvée
, réelle, dans le genre de la géométrie par exemple. Il recherchait
avec
ardeur, dans sa mémoire, toutes les circonstances où des présages observés par
lui n'avaient pas été suivis de l'événement heureux ou malheureux qu'ils
semblaient annoncer. Mais tout en croyant suivre un raisonnement et marcher à
la vérité, son attention s'arrêtait avec bonheur sur le souvenir des cas où le
présage avait été largement suivi par l'accident heureux ou malheureux
qu'il lui
semblait prédire, et son âme était frappée de respect et attendrie; et il
eût éprouvé
une répugnance invincible pour l'être qui eût nié les présages, et surtout
s'il eût
employé l'ironie.

Fabrice marchait sans s'apercevoir des distances, et il en était là de ses
raisonnements impuissants, lorsqu'en levant la tête il vit le mur du jardin
de son
père. Ce mur, qui soutenait une belle terrasse, s'élevait à plus de quarante pieds
au-dessus du chemin, à droite. Un cordon de pierres de taille tout en haut,
près de
la balustrade, lui donnait un air monumental. Il n'est pas mal, se dit
froidement
Fabrice, cela est d'une bonne architecture, presque dans le goût romain; il
appliquait ses nouvelles connaissances en antiquités. Puis il détourna la
tête avec
dégoût; les sévérités de son père, et surtout la dénonciation de son frère
Ascagne
au retour de son voyage en France, lui revinrent à l'esprit.

Cette dénonciation dénaturée a été l'origine de ma vie actuelle; je puis la
haïr, je
puis la mépriser, mais enfin elle a changé ma destinée. Que devenais-je une
fois
relégué à Novare et n'étant presque que souffert chez l'homme d'affaires de mon
père, si ma tante n'avait fait l'amour avec un ministre puissant? si cette
tante se fût
trouvée n'avoir qu'une âme sèche et commune au lieu de cette âme tendre et
passionnée et qui m'aime avec une sorte d'enthousiasme qui m'étonne? où en
serais-je maintenant si la duchesse avait eu l'âme de son frère le marquis del
Dongo?

Accablé par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d'un pas
incertain;
il parvint au bord du fossé précisément vis-à-vis la magnifique façade du
château.
Ce fut à peine s'il jeta un regard sur ce grand édifice noirci par le
temps. Le noble
langage de l'architecture le trouva insensible; le souvenir de son frère et
de son
père fermait son âme à toute sensation de beauté, il n'était attentif qu'à
se tenir sur
ses gardes en présence d'ennemis hypocrites et dangereux. Il regarda un
instant,
mais avec un dégoût marqué, la petite fenêtre de la chambre qu'il occupait
avant
1815 au troisième étage. Le caractère de son père avait dépouillé de tout
charme
les souvenirs de la première enfance. Je n'y suis pas rentré, pensa-t-il,
depuis le 7
mars à 8 heures du soir. J'en sortis pour aller prendre le passeport de
Vasi, et le
lendemain, la crainte des espions me fit précipiter mon départ. Quand je
repassai
après le voyage en France, je n'eus pas le temps d'y monter, même pour revoir
mes gravures, et cela grâce à la dénonciation de mon frère.

Fabrice détourna la tête avec horreur. L'abbé Blanès a plus de
quatre-vingt-trois
ans, se dit-il tristement, il ne vient presque plus au château, à ce que
m'a raconté
ma soeur; les infirmités de la vieillesse ont produit leur effet. Ce coeur
si ferme et
si noble est glacé par l'âge. Dieu sait depuis combien de temps il ne va
plus à son
clocher! je me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous le pressoir
jusqu'au
moment de son réveil; je n'irai pas troubler le sommeil du bon vieillard;
probablement il aura oublié jusqu'à mes traits; six ans font beaucoup à cet
âge! je
ne trouverai plus que le tombeau d'un ami! Et c'est un véritable enfantillage,
ajouta-t-il, d'être venu ici affronter le dégoût que me cause le château de mon
père.

Fabrice entrait alors sur la petite place de l'église; ce fut avec un
étonnement allant
jusqu'au délire qu'il vit, au second étage de l'antique clocher, la fenêtre
étroite et
longue éclairée par la petite lanterne de l'abbé Blanès. L'abbé avait
coutume de l'y
déposer, en montant à la cage de planches qui formait son observatoire,
afin que
la clarté ne l'empêchât pas de lire sur son planisphère. Cette carte du
ciel était
tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu jadis à un
oranger du
château. Dans l'ouverture, au fond du vase, brûlait la plus exiguÎ des lampes,
dont un petit tuyau de fer-blanc conduisait la fumée hors du vase, et
l'ombre du
tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples
inondèrent d'émotions l'âme de Fabrice et la remplirent de bonheur.

Presque sans y songer, il fit avec l'aide de ses deux mains le petit
sifflement bas et
bref qui autrefois était le signal de son admission. Aussitôt il entendit
tirer à
plusieurs reprises la corde qui, du haut de l'observatoire ouvrait le
loquet de la
porte du clocher. Il se précipita dans l'escalier, ému jusqu'au transport;
iltrouva
l'abbé sur son fauteuil de bois à sa place accoutumée; son oeil était fixé
sur la
petite lunette d'un quart de cercle mural. De la main gauche, l'abbé lui
fit signe de
ne pas l'interrompre dans son observation; un instant après il écrivit un
chiffre sur
une carte à jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras
à notre
héros qui s'y précipita en fondant en larmes. L'abbé Blanès était son véritable
père.

-- Je t'attendais, dit Blanès, après les premiers mots d'épanchement et de
tendresse. L'abbé faisait-il son métier de savant; ou bien, comme il pensait
souvent à Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un pur hasard
annoncé son retour?

-- Voici ma mort qui arrive, dit l'abbé Blanès.

-- Comment! s'écria Fabrice tout ému.

-- Oui, reprit l'abbé d'un ton sérieux, mais point triste: cinq mois et
demi ou six
mois et demi après que je t'aurai revu, ma vie ayant trouvé son complément de
bonheur, s'éteindra,

Come face al mancar dell alimento

(comme la petite lampe quand l'huile vient à manquer). Avant le moment
suprême, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, après quoi je
serai reçu dans le sein de notre père; si toutefois il trouve que j'ai
rempli mon
devoir dans le poste où il m'avait placé en sentinelle.

Toi tu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis que je
t'attends, j'ai caché un pain et une bouteille d'eau-de-vie dans la grande
caisse de
mes instruments. Donne ces soutiens à ta vie et tâche de prendre assez de
forces
pour m'écouter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir de te dire
plusieurs choses avant que la nuit soit tout à fait remplacée par le jour;
maintenant je les vois beaucoup plus distinctement que peut-être je ne les
verrai
demain. Car, mon enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut toujours
faire
entrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le vieil homme,
l'homme terrestre sera occupé en moi des préparatifs de ma mort, et demain soir
à 9 heures, il faut que tu me quittes.

Fabrice lui ayant obéi en silence comme c'était sa coutume:

-- Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé de voir
Waterloo, tu
n'as trouvé d'abord qu'une prison.

-- Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.

-- Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut se
préparer à une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible!
Probablement
tu n'en sortiras que par un crime, mais, grâce au ciel, ce crime ne sera
pas commis
par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec quelque violence que tu sois
tenté; je
crois voir qu'il sera question de tuer un innocent, qui, sans le savoir,
usurpe tes
droits; si tu résistes à la violente tentation qui semblera justifiée par
les lois de
l'honneur, ta vie sera très heureuse aux yeux des hommes..., et raisonnablement
heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, après un instant de réflexion; tu
mourras
comme moi, mon fils, assis sur un siège de bois, loin de tout luxe, et
détrompé du
luxe, et comme moi n'ayant à te faire aucun reproche grave.

Maintenant, les choses de l'état futur sont terminées entre nous, je ne
pourrais
ajouter rien de bien important. C'est en vain que j'ai cherché à voir de quelle
durée sera cette prison; s'agit-il de six mois, d'un an, de dix ans? Je
n'ai rien pu
découvrir; apparemment j'ai commis quelque faute, et le ciel a voulu me
punir par
le chagrin de cette incertitude. J'ai vu seulement qu'après la prison, mais
je ne sais
si c'est au moment même de la sortie, il y aura ce que j'appelle un crime,
mais par
bonheur je crois être sûr qu'il ne sera pas commis par toi. Si tu as la
faiblesse de
tremper dans ce crime, tout le reste de mes calculs n'est qu'une longue erreur.
Alors tu ne mourras point avec la paix de l'âme, sur un siège de bois et
vêtu de
blanc. En disant ces mots, l'abbé Blanès voulut se lever; ce fut alors que
Fabrice
s'aperçut des ravages du temps; il mit près d'une minute à se lever et à se
retourner vers Fabrice. Celui-ci le laissait faire, immobile et silencieux.
L'abbé se
jeta dans ses bras à diverses reprises; il le serra avec une extrême tendresse.
Après quoi il reprit avec toute sa gaieté d'autrefois: Tâche de t'arranger
au milieu
de mes instruments pour dormir un peu commodément, prends mes pelisses; tu
en trouveras plusieurs de grand prix que la duchesse Sanseverina me fit
parvenir
il y a quatre ans. Elle me demanda une prédiction sur ton compte, que je me
gardai bien de lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son beau quart de
cercle. Toute l'annonce de l'avenir est une infraction à la règle, et a ce
danger
qu'elle peut changer l'événement, auquel cas toute la science tombe par terre
comme un véritable jeu d'enfant; et d'ailleurs il y avait des choses dures
à dire à
cette duchesse toujours si jolie. A propos, ne sois point effrayé dans ton
sommeil
par les cloches qui vont faire un tapage effroyable à côté de ton oreille,
lorsque
l'on va sonner la messe de sept heures; plus tard, à l'étage inférieur, ils
vont mettre
en branle le gros bourdon qui secoue tous mes instruments. C'est aujourd'hui
saint Giovita, martyr et soldat. Tu sais, le petit village de Grianta a le
même patron
que la grande ville de Brescia, ce qui, par parenthèse, trompa d'une façon bien
plaisante mon illustre maître Jacques Marini de Ravenne. Plusieurs fois il
m'annonça que je ferais une assez belle fortune ecclésiastique, il croyait
que je
serais curé de la magnifique église de Saint-Giovita, à Brescia; j'ai été
curé d'un
petit village de sept cent cinquante feux! Mais tout a été pour le mieux.
J'ai vu, il
n'y a pas dix ans de cela, que si j'eusse été curé à Brescia, ma destinée
était d'être
mis en prison sur une colline de la Moravie, au Spielberg. Demain je
t'apporterai
toutes sortes de mets délicats volés au grand dîner que je donne à tous les
curés
des environs qui viennent chanter à ma grand-messe. Je les apporterai en bas,
mais ne cherche point à me voir, ne descends pour te mettre en possession
de ces
bonnes choses que lorsque tu m'auras entendu ressortir. Il ne faut pas que
tu me
revoies de jour, et le soleil se couchant demain à sept heures et vingt-sept
minutes, je ne viendrai t'embrasser que vers les huit heures, et il faut
que tu partes
pendant que les heures se comptent encore par neuf, c'est-à-dire avant que
l'horloge ait sonné dix heures. Prends garde que l'on ne te voie aux
fenêtres du
clocher: les gendarmes ont ton signalement et ils sont en quelque sorte
sous les
ordres de ton frère qui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo s'affaiblit,
ajouta Blanès d'un air triste, et s'il te revoyait, peut-être te
donnerait-il quelque
chose de la main à la main. Mais de tels avantages entachés de fraude ne
conviennent point à un homme tel que toi, dont la force sera un jour dans sa
conscience. Le marquis abhorre son fils Ascagne, et c'est à ce fils
qu'échoiront les
cinq ou six millions qu'il possède. C'est justice. Toi, à sa mort, tu auras une
pension de quatre mille francs, et cinquante aunes de drap noir pour le
deuil de
tes gens.




Livre Premier - Chapitre IX.

L'âme de Fabrice était exaltée par les discours du vieillard, par la profonde
attention et par l'extrême fatigue. Il eut grand-peine à s'endormir, et son
sommeil
fut agité de songes, peut-être présages de l'avenir; le matin, à dix
heures, il fut
réveillé par le tremblement général du clocher, un bruit effroyable
semblait venir
du dehors. Il se leva éperdu, et se crut à la fin du monde, puis il pensa
qu'il était
en prison; il lui fallut du temps pour reconnaître le son de la grosse
cloche que
quarante paysans mettaient en mouvement en l'honneur du grand saint Giovita,
dix auraient suffi.

Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans être vu; il s'aperçut
que de
cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et même sur la cour
intérieure du château de son père. Il l'avait oublié. L'idée de ce père
arrivant aux
bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu'aux
moineaux
qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la salle à
manger.
Ce sont les descendants de ceux qu'autrefois j'avais apprivoisés, se dit-il. Ce
balcon, comme tous les autres balcons du palais, était chargé d'un grand nombre
d'orangers dans des vases de terre plus ou moins grands: cette vue l'attendrit;
l'aspect de cette cour intérieure, ainsi ornée avec ses ombres bien
tranchées et
marquées par un soleil éclatant, était vraiment grandiose.

L'affaiblissement de son père lui revenait à l'esprit. Mais c'est vraiment
singulier,
se disait-il, mon père n'a que trente-cinq ans de plus que moi; trente-cinq
et vingt-
trois ne font que cinquante-huit! Ses yeux, fixés sur les fenêtres de la
chambre de
cet homme sévère et qui ne l'avait jamais aimé, se remplirent de larmes. Il
frémit,
et un froid soudain courut dans ses veines lorsqu'il crut reconnaître son père
traversant une terrasse garnie d'orangers, qui se trouvait de plain-pied
avec sa
chambre; mais ce n'était qu'un valet de chambre. Tout à fait sous le
clocher, une
quantité de jeunes filles vêtues de blanc et divisées en différentes
troupes étaient
occupées à tracer des dessins avec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur
le sol
des rues où devait passer la procession. Mais il y avait un spectacle qui
parlait
plus vivement à l'âme de Fabrice: du clocher, ses regards plongeaient sur
les deux
branches du lac à une distance de plusieurs lieues, et cette vue sublime
lui fit
bientôt oublier toutes les autres; elle réveillait chez lui les sentiments
les plus
élevés. Tous les souvenirs de son enfance vinrent en foule assiéger sa
pensée; et
cette journée passée en prison dans un clocher fut peut-être l'une des plus
heureuses de sa vie.

Le bonheur le porta à une hauteur de pensées assez étrangère à son
caractère; il
considérait les événements de la vie, lui, si jeune, comme si déjà il fût
arrivé à sa
dernière limite. Il faut en convenir, depuis mon arrivée à Parme, se dit-il
enfin,
après plusieurs heures de rêveries délicieuses, je n'ai point eu de joie
tranquille et
parfaite, comme celle que je trouvais à Naples en galopant dans les chemins de
Vomero ou en courant les rives de Misène. Tous les intérêts si compliqués de
cette petite cour méchante m'ont rendu méchant... Je n'ai point du tout de
plaisir à
haïr, je crois même que ce serait un triste bonheur pour moi que celui
d'humilier
mes ennemis si j'en avais; mais je n'ai point d'ennemi... Halte-là! se
dit-il tout à
coup, j'ai pour ennemi Giletti... Voilà qui est singulier, se dit-il; le
plaisir que
j'éprouverais à voir cet homme si laid aller à tous les diables, survit au
goût fort
léger que j'avais pour la petite Marietta... Elle ne vaut pas, à beaucoup
près, la
duchesse d'A *** que j'étais obligé d'aimer à Naples puisque je lui avais
dit que
j'étais amoureux d'elle. Grand Dieu! que de fois je me suis ennuyé durant les
longs rendez-vous que m'accordait cette belle duchesse; jamais rien de pareil
dans la chambre délabrée et servant de cuisine où la petite Marietta m'a
reçu deux
fois, et pendant deux minutes chaque fois.

Eh, grand Dieu! qu'est-ce que ces gens-là mangent? C'est à faire pitié!
J'aurais dû
faire à elle et à la mammacia une pension de trois beefsteacks payables
tous les
jours... La petite Marietta, ajouta-t-il, me distrayait des pensées
méchantes que
me donnait le voisinage de cette cour.

J'aurais peut-être bien fait de prendre la vie de café, comme dit la
duchesse; elle
semblait pencher de ce côté-là, et elle a bien plus de génie que moi. Grâce
à ses
bienfaits, ou bien seulement avec cette pension de quatre mille francs et
ce fonds
de quarante mille placés à Lyon et que ma mère me destine, j'aurais toujours un
cheval et quelques écus pour faire des fouilles et former un cabinet. Puisqu'il
semble que je ne dois pas connaître l'amour, ce seront toujours là pour moi les
grandes sources de félicité; je voudrais, avant de mourir, aller revoir le
champ de
bataille de Waterloo, et tâcher de reconnaître la prairie où je fus si gaiement
enlevé de mon cheval et assis par terre. Ce pèlerinage accompli, je reviendrais
souvent sur ce lac sublime; rien d'aussi beau ne peut se voir au monde, du moins
pour mon coeur. A quoi bon aller si loin chercher le bonheur, il est là
sous mes
yeux!

Ah! se dit Fabrice, comme objection, la police me chasse du lac de Côme,
mais je
suis plus jeune que les gens qui dirigent les coups de cette police. Ici,
ajouta-t-il
en riant, je ne trouverais point de duchesse d'A ***, mais je trouverais
une de ces
petites filles là-bas qui arrangent des fleurs sur le pavé et, en vérité,
je l'aimerais
tout autant: l'hypocrisie me glace même en amour, et nos grandes dames visent à
des effets trop sublimes. Napoléon leur a donné des idées de moeurs et de
constance.

Diable! se dit-il tout à coup, en retirant la tête de la fenêtre comme s'il
eût craint
d'être reconnu malgré l'ombre de l'énorme jalousie de bois qui garantissait les
cloches de la pluie, voici une entrée de gendarmes en grande tenue. En
effet, dix
gendarmes, dont quatre sous-officiers, paraissaient dans le haut de la
grande rue
du village. Le maréchal des logis les distribuait de cent pas en cent pas,
le long du
trajet que devait parcourir la procession. Tout le monde me connaît ici; si
l'on me
voit, je ne fais qu'un saut des bords du lac de Côme au Spielberg, où l'on
m'attachera à chaque jambe une chaîne pesant cent dix livres: et quelle douleur
pour la duchesse!

Fabrice eut besoin de deux ou trois minutes pour se rappeler que d'abord il
était
placé à plus de quatre-vingts pieds d'élévation, que le lieu où il se
trouvait était
comparativement obscur, que les yeux des gens qui pourraient le regarder
étaient
frappés par un soleil éclatant, et qu'enfin ils se promenaient les yeux grands
ouverts dans des rues dont toutes les maisons venaient d'être blanchies au
lait de
chaux, en l'honneur de la fête de saint Giovita. Malgré dés raisonnements
si clairs,
l'âme italienne de Fabrice eût été désormais hors d'état de goûter aucun
plaisir, s'il
n'eût interposé entre lui et les gendarmes un lambeau de vieille toile
qu'il cloua
contre la fenêtre et auquel il fit deux trous pour les yeux.

Les cloches ébranlaient l'air depuis dix minutes, la procession sortait de
l'église,
les mortaretti se firent entendre. Fabrice tourna la tête et reconnut cette
petite
esplanade garnie d'un parapet et dominant le lac, où si souvent, dans sa
jeunesse,
il s'était exposé à voir les mortaretti lui partir entre les jambes, ce qui
faisait que le
matin des jours de fête sa mère voulait le voir auprès d'elle.

Il faut savoir que les mortaretti (ou petits mortiers) ne sont autre chose
que des
canons de fusil que l'on scie de façon à ne leur laisser que quatre pouces de
longueur; c'est pour cela que les paysans recueillent avidement les canons
de fusil
que, depuis 1796, la politique de l'Europe a semés à foison dans les
plaines de la
Lombardie. Une fois réduits à quatre pouces de longueur, on charge ces petits
canons jusqu'à la gueule, on les place à terre dans une position verticale,
et une
traînée de poudre va de l'un à l'autre; ils sont rangés sur trois lignes
comme un
bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans quelque emplacement voisin
du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque le Saint-Sacrement approche,
on met le feu à la traînée de poudre, et alors commence un feu de file de coups
secs, le plus inégal du monde et le plus ridicule; les femmes sont ivres de
joie.
Rien n'est gai comme le bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le lac, et
adouci par le balancement des eaux; ce bruit singulier et qui avait fait si
souvent
la joie de son enfance chassa les idées un peu trop sérieuses dont notre
héros était
assiégé; il alla chercher la grande lunette astronomique de l'abbé, et
reconnut la
plupart des hommes et des femmes qui suivaient la procession. Beaucoup de
charmantes petites filles que Fabrice avait laissées à l'âge de onze et
douze ans
étaient maintenant des femmes superbes dans toute la fleur de la plus
vigoureuse
jeunesse; elles firent renaître le courage de notre héros, et pour leur
parler il eût
fort bien bravé les gendarmes.

La procession passée et rentrée dans l'église par une porte latérale que Fabrice ne
pouvait apercevoir, la chaleur devint bientôt extrême même au haut du clocher;
les habitants rentrèrent chez eux et il se fit un grand silence dans le
village.
Plusieurs barques se chargèrent de paysans retournant à Belagio, à Menagio et
autres villages situés sur le lac; Fabrice distinguait le bruit de chaque
coup de
rame: ce détail si simple le ravissait en extase; sa joie actuelle se
composait de
tout le malheur, de toute la gêne qu'il trouvait dans la vie compliquée des
cours.
Qu'il eût été heureux en ce moment de faire une lieue sur ce beau lac si
tranquille
et qui réfléchissait si bien la profondeur des cieux! Il entendit ouvrir la
porte d'en
bas du clocher: c'était la vieille servante de l'abbé Blanès, qui apportait
un grand
panier; il eut toutes les peines du monde à s'empêcher de lui parler. Elle
a pour
moi presque autant d'amitié que son maître, se disait-il, et d'ailleurs je
pars ce soir
à neuf heures; est-ce qu'elle ne garderait pas le secret qu'elle m'aurait juré,
seulement pendant quelques heures? Mais, se dit Fabrice, je déplairais à mon
ami! je pourrais le compromettre avec les gendarmes! et il laissa partir la
Ghita
sans lui parler. Il fit un excellent dîner, puis s'arrangea pour dormir
quelques
minutes: il ne se réveilla qu'à huit heures et demie du soir, l'abbé Blanès lui
secouait le bras, et il était nuit.

Blanès était extrêmement fatigué, il avait cinquante ans de plus que la
veille. Il ne
parla plus de choses sérieuses; assis sur son fauteuil de bois,
embrasse-moi, dit-il
à Fabrice. Il le reprit plusieurs fois dans ses bras. La mort, dit-il
enfin, qui va
terminer cette vie si longue, n'aura rien d'aussi pénible que cette
séparation. J'ai
une bourse que je laisserai en dépôt à la Ghita, avec ordre d'y puiser pour ses
besoins, mais de te remettre ce qui restera si jamais tu viens le demander.
Je la
connais; après cette recommandation, elle est capable, par économie pour
toi, de
ne pas acheter de la viande quatre fois par an, si tu ne lui donnes des
ordres bien
précis. Tu peux toi-même être réduit à la misère, et l'obole du vieil ami
te servira.
N'attends rien de ton frère que des procédés atroces, et tâche de gagner de
l'argent
par un travail qui te rende utile à la société. Je prévois des orages
étranges; peut-
être dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d'oisifs. Ta mère et ta tante
peuvent
te manquer, tes soeurs devront obéir à leurs maris... Va-t'en, va-t'en!
fuis! s'écria
Blanès avec empressement: il venait d'entendre un petit bruit dans
l'horloge qui
annonçait que dix heures allaient sonner, il ne voulut pas même permettre à
Fabrice de l'embrasser une dernière fois.

-- Dépêche! dépêche! lui cria-t-il; tu mettras au moins une minute à descendre
l'escalier; prends garde de tomber, ce serait d'un affreux présage.

Fabrice se précipita dans l'escalier, et, arrivé sur la place, se mit à
courir. Il était à
peine arrivé devant le château de son père, que la cloche sonna dix heures;
chaque coup retentissait dans sa poitrine et y portait un trouble singulier. Il
s'arrêta pour réfléchir, ou plutôt pour se livrer aux sentiments passionnés
que lui
inspirait la contemplation de cet édifice majestueux qu'il jugeait si
froidement la
veille. Au milieu de sa rêverie, des pas d'homme vinrent le réveiller; il
regarda et
se vit au milieu de quatre gendarmes. Il avait deux excellents pistolets
dont il
venait de renouveler les amorces en dînant, le petit bruit qu'il fit en les
armant
attira l'attention d'un des gendarmes, et fut sur le point de le faire
arrêter. Il
s'aperçut du danger qu'il courait et pensa à faire feu le premier; c'était
son droit,
car c'était la seule manière qu'il eût de résister à quatre hommes bien
armés. Par
bonheur les gendarmes, qui circulaient pour faire évacuer les cabarets, ne
s'étaient
point montrés tout à fait insensibles aux politesses qu'ils avaient reçues dans
plusieurs de ces lieux aimables; ils ne se décidèrent pas assez rapidement
à faire
leur devoir. Fabrice prit la fuite en courant à toutes jambes. Les gendarmes firent
quelques pas en courant aussi et criant: Arrête! arrête! puis tout rentra
dans le
silence. A trois cents pas de là, Fabrice s'arrêta pour reprendre haleine.
Le bruit de
mes pistolets a failli me faire prendre; c'est bien pour le coup que la
duchesse
m'eût dit, si jamais il m'eût été donné de revoir ses beaux yeux, que mon âme
trouve du plaisir à contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de
regarder
ce qui se passe actuellement à mes côtés.

Fabrice frémit en pensant au danger qu'il venait d'éviter; il doubla le
pas, mais
bientôt il ne put s'empêcher de courir, ce qui n'était pas trop prudent,
car il se fit
remarquer de plusieurs paysans qui regagnaient leur logis. Il ne put
prendre sur
lui de s'arrêter que dans la montagne, à plus d'une lieue de Grianta et, même
arrêté, il eut une sueur froide en pensant au Spielberg.

Voilà une belle peur! se dit-il: en entendant le son de ce mot, il fut
presque tenté
d'avoir honte. Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j'ai le plus
besoin c'est d'apprendre à me pardonner? Je me compare toujours à un modèle
parfait, et qui ne peut exister. Eh bien! je me pardonne ma peur, car, d'un
autre
côté, j'étais bien disposé à défendre ma liberté, et certainement tous les
quatre ne
seraient pas restés debout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce
moment, ajouta-t-il, n'est pas militaire; au lieu de me retirer rapidement,
après
avoir rempli mon objet, et peut-être donné l'éveil à mes ennemis, je m'amuse à
une fantaisie plus ridicule peut-être que toutes les prédictions du bon abbé.

En effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de gagner
les bords du
lac Majeur, où sa barque l'attendait, il faisait un énorme détour pour
aller voir son
arbre. Le lecteur se souvient peut-être de l'amour que Fabrice portait à un
marronnier planté par sa mère vingt-trois ans auparavant. Il serait digne
de mon
frère, se dit-il, d'avoir fait couper cet arbre; mais ces êtres-là ne
sentent pas les
choses délicates; il n'y aura pas songé. Et d'ailleurs, ce ne serait pas
d'un mauvais
augure, ajouta-t-il avec fermeté. Deux heures plus tard son regard fut
consterné;
des méchants ou un orage avaient rompu l'une des principales branches du jeune
arbre, qui pendait desséchée; Fabrice la coupa avec respect, à l'aide de son
poignard, et tailla bien net la coupure, afin que l'eau ne pût pas
s'introduire dans
le tronc. Ensuite, quoique le temps fût bien précieux pour lui, car le jour
allait
paraître, il passa une bonne heure à bêcher la terre autour de l'arbre
chéri. Toutes
ces folies accomplies, il reprit rapidement la route du lac Majeur. Au
total, il
n'était point triste, l'arbre était d'une belle venue, plus vigoureux que
jamais, et, en
cinq ans, il avait presque doublé. La branche n'était qu'un accident sans
conséquence; une fois coupée, elle ne nuisait plus à l'arbre, et même il
serait plus
élancé, sa membrure commençant plus haut.

Fabrice n'avait pas fait une lieue, qu'une bande éclatante de blancheur
dessinait à
l'orient les pics du Resegon di Lek, montagne célèbre dans le pays. La
route qu'il
suivait se couvrait de paysans; mais, au lieu d'avoir des idées militaires,
Fabrice se
laissait attendrir par les aspects sublimes ou touchants de ces forêts des
environs
du lac de Côme. Ce sont peut-être les plus belles du monde; je ne veux pas dire
celles qui rendent le plus d'écus neufs, comme on dirait en Suisse, mais
celles qui
parlent le plus à l'âme. Ecouter ce langage dans la position où se trouvait
Fabrice,
en butte aux attentions de MM. les gendarmes lombardo-vénitiens c'était un
véritable enfantillage. Je suis à une demi-lieue de la frontière, se dit-il
enfin, je
vais rencontrer des douaniers et des gendarmes faisant leur ronde du matin: cet
habit de drap fin va leur être suspect, ils vont me demander mon passeport;
or, ce
passeport porte en toutes lettres un nom promis à la prison; me voici dans
l'agréable nécessité de commettre un meurtre. Si, comme de coutume, les
gendarmes marchent deux ensemble, je ne puis pas attendre bonnement pour
faire feu que l'un des deux cherche à me prendre au collet; pour peu qu'en
tombant il me retienne un instant, me voilà au Spielberg. Fabrice, saisi
d'horreur
surtout de cette nécessité de faire feu le premier, peut-être sur un ancien
soldat de
son oncle, le comte Pietranera, courut se cacher dans le tronc creux d'un
énorme
châtaignier; il renouvelait l'amorce de ses pistolets, lorsqu'il entendit
un homme
qui s'avançait dans le bois en chantant très bien un air délicieux de
Mercadante,
alors à la mode en Lombardie.

Voilà qui est d'un bon augure! se dit Fabrice. Cet air qu'il écoutait
religieusement
lui ôta la petite pointe de colère qui commençait à se mêler à ses
raisonnements.
Il regarda attentivement la grande route des deux côtés, il n'y vit
personne; le
chanteur arrivera par quelque chemin de traverse, se dit-il. Presque au même
instant, il vit un valet de chambre très proprement vêtu à l'anglaise, et
monté sur
un cheval de suite, qui s'avançait au petit pas en tenant en main un beau
cheval de
race, peut-être un peu trop maigre.

Ah! si je raisonnais comme Mosca, se dit Fabrice, lorsqu'il me répète que les
dangers que court un homme sont toujours la mesure de ses droits sur le voisin,
je casserais la tête d'un coup de pistolet à ce valet de chambre, et, une
fois monté
sur le cheval maigre, je me moquerais fort de tous les gendarmes du monde. A
peine de retour à Parme, j'enverrais de l'argent à cet homme ou à sa
veuve... mais
ce serait une horreur!




Livre Premier - Chapitre X.

Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de
Lombardie
va en Suisse: en ce lieu, elle est bien à quatre ou cinq pieds en contrebas
de la
forêt. Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d'un temps de
galop, et je
reste planté là faisant la vraie figure d'un nigaud. En ce moment, il se
trouvait à
dix pas du valet de chambre qui ne chantait plus: il vit dans ses yeux
qu'il avait
peur; il allait peut-être retourner ses chevaux. Sans être encore décidé à
rien,
Fabrice fit un saut et saisit la bride du cheval maigre.

-- Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire,
car je
vais commencer par vous donner vingt francs, mais je suis obligé de vous
emprunter votre cheval; je vais être tué si je ne f... pas le camp
rapidement. J'ai
sur les talons les quatre frères Riva, ces grands chasseurs que vous connaissez
sans doute; ils viennent de me surprendre dans la chambre de leur soeur, j'ai
sauté par la fenêtre et me voici. Ils sont sortis dans la forêt avec leurs
chiens et
leurs fusils. Je m'étais caché dans ce gros châtaignier creux, parce que
j'ai vu l'un
d'eux traverser la route, leurs chiens vont me dépister! Je vais monter sur
votre
cheval et galoper jusqu'à une lieue au-delà de Côme; je vais à Milan me
jeter aux
genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval à la poste avec deux
napoléons pour
vous, si vous consentez de bonne grâce. Si vous faites la moindre
résistance, je
vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois parti, vous mettez les
gendarmes
à mes trousses, mon cousin, le brave comte Alari, écuyer de l'empereur,
aura soin
de vous faire casser les os.

Fabrice inventait ce discours à mesure qu'il le prononçait d'un air tout
pacifique.

-- Au reste, dit-il en riant, mon nom n'est point un secret; je suis le
Marchesino
Ascanio del Dongo, mon château est tout près d'ici, à Grianta. F..., dit-il, en
élevant la voix, lâchez donc le cheval! Le valet de chambre, stupéfait, ne
soufflait
mot. Fabrice passa son pistolet dans la main gauche, saisit la bride que
l'autre
lâcha, sauta à cheval et partit au galop. Quand il fut à trois cents pas,
il s'aperçut
qu'il avait oublié de donner les vingt francs promis; il s'arrêta: il n'y
avait toujours
personne sur la route que le valet de chambre qui le suivait au galop; il
lui fit
signe avec son mouchoir d'avancer, et quand il le vit à cinquante pas, il
jeta sur la
route une poignée de monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre
ramasser les pièces d'argent. Voilà un homme vraiment raisonnable, se dit
Fabrice en riant, pas un mot inutile. Il fila rapidement vers le midi,
s'arrêta dans
une maison écartée, et se remit en route quelques heures plus tard. A deux
heures
du matin il était sur le bord du lac Majeur; bientôt il aperçut sa barque
qui battait
l'eau, elle vint au signal convenu. Il ne vit point de paysan à qui remettre le
cheval; il rendit la liberté au noble animal, trois heures après il était à
Belgirate.
Là, se trouvant en pays ami, il prit quelque repos; il était fort joyeux,
il avait
réussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les véritables causes de sa
joie?
Son arbre était d'une venue superbe, et son âme avait été rafraîchie par
l'attendrissement profond qu'il avait trouvé dans les bras de l'abbé
Blanès. Croit-il
réellement, se disait-il, à toutes les prédictions qu'il m'a faites; ou
bien comme
mon frère m'a fait la réputation d'un jacobin, d'un homme sans foi ni loi,
capable
de tout, a-t-il voulu seulement m'engager à ne pas céder à la tentation de
casser la
tête à quelque animal qui m'aura joué un mauvais tour? Le surlendemain Fabrice
était à Parme où il amusa fort la duchesse et le comte, en leur narrant avec la
dernière exactitude, comme il faisait toujours, toute l'histoire de son voyage.

A son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais
Sanseverina chargés des insignes du plus grand deuil.

-- Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il à la duchesse.

-- Cet excellent homme qu'on appelait mon mari vient de mourir à Baden. Il me
laisse ce palais; c'était une chose convenue, mais en signe de bonne
amitié, il y
ajoute un legs de trois cent mille francs qui m'embarrasse fort; je ne veux
pas y
renoncer en faveur de sa nièce, la marquise Raversi, qui me joue tous les jours
des tours pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves
quelque bon
sculpteur; j'élèverai au duc un tombeau de trois cent mille francs. Le
comte se mit
à dire des anecdotes sur la Raversi.

-- C'est en vain que j'ai cherché à l'amadouer par des bienfaits, dit la
duchesse.
Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou généraux. En
revanche,
il ne se passe pas de mois qu'ils ne m'adressent quelque lettre anonyme
abominable, j'ai été obligée de prendre un secrétaire pour lire les lettres
de ce
genre.

-- Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte
Mosca; ils
tiennent manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois j'aurais pu faire
traduire toute cette clique devant les tribunaux, et Votre Excellence peut
penser,
ajouta-t-il en s'adressant à Fabrice, si mes bons juges les eussent condamnés.

-- Eh bien! voilà qui me gâte tout le reste, répliqua Fabrice avec une
naïveté bien
plaisante à la cour, j'aurais mieux aimé les voir condamnés par des magistrats
jugeant en conscience.

-- Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner
l'adresse de tels magistrats, je leur écrirai avant de me mettre au lit.

-- Si j'étais ministre, cette absence de juges honnêtes gens blesserait mon
amour-
propre.

-- Mais il me semble, répliqua le comte, que Votre Excellence, qui aime
tant les
Français, et qui même jadis leur prêta secours de son bras invincible,
oublie en ce
moment une de leurs grandes maximes: Il vaut mieux tuer le diable que si le
diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces âmes ardentes,
et qui lisent toute la journée l'histoire de la Révolution de France avec des
juges qui renverraient acquittés les gens que j'accuse. Ils arriveraient à
ne pas
condamner les coquins le plus évidemment coupables et se croiraient des Brutus.
Mais je veux vous faire une querelle; votre âme si délicate n'a-t-elle pas
quelque
remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez d'abandonner
sur les rives du lac Majeur?

-- Je compte bien, dit Fabrice d'un grand sérieux, faire remettre ce qu'il
faudra au
maître du cheval pour le rembourser des frais d'affiches et autres, à la suite
desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l'auront trouvé; je vais lire
assidûment le journal de Milan, afin d'y chercher l'annonce d'un cheval
perdu; je
connais fort bien le signalement de celui-ci.

-- Il est vraiment primitif, dit le comte à la duchesse. Et que serait
devenue
Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu'elle galopait ventre à
terre sur ce
cheval emprunté, il se fût avisé de faire un faux pas? Vous étiez au Spielberg,
mon cher petit neveu, et tout mon crédit eût à peine pu parvenir à faire
diminuer
d'une trentaine de livres le poids de la chaîne attachée à chacune de vos
jambes.
Vous auriez passé en ce lieu de plaisance une dizaine d'années; peut-être vos
jambes se fussent-elles enflées et gangrenées, alors on les eût fait couper
proprement...

-- Ah! de grâce, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s'écria la
duchesse les
larmes aux yeux. Le voici de retour...

-- Et j'en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, répliqua le
ministre, d'un
grand sérieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m'a-t-il pas demandé un
passeport sous un nom convenable, puisqu'il voulait pénétrer en Lombardie? A la
première nouvelle de son arrestation je serais parti pour Milan, et les
amis que j'ai
dans ce pays-là auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur
gendarmerie avait arrêté un sujet du prince de Parme. Le récit de votre
course est
gracieux, amusant, j'en conviens volontiers, répliqua le comte en reprenant
un ton
moins sinistre; votre sortie du bois sur la grande route me plaît assez;
mais entre
nous, puisque ce valet de chambre tenait votre vie entre ses mains, vous aviez
droit de prendre la sienne. Nous allons faire à Votre Excellence une fortune
brillante, du moins voici madame qui me l'ordonne, et je ne crois pas que mes
plus grands ennemis puissent m'accuser d'avoir jamais désobéi à ses
commandements. Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette espèce
de course au clocher que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il eût
fait un
faux pas. Il eût presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous
cassât le
cou.

-- Vous êtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout émue.

-- C'est que nous sommes environnés d'événements tragiques, répliqua le comte
aussi avec émotion; nous ne sommes pas ici en France, où tout finit par des
chansons ou par un emprisonnement d'un an ou deux, et j'ai réellement tort de
vous parler de toutes ces choses en riant. Ah çà! mon petit neveu, je
suppose que
je trouve jour à vous faire évêque, car bonnement je ne puis pas commencer par
l'archevêché de Parme, ainsi que le veut, très raisonnablement, Mme la Duchesse
ici présente; dans cet évêché où vous serez loin de nos sages conseils,
dites-nous
un peu quelle sera votre politique?

-- Tuer le diable plutôt qu'il ne me tue, comme disent fort bien mes amis les
Français, répliqua Fabrice avec des yeux ardents; conserver par tous les moyens
possibles, y compris le coup de pistolet, la position que vous m'aurez
faite. J'ai lu
dans la généalogie des del Dongo l'histoire de celui de nos ancêtres qui
bâtit le
château de Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami Galéas, duc de Milan,
l'envoie visiter un château fort sur notre lac; on craignait une nouvelle
invasion de
la part des Suisses.-- Il faut pourtant que j'écrive un mot de politesse au
commandant, lui dit le duc de Milan en le congédiant; il écrit et lui remet une
lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour la cacheter, ce sera
plus poli,
dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en naviguant sur le lac, il se
souvient d'un vieux conte grec, car il était savant; il ouvre la lettre de
son bon
maître et y trouve l'ordre adressé au commandant du château, de le mettre à
mort
aussitôt son arrivée. Le Sforce, trop attentif à la comédie qu'il jouait avec
notre aïeul, avait laissé un intervalle entre la dernière ligne du billet et sa
signature; Vespasien del Dongo y écrit l'ordre de le reconnaître pour
gouverneur
général de tous les châteaux sur le lac, et supprime la tête de la lettre. Arrivé et
reconnu dans le fort, il jette le commandant dans un puits, déclare la
guerre au
Sforce, et au bout de quelques années il échange sa forteresse contre ces
terres
immenses qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille,
et qui un
jour me vaudront à moi quatre mille livres de rente.

-- Vous parlez comme un académicien, s'écria le comte en riant; c'est un beau
coup de tête que vous nous racontez là, mais ce n'est que tous les dix ans
que l'on
a l'occasion amusante de faire de ces choses piquantes. Un être à demi stupide,
mais attentif, mais prudent tous les jours, goûte très souvent le plaisir de
triompher des hommes à imagination. C'est par une folie d'imagination que
Napoléon s'est rendu au prudent John Bull, au lieu de chercher à gagner
l'Amérique. John Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa lettre où il cite
Thémistocle. De tous temps les vils Sancho Pança l'emporteront à la longue sur
les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir à ne rien faire
d'extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un évêque très
respecté, si ce
n'est très respectable. Toutefois, ma remarque subsiste; Votre Excellence s'est
conduite avec légèreté dans l'affaire du cheval, elle a été à deux doigts d'une
prison éternelle.

Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongé dans un profond étonnement.
Etait-ce
là, se disait-il, cette prison dont je suis menacé? Est-ce le crime que je
ne devais
pas commettre? Les prédictions de Blanès, dont il se moquait fort en tant que
prophéties, prenaient à ses yeux toute l'importance de présages véritables.

-- Eh bien! qu'as-tu donc? lui dit la duchesse étonnée; le comte t'a plongé
dans les
noires images.

-- Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et au lieu de me révolter
contre elle,
mon esprit l'adopte. Il est vrai, j'ai passé bien près d'une prison sans
fin! Mais ce
valet de chambre était si joli dans son habit à l'anglaise! quel dommage de
le tuer!

Le ministre fut enchanté de son petit air sage.

-- Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse. Je
vous dirai,
mon ami, que vous avez fait une conquête, et la plus désirable de toutes, peut-
être.

Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta. Il se
trompait; le
comte ajouta:

-- Votre simplicité évangélique a gagné le coeur de notre vénérable
archevêque, le père Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous un
grand
vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, c'est que les
trois grands
vicaires actuels, gens de mérite, travailleurs, et dont deux, je pense,
étaient grands
vicaires avant votre naissance, demanderont, par une belle lettre adressée
à leur
archevêque, que vous soyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se
fondent sur vos vertus d'abord, et ensuite sur ce que vous êtes petit-neveu du
célèbre archevêque Ascagne del Dongo. Quand j'ai appris le respect qu'on avait
pour vos vertus, j'ai sur-le-champ nommé capitaine le neveu du plus ancien des
vicaires généraux; il était lieutenant depuis le siège de Tarragone par le
maréchal
Suchet.

-- Va-t'en tout de suite en négligé, comme tu es, faire une visite de
tendresse à ton
archevêque, s'écria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta soeur; quand
il saura
qu'elle va être duchesse, il te trouvera bien plus apostolique. Du reste,
tu ignores
tout ce que le comte vient de te confier sur ta future nomination.

Fabrice courut au palais archiépiscopal; il y fut simple et modeste,
c'était un ton
qu'il prenait avec trop de facilité; au contraire, il avait besoin
d'efforts pour jouer
le grand seigneur. Tout en écoutant les récits un peu longs de monseigneur
Landriani, il se disait: Aurais-je dû tirer un coup de pistolet au valet de
chambre
qui tenait par la bride le cheval maigre? Sa raison lui disait oui, mais
son coeur ne
pouvait s'accoutumer à l'image sanglante du beau jeune homme tombant de
cheval défiguré.

Cette prison où j'allais m'engloutir, si le cheval eût bronché, était-elle
la prison
dont je suis menacé par tant de présages?

Cette question était de la dernière importance pour lui, et l'archevêque fut content
de son air de profonde attention.




Livre Premier - Chapitre XI.

Au sortir de l'archevêché, Fabrice courut chez la petite Marietta; il
entendit de loin
la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin et se régalait avec
le souffleur et
les moucheurs de chandelle, ses amis. La mammacia, qui faisait fonctions de
mère, répondit seule à son signal.

-- Il y a du nouveau depuis toi, s'écria-t-elle; deux ou trois de nos
acteurs sont
accusés d'avoir célébré par une orgie la fête du grand Napoléon, et notre
pauvre
troupe, qu'on appelle jacobine, a reçu l'ordre de vider les Etats de Parme,
et vive
Napoléon! Mais le ministre a, dit-on, craché au bassinet. Ce qu'il y a de
sûr, c'est
que Giletti a de l'argent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une
poignée
d'écus. Marietta a reçu cinq écus de notre directeur pour frais de voyage
jusqu'à
Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse de toi, mais
Giletti lui fait peur; il y a trois jours, à la dernière représentation que
nous avons
donnée, il voulait absolument la tuer; il lui a lancé deux fameux
soufflets, et, ce
qui est abominable, il lui a déchiré son châle bleu. Si tu voulais lui
donner un
châle bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous l'avons gagné à
une loterie. Le tambour-maître des carabiniers donne un assaut demain, tu en
trouveras l'heure affichée à tous les coins de rues. Viens nous voir; s'il
est parti
pour l'assaut, de façon à nous faire espérer qu'il restera dehors un peu
longtemps,
je serai à la fenêtre et je te ferai signe de monter. Tâche de nous
apporter quelque
chose de bien joli, et la Marietta t'aime à la passion.

En descendant l'escalier tournant de ce taudis infâme, Fabrice était plein de
componction: je ne suis point changé, se disait-il; toutes mes belles
résolutions
prises au bord de notre lac quand je voyais la vie d'un oeil si
philosophique se
sont envolées. Mon âme était hors de son assiette ordinaire, tout cela
était un rêve
et disparaît devant l'austère réalité. Ce serait le moment d'agir, se dit
Fabrice en
rentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut en vain
qu'il chercha dans son coeur le courage de parler avec cette sincérité
sublime qui
lui semblait si facile la nuit qu'il passa aux rives du lac de Côme. Je
vais fâcher la
personne que j'aime le mieux au monde; si je parle, j'aurai l'air d'un mauvais
comédien; je ne vaux réellement quelque chose que dans de certains moments
d'exaltation.

-- Le comte est admirable pour moi, dit-il à la duchesse, après lui avoir rendu
compte de la visite à l'archevêché; j'apprécie d'autant plus sa conduite
que je crois
m'apercevoir que je ne lui plais que fort médiocrement; ma façon d'agir
doit donc
être correcte à son égard. Il a ses fouilles de Sanguigna dont il est
toujours
fou, à en juger du moins par son voyage d'avant-hier; il a fait douze lieues au
galop pour passer deux heures avec ses ouvriers. Si l'on trouve des
fragments de
statues dans le temple antique dont il vient de découvrir les fondations,
il craint
qu'on ne les lui vole; j'ai envie de lui proposer d'aller passer trente-six
heures à
Sanguigna. Demain, vers les cinq heures, je dois revoir l'archevêque, je
pourrai
partir dans la soirée et profiter de la fraîcheur de la nuit pour faire la
route.

La duchesse ne répondit pas d'abord.

-- On dirait que tu cherches des prétextes pour t'éloigner de moi, lui dit-elle
ensuite avec une extrême tendresse; à peine de retour de Belgirate, tu
trouves une
raison pour partir.

Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac j'étais
un peu
fou, je ne me suis pas aperçu dans mon enthousiasme de sincérité que mon
compliment finit par une impertinence; il s'agirait de dire: Je t'aime de
l'amitié la
plus dévouée, etc. etc., mais mon âme n'est pas susceptible d'amour.
N'est-ce pas
dire: Je vois que vous avez de l'amour pour moi; mais prenez garde, je ne puis
vous payer en même monnaie? Si elle a de l'amour, la duchesse peut se fâcher
d'être devinée, et elle sera révoltée de mon impudence si elle n'a pour moi
qu'une
amitié toute simple... et ce sont de ces offenses qu'on ne pardonne point.

Pendant qu'il pesait ces idées importantes, Fabrice sans s'en apercevoir, se
promenait dans le salon, d'un air grave et plein de hauteur, en homme qui
voit le
malheur à dix pas de lui.

La duchesse le regardait avec admiration; ce n'était plus l'enfant qu'elle
avait vu
naître, ce n'était plus le neveu toujours prêt à lui obéir: c'était un
homme grave et
duquel il serait délicieux de se faire aimer. Elle se leva de l'ottomane où
elle était
assise, et, se jetant dans ses bras avec transport:

-- Tu veux donc me fuir? lui dit-elle.

-- Non, répondit-il de l'air d'un empereur romain, mais je voudrais être sage.

Ce mot était susceptible de diverses interprétations; Fabrice ne se sentit
pas le
courage d'aller plus loin et de courir le hasard de blesser cette femme
adorable. Il
était trop jeune, trop susceptible de prendre de l'émotion; son esprit ne lui
fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu'il voulait
dire. Par
un transport naturel et malgré tout raisonnement, il prit dans ses bras
cette femme
charmante et la couvrit de baisers. Au même instant, on entendit le bruit de la
voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en même temps lui-même
parut dans le salon; il avait l'air tout ému.

-- Vous inspirez des passions bien singulières, dit-il à Fabrice, qui resta
presque
confondu du mot.

L'archevêque avait ce soir l'audience que Son Altesse Sérénissime lui accorde
tous les jeudis; le prince vient de me raconter que l'archevêque, d'un air tout
troublé, a débuté par un discours appris par coeur et fort savant, auquel
d'abord le
prince ne comprenait rien. Landriani a fini par déclarer qu'il était
important pour
l'église de Parme que Monsignore Fabrice del Dongo fût nommé son premier
vicaire général, et, par la suite, dès qu'il aurait vingt-quatre ans
accomplis, son
coadjuteur avec future succession.

Ce mot m'a effrayé, je l'avoue, dit le comte; c'est aller un peu bien vite,
et je
craignais une boutade d'humeur chez le prince. Mais il m'a regardé en riant
et m'a
dit en français: Ce sont là de vos coups, monsieur!

-- Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre Altesse, me suis-je
écrié avec
toute l'onction possible, que j'ignorais parfaitement le mot de future
succession
.
Alors j'ai dit la vérité, ce que nous répétions ici même il y a quelques
heures;
j'ai ajouté, avec entraînement, que, par la suite, je me serais regardé comme
comblé des faveurs de Son Altesse, si elle daignait m'accorder un petit évêché
pour commencer. Il faut que le prince m'ait cru, car il a jugé à propos de
faire le
gracieux; il m'a dit, avec toute la simplicité possible: Ceci est une
affaire officielle
entre l'archevêque et moi, vous n'y entrez pour rien; le bonhomme m'adresse une
sorte de rapport fort long et passablement ennuyeux, à la suite duquel il
arrive à
une proposition officielle; je lui ai répondu très froidement que le sujet
était bien
jeune, et surtout bien nouveau dans ma cour; que j'aurais presque l'air de
payer
une lettre de change tirée sur moi par l'Empereur, en donnant la
perspective d'une
si haute dignité au fils d'un des grands officiers de son royaume lombardo-
vénitien. L'archevêque a protesté qu'aucune recommandation de ce genre n'avait
eu lieu. C'était une bonne sottise à me direà moi ; j'en ai été surpris
de la part
d'un homme aussi entendu; mais il est toujours désorienté quand il m'adresse la
parole, et ce soir il était plus troublé que jamais, ce qui m'a donné
l'idée qu'il
désirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que lui
qu'il n'y
avait point eu de haute recommandation en faveur de del Dongo, que personne à
ma cour ne lui refusait de la capacité, qu'on ne parlait point trop mal de ses
moeurs, mais que je craignais qu'il ne fût susceptible d'enthousiasme, et que
je m'étais promis de ne jamais élever aux places considérables les fous de cette
espèce avec lesquels un prince n'est sûr de rien. Alors, a continué Son
Altesse, j'ai
dû subir un pathos presque aussi long que le premier: l'archevêque me faisait
l'éloge de l'enthousiasme de la maison de Dieu. Maladroit, me disais-je, tu
t'égares, tu compromets la nomination qui était presque accordée; il
fallait couper
court et me remercier avec effusion. Point: il continuait son homélie avec une
intrépidité ridicule, je cherchais une réponse qui ne fût point trop
défavorable au
petit del Dongo; je l'ai trouvée, et assez heureuse, comme vous allez en juger:
Monseigneur, lui ai-je dit, Pie VII fut un grand pape et un grand saint;
parmi tous
les souverains, lui seul osa dire non au tyran qui voyait l'Europe à ses
pieds!
eh bien! il était susceptible d'enthousiasme, ce qui l'a porté, lorsqu'il
était évêque
d'Imola, à écrire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal Chiaramonti en
faveur de la république cisalpine.

Mon pauvre archevêque est resté stupéfait, et, pour achever de le
stupéfier, je lui
ai dit d'un air fort sérieux: Adieu, monseigneur, je prendrai vingt-quatre
heures
pour réfléchir à votre proposition. Le pauvre homme a ajouté quelques
supplications assez mal tournées et assez inopportunes après le mot adieu
prononcé par moi. Maintenant, comte Mosca della Rovère, je vous charge de dire
à la duchesse que je ne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui
peut lui être agréable; asseyez-vous là et écrivez à l'archevêque le billet
d'approbation qui termine toute cette affaire. J'ai écrit le billet, il l'a
signé, il m'a
dit: Portez-le à l'instant même à la duchesse. Voici le billet, madame, et
c'est ce
qui m'a donné un prétexte pour avoir le bonheur de vous revoir ce soir.

La duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long récit du comte,
Fabrice
avait eu le temps de se remettre: il n'eut point l'air étonné de cet
incident, il prit la
chose en véritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu'il
avait droit
à ces avancements extraordinaires, à ces coups de fortune qui mettraient un
bourgeois hors des gonds; il parla de sa reconnaissance, mais en bons
termes, et
finit par dire au comte:

-- Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous témoigniez la
crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les fragments de statues
antiques
qu'ils pourraient découvrir; j'aime beaucoup les fouilles, moi; si vous
voulez bien
le permettre, j'irai voir les ouvriers. Demain soir, après les remerciements
convenables au palais et chez l'archevêque, je partirai pour Sanguigna.

-- Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, d'où vient cette passion
subite du
bon archevêque pour Fabrice?

-- Je n'ai pas besoin de deviner; le grand vicaire dont le frère est
capitaine me
disait hier: Le père Landriani part de ce principe certain, que le
titulaire est
supérieur au coadjuteur, et il ne se sent pas de joie d'avoir sous ses
ordres un del
Dongo et de l'avoir obligé. Tout ce qui met en lumière la haute naissance de
Fabrice ajoute à son bonheur intime: il a un tel homme pour aide de camp! En
second lieu monseigneur Fabrice lui a plu, il ne se sent point timide
devant lui;
enfin il nourrit depuis dix ans une haine bien conditionnée pour l'évêque de
Plaisance, qui affiche hautement la prétention de lui succéder sur le siège de
Parme, et qui de plus est fils d'un meunier. C'est dans ce but de
succession future
que l'évêque de Plaisance a pris des relations fort étroites avec la marquise
Raversi, et maintenant ces liaisons font trembler l'archevêque pour le
succès de
son dessein favori, avoir un del Dongo à son état-major, et lui donner des
ordres.

Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la fouille de
Sanguigna, vis-à-vis Colorno (c'est le Versailles des princes de Parme); ces
fouilles s'étendaient dans la plaine tout près de la grande route qui
conduit de
Parme au pont de Casal-Maggiore, première ville de l'Autriche. Les ouvriers
coupaient la plaine par une longue tranchée profonde de huit pieds et aussi
étroite
que possible; on était occupé à rechercher, le long de l'ancienne voie
romaine, les
ruines d'un second temple qui, disait-on dans le pays, existait encore au Moyen
Age. Malgré les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient pas sans
jalousie
ces longs fossés traversant leurs propriétés. Quoi qu'on pût leur dire, ils
s'imaginaient qu'on était à la recherche d'un trésor, et la présence de
Fabrice était
surtout convenable pour empêcher quelque petite émeute. Il ne s'ennuyait point,
il suivait ces travaux avec passion; de temps à autre on trouvait quelque
médaille,
et il ne voulait pas laisser le temps aux ouvriers de s'accorder entre eux pour
l'escamoter.

La journée était belle, il pouvait être six heures du matin: il avait
emprunté un
vieux fusil à un coup, il tira quelques alouettes; l'une d'elles blessée
alla tomber
sur la grande route; Fabrice, en la poursuivant, aperçut de loin une
voiture qui
venait de Parme et se dirigeait vers la frontière de Casal-Maggiore. Il
venait de
recharger son fusil lorsque la voiture fort délabrée s'approchant au tout
petit pas,
il reconnut la petite Marietta; elle avait à ses côtés le grand escogriffe
Giletti, et
cette femme âgée qu'elle faisait passer pour sa mère.

Giletti s'imagina que Fabrice s'était placé ainsi au milieu de la route, et
un fusil à la
main, pour l'insulter et peut-être même pour lui enlever la petite Marietta. En
homme de coeur il sauta à bas de la voiture; il avait dans la main gauche
un grand
pistolet fort rouillé, et tenait de la droite une épée encore dans son
fourreau, dont
il se servait lorsque les besoins de la troupe forçaient de lui confier
quelque rôle
de marquis.

-- Ah! brigand! s'écria-t-il, je suis bien aise de te trouver ici à une
lieue de la
frontière; je vais te faire ton affaire; tu n'es plus protégé ici par tes
bas violets.

Fabrice faisait des mines à la petite Marietta et ne s'occupait guère des
cris jaloux
du Giletti, lorsque tout à coup il vit à trois pieds de sa poitrine le bout
du pistolet
rouillé; il n'eut que le temps de donner un coup sur ce pistolet, en se
servant de
son fusil comme d'un bâton: le pistolet partit, mais ne blessa personne.

-- Arrêtez donc, f..., cria Giletti au vetturino : en même temps il eut
l'adresse
de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le tenir éloigné de
la direction
de son corps; Fabrice et lui tiraient le fusil chacun de toutes ses forces.
Giletti,
beaucoup plus vigoureux, plaçant une main devant l'autre, avançait toujours
vers
la batterie, et était sur le point de s'emparer du fusil, lorsque Fabrice, pour
l'empêcher d'en faire usage, fit partir le coup. Il avait bien observé
auparavant que
l'extrémité du fusil était à plus de trois pouces au-dessus de l'épaule de
Giletti: la
détonation eut lieu tout près de l'oreille de ce dernier. Il resta un peu
étonné, mais
se remit en un clin d'oeil.

-- Ah! tu veux me faire sauter le crâne, canaille! je vais te faire ton
compte. Giletti
jeta le fourreau de son épée de marquis, et fondit sur Fabrice avec une
rapidité
admirable. Celui-ci n'avait point d'arme et se vit perdu.

Il se sauva vers la voiture, qui était arrêtée à une dizaine de pas
derrière Giletti; il
passa à gauche, et saisissant de la main le ressort de la voiture, il tourna
rapidement tout autour et repassa tout près de la portière droite qui était
ouverte.
Giletti, lancé avec ses grandes jambes et qui n'avait pas eu l'idée de se
retenir au
ressort de la voiture fit plusieurs pas dans sa première direction avant de
pouvoir
s'arrêter. Au moment où Fabrice passait auprès de la portière ouverte, il
entendit
Marietta qui lui disait à demi-voix:

-- Prends garde à toi; il te tuera. Tiens!

Au même instant, Fabrice vit tomber de la portière une sorte de grand
couteau de
chasse; il se baissa pour le ramasser, mais, au même instant il fut touché à
l'épaule par un coup d'épée que lui lançait Giletti. Fabrice, en se
relevant, se
trouva à six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux
avec le
pommeau de son épée; ce coup était lancé avec une telle force qu'il ébranla tout à
fait la raison de Fabrice; en ce moment il fut sur le point d'être tué.
Heureusement
pour lui, Giletti était encore trop près pour pouvoir lui donner un coup de
pointe.
Fabrice, quand il revint à soi, prit la fuite en courant de toutes ses
forces; en
courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse et ensuite, se retournant
vivement, il se trouva à trois pas de Giletti qui le poursuivait. Giletti
était lancé,
Fabrice lui porta un coup de pointe; Giletti avec son épée eut le temps de
relever
un peu le couteau de chasse, mais il reçut le coup de pointe en plein dans
la joue
gauche. Il passa tout près de Fabrice qui se sentit percer la cuisse,
c'était le
couteau de Giletti que celui-ci avait eu le temps d'ouvrir. Fabrice fit un
saut à
droite; il se retourna, et enfin les deux adversaires se trouvèrent à une juste
distance de combat.

Giletti jurait comme un damné. Ah! je vais te couper la gorge, gredin de
prêtre,
répétait-il à chaque instant. Fabrice était tout essoufflé et ne pouvait
parler; le
coup de pommeau d'épée dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez
saignait abondamment; il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et
porta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu'il faisait; il lui semblait
vaguement
être à un assaut public. Cette idée lui avait été suggérée par la présence
de ses
ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour des
combattants, mais à distance fort respectueuse; car on voyait ceux-ci
courir à tout
moment et s'élancer l'un sur l'autre.

Le combat semblait se ralentir un peu; les coups ne se suivaient plus avec la
même rapidité, lorsque Fabrice se dit: à la douleur que je ressens au
visage, il faut
qu'il m'ait défiguré. Saisi de rage à cette idée, il sauta sur son ennemi
la pointe du
couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le côté droit de la
poitrine de
Giletti et sortit vers l'épaule gauche; au même instant l'épée de Giletti
pénétrait de
toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l'épée glissa sous
la peau,
et ce fut une blessure insignifiante.

Giletti était tombé; au moment où Fabrice s'avançait vers lui, regardant sa
main
gauche qui tenait un couteau, cette main s'ouvrait machinalement et laissait
échapper son arme.

Le gredin est mort, se dit Fabrice; il le regarda au visage, Giletti
rendait beaucoup
de sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture.

-- Avez-vous un miroir? cria-t-il à Marietta. Marietta le regardait très
pâle et ne
répondait pas. La vieille femme ouvrit d'un grand sang-froid un sac à ouvrage
vert, et présenta à Fabrice un petit miroir à manche grand comme la main.
Fabrice, en se regardant, se maniait la figure: Les yeux sont sains, se
disait-il, c'est
déjà beaucoup; il regarda les dents, elles n'étaient point cassées. D'où
vient donc
que je souffre tant? se disait-il à demi-voix.

La vieille femme lui répondit:

-- C'est que le haut de votre joue a été pilé entre le pommeau de l'épée de
Giletti
et l'os que nous avons là. Votre joue est horriblement enflée et bleue:
mettez-y
des sangsues à l'instant, et ce ne sera rien.

-- Ah! des sangsues à l'instant, dit Fabrice en riant et il reprit tout son
sang-froid.
Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le regardaient sans oser le
toucher.

-- Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; ôtez-lui son habit... Il allait
continuer,
mais, en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes à trois cents pas sur
la grande
route qui s'avançaient à pied et d'un pas mesuré vers le lieu de la scène.

Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tué, ils vont
m'arrêter, et j'aurai l'honneur de faire une entrée solennelle dans la
ville de Parme.
Quelle anecdote pour les courtisans amis de la Raversi et qui détestent ma
tante!

Aussitôt, et avec la rapidité de l'éclair, il jette aux ouvriers ébahis
tout l'argent qu'il
avait dans ses poches, il s'élance dans la voiture.

-- Empêchez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il à ses ouvriers, et je
fais
votre fortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m'a attaqué et
voulait me tuer
.

-- Et toi, dit-il au vetturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre
napoléons d'or si tu passes le Pô avant que ces gens là-bas puissent
m'atteindre.

-- Ca va! dit le vetturino; mais n'ayez donc pas peur, ces hommes là-bas sont à
pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit pour les laisser fameusement
derrière. Disant ces paroles il les mit au galop.

Notre héros fut choqué de ce mot peur employé par le cocher: c'est que
réellement il avait eu une peur extrême après le coup de pommeau d'épée qu'il
avait reçu dans la figure.

-- Nous pouvons contre-passer des gens à cheval venant vers nous, dit le
vetturino prudent et qui songeait aux quatre napoléons, et les hommes qui nous
suivent peuvent crier qu'on nous arrête. Ceci voulait dire: Rechargez vos
armes...

-- Ah! que tu es brave, mon petit abbé! s'écriait la Marietta en embrassant
Fabrice. La vieille femme regardait hors de la voiture par la portière: au
bout d'un
peu de temps elle rentra la tête.

-- Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle à Fabrice d'un grand
sang-froid;
et il n'y a personne sur la route devant vous. Vous savez combien les employés
de la police autrichienne sont formalistes: s'ils vous voient arriver ainsi
au galop,
sur la digue au bord du Pô, ils vous arrêteront, n'en ayez aucun doute.

Fabrice regarda par la portière.

-- Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il à la vieille
femme.

-- Trois au lieu d'un, répondit-elle, et qui nous ont coûté chacun quatre
francs:
n'est-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques qui voyagent
toute
l'année! Voici le passeport de M. Giletti, artiste dramatique, ce sera
vous; voici
nos deux passeports à la Mariettina et à moi. Mais Giletti avait tout notre
argent
dans sa poche, qu'allons-nous devenir?

-- Combien avait-il? dit Fabrice.

-- Quarante beaux écus de cinq francs, dit la vielle femme.

-- C'est-à-dire six de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne
veux pas que
l'on trompe mon petit abbé.

-- N'est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d'un grand
sang-froid,
que je cherche à vous accrocher trente-quatre écus? Qu'est-ce que trente-quatre
écus pour vous? Et nous, nous avons perdu notre protecteur; qui est-ce qui se
chargera de nous loger, de débattre les prix avec les vetturini quand nous
voyageons, et de faire peur à tout le monde? Giletti n'était pas beau, mais
il était
bien commode, et si la petite que voilà n'était pas une sotte, qui d'abord
s'est
amourachée de vous, jamais Giletti ne se fût aperçu de rien, et vous nous
auriez
donné de beaux écus. Je vous assure que nous sommes bien pauvres.

Fabrice fut touché; il tira sa bourse et donna quelques napoléons à la vieille
femme.

-- Vous voyez, lui dit-il, qu'il ne m'en reste que quinze, ainsi il est inutile
dorénavant de me tirer aux jambes.

La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les mains.
La voiture
avançait toujours au petit trot. Quand on vit de loin les barrières jaunes
rayées de
noir qui annoncent les possessions autrichiennes, la vieille femme dit à
Fabrice:

-- Vous feriez mieux d'entrer à pied avec le passeport de Giletti dans
votre poche;
nous, nous allons nous arrêter un instant, sous prétexte de faire un peu de
toilette.
Et d'ailleurs, la douane visitera nos effets. Vous, si vous m'en croyez,
traversez
Casal-Maggiore d'un pas nonchalant; entrez même au café et buvez le verre
d'eau-de-vie; une fois hors du village, filez ferme. La police est
vigilante en diable
en pays autrichien: elle saura bientôt qu'il y a eu un homme de tué: vous
voyagez
avec un passeport qui n'est pas le vôtre, il n'en faut pas tant pour passer
deux ans
en prison. Gagnez le Pô à droite en sortant de la ville, louez une barque et
réfugiez-vous à Ravenne ou à Ferrare; sortez au plus vite des états
autrichiens.
Avec deux louis vous pourrez acheter un autre passeport de quelque douanier,
celui-ci vous serait fatal; rappelez-vous que vous avez tué l'homme.

En approchant à pied du pont de bateaux de Casal-Maggiore, Fabrice relisait
attentivement le passeport de Giletti. Notre héros avait grand'peur, il se
rappelait
vivement tout ce que le comte Mosca lui avait dit du danger qu'il y avait
pour lui
à rentrer dans les états autrichiens; or, il voyait à deux cents pas devant
lui le pont
terrible qui allait lui donner accès en ce pays, dont la capitale à ses
yeux était le
Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duché de Modène qui borne au
midi l'état de Parme lui rendait les fugitifs en vertu d'une convention
expresse; la
frontière de l'état qui s'étend dans les montagnes du côté de Gênes était trop
éloignée; sa mésaventure serait connue à Parme bien avant qu'il pût
atteindre ces
montagnes; il ne restait donc que les états de l'Autriche sur la rive
gauche du Pô.
Avant qu'on eût le temps d'écrire aux autorités autrichiennes pour les
engager à
l'arrêter, il se passerait peut-être trente-six heures ou deux jours.
Toutes réflexions
faites, Fabrice brûla avec le feu de son cigare son propre passeport; il
valait mieux
pour lui en pays autrichien être un vagabond que d'être Fabrice del Dongo,
et il
était possible qu'on le fouillât.

Indépendamment de la répugnance bien naturelle qu'il avait à confier sa vie au
passeport du malheureux Giletti, ce document présentait des difficultés
matérielles: la taille de Fabrice atteignait tout au plus à cinq pieds cinq
pouces, et
non pas à cinq pieds dix pouces comme l'énonçait le passeport; il avait près de
vingt-quatre ans et paraissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous
avouerons que notre héros se promena une grande demi-heure sur une contre-
digue du Pô voisine du pont de barques, avant de se décider à y descendre. Que
conseillerais-je à un autre qui se trouverait à ma place? se dit-il enfin.
Evidemment de passer: il y a péril à rester dans l'état de Parme; un
gendarme peut
être envoyé à la poursuite de l'homme qui en a tué un autre, fût-ce même à son
corps défendant. Fabrice fit la revue de ses poches, déchira tous les
papiers et ne
garda exactement que son mouchoir et sa boîte à cigares; il lui importait
d'abréger
l'examen qu'il allait subir. Il pensa à une terrible objection qu'on
pourrait lui faire
et à laquelle il ne trouvait que de mauvaises réponses: il allait dire
qu'il s'appelait
Giletti et tout son linge était marqué F.D.

Comme on voit, Fabrice était un de ces malheureux tourmentés par leur
imagination; c'est assez le défaut des gens d'esprit en Italie. Un soldat
français
d'un courage égal ou même inférieur se serait présenté pour passer sur le pont
tout de suite, et sans songer d'avance à aucune difficulté; mais aussi il y
aurait
porté tout son sang-froid, et Fabrice était bien loin d'être de sang-froid,
lorsque au
bout du pont un petit homme, vêtu de gris, lui dit: Entrez au bureau de police
pour votre passeport.

Ce bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et les
chapeaux
sales des employés étaient suspendus. Le grand bureau de sapin derrière lequel
ils étaient retranchés était tout taché d'encre et de vin; deux ou trois
gros registres
reliés en peau verte portaient des taches de toutes couleurs, et la tranche
de leurs
pages était noircie par les mains. Sur les registres placés en pile l'un
sur l'autre il y
avait trois magnifiques couronnes de laurier qui avaient servi
l'avant-veille pour
une des fêtes de l'Empereur.

Fabrice fut frappé de tous ces détails, ils lui serrèrent le coeur; il paya
ainsi le luxe
magnifique et plein de fraîcheur qui éclatait dans son joli appartement du
palais
Sanseverina. Il était obligé d'entrer dans ce sale bureau et d'y paraître comme
inférieur; il allait subir un interrogatoire.

L'employé qui tendit une main jaune pour prendre son passeport était petit et
noir, il portait un bijou de laiton à sa cravate. Ceci est un bourgeois de
mauvaise
humeur, se dit Fabrice; le personnage parut excessivement surpris en lisant le
passeport, et cette lecture dura bien cinq minutes.

-- Vous avez eu un accident, dit-il à l'étranger en indiquant sa joue du regard.

-- Le vetturino nous a jetés en bas de la digue du Pô. Puis le silence
recommença et l'employé lançait des regards farouches sur le voyageur.

J'y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu'il est fâché d'avoir une
mauvaise nouvelle
à m'apprendre et que je suis arrêté. Toutes sortes d'idées folles
arrivèrent à la tête
de notre héros, qui dans ce moment n'était pas fort logique. Par exemple, il
songea à s'enfuir par la porte du bureau qui était restée ouverte; je me
défais de
mon habit; je me jette dans le Pô, et sans doute je pourrai le traverser à
la nage.
Tout vaut mieux que le Spielberg. L'employé de police le regardait fixement au
moment où il calculait les chances de succès de cette équipée, cela faisait
deux
bonnes physionomies. La présence du danger donne du génie à l'homme
raisonnable, elle le met, pour ainsi dire, au-dessus de lui-même; à l'homme
d'imagination elle inspire des romans, hardis il est vrai mais souvent absurdes.

Il fallait voir l'oeil indigné de notre héros sous l'oeil scrutateur de ce
commis de
police orné de ses bijoux de cuivre. Si je le tuais, se disait Fabrice, je
serai
condamné pour meurtre à vingt ans de galère ou à la mort, ce qui est bien moins
affreux que le Spielberg avec une chaîne de cent vingt livres à chaque pied
et huit
onces de pain pour toute nourriture, et cela dure vingt ans; ainsi je n'en
sortirais
qu'à quarante-quatre ans. La logique de Fabrice oubliait que, puisqu'il
avait brûlé
son passeport, rien n'indiquait à l'employé de police qu'il fût le rebelle
Fabrice del
Dongo.

Notre héros était suffisamment effrayé, comme on le voit, il l'eût été bien
davantage s'il eût connu les pensées qui agitaient le commis de police. Cet
homme était ami de Giletti; on peut juger de sa surprise lorsqu'il vit son
passeport
entre les mains d'un autre; son premier mouvement fut de faire arrêter cet
autre,
puis il songea que Giletti pouvait bien avoir vendu son passeport à ce beau
jeune
homme qui apparemment venait de faire quelque mauvais coup à Parme. Si je
l'arrête, se dit-il, Giletti sera compromis; on découvrira facilement qu'il
a vendu
son passeport; d'un autre côté, que diront mes chefs si l'on vient à
vérifier que
moi, ami de Giletti, j'ai visé son passeport porté par un autre? L'employé
se leva
en bâillant et dit à Fabrice: -- Attendez, monsieur; puis, par une habitude de
police, il ajouta: il s'élève une difficulté. Fabrice dit à part soi: Il va
s'élever ma
fuite.

En effet, l'employé quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le
passeport était resté sur la table de sapin. Le danger est évident, pensa
Fabrice; je
vais prendre mon passeport et repasser le pont au petit pas, je dirai au
gendarme,
s'il m'interroge, que j'ai oublié de faire viser mon passeport par le
commissaire de
police du dernier village des états de Parme. Fabrice avait déjà son
passeport à la
main, lorsque, à son inexprimable étonnement, il entendit le commis aux bijoux
de cuivre qui disait:

-- Ma foi je n'en puis plus; la chaleur m'étouffe; je vais au café prendre
la demi-
tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un passeport à
viser; l'étranger est là.

Fabrice, qui sortait à pas de loup, se trouva face à face avec un beau jeune
homme qui se disait en chantonnant: Eh bien, visons donc ce passeport, je vais
leur faire mon paraphe.

-- Où monsieur veut-il aller?

-- A Mantoue, Venise et Ferrare.

-- Ferrare soit, répondit l'employé en sifflant; il prit une griffe,
imprima le visa en
encre bleue sur le passeport, écrivit rapidement les mots: Mantoue, Venise et
Ferrare dans l'espace laissé en blanc par la griffe, puis il fit plusieurs
tours en l'air
avec la main, signa et reprit de l'encre pour son paraphe qu'il exécuta
avec lenteur
et en se donnant des soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements de
cette
plume; le commis regarda son paraphe avec complaisance, il y ajouta cinq ou six
points, enfin il remit le passeport à Fabrice en disant d'un air léger: bon
voyage,
monsieur.

Fabrice s'éloignait d'un pas dont il cherchait à dissimuler la rapidité, lorsqu'il se
sentit arrêter par le bras gauche: instinctivement il mit la main sur le
manche de
son poignard, et s'il ne se fût vu entouré de maisons, il fût peut-être
tombé dans
une étourderie. L'homme qui lui touchait le bras gauche, lui voyant l'air tout
effaré, lui dit en forme d'excuse:

-- Mais j'ai appelé monsieur trois fois, sans qu'il répondît; monsieur
a-t-il quelque
chose à déclarer à la douane?

-- Je n'ai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout près chasser chez un
de mes
parents.

Il eût été bien embarrassé si on l'eût prié de nommer ce parent. Par la grande
chaleur qu'il faisait et avec ces émotions Fabrice était mouillé comme s'il fût
tombé dans le Pô. Je ne manque pas de courage entre les comédiens, mais les
commis ornés de bijoux de cuivre me mettent hors de moi; avec cette idée je
ferai
un sonnet comique pour la duchesse.

A peine entré dans Casal-Maggiore, Fabrice prit à droite une mauvaise rue qui
descend vers le Pô. J'ai grand besoin, se dit-il, des secours de Bacchus et de
Cérés, et il entra dans une boutique au dehors de laquelle pendait un
torchon gris
attaché à un bâton; sur le torchon était écrit le mot Trattoria. Un mauvais
drap de lit soutenu par deux cerceaux de bois fort minces, et pendant jusqu'à
trois pieds de terre, mettait la porte de la Trattoria à l'abri des
rayons directs
du soleil. Là, une femme à demi nue et fort jolie reçut notre héros avec
respect, ce
qui lui fit le plus vif plaisir; il se hâta de lui dire qu'il mourait de
faim. Pendant que
la femme préparait le déjeuner, entra un homme d'une trentaine d'années, il
n'avait pas salué en entrant; tout à coup il se releva du banc où il
s'était jeté d'un
air familier, et dit à Fabrice: Eccellenza, la riverisco (je salue Votre
Excellence). Fabrice était très gai en ce moment, et au lieu de former des
projets
sinistres, il répondit en riant:

-- Et d'où diable connais-tu mon Excellence?

-- Comment! Votre Excellence ne reconnaît pas Ludovic, l'un des cochers de
Mme la duchesse Sanseverina? A Sacca, la maison de campagne où nous
allions tous les ans, je prenais toujours la fièvre; j'ai demandé la pension à
madame et me suis retiré. Me voici riche; au lieu de la pension de douze
écus par
an à laquelle tout au plus je pouvais avoir droit, madame m'a dit que pour me
donner le loisir de faire des sonnets, car je suis poète en langue
vulgaire
, elle
m'accordait vingt-quatre écus, et M. le comte m'a dit que si jamais j'étais
malheureux, je n'avais qu'à venir lui parler. J'ai eu l'honneur de mener
Monsignore pendant un relais lorsqu'il est allé faire sa retraite comme un bon
chrétien à la chartreuse de Velleja.

Fabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. C'était un des cochers les
plus
coquets de la casa Sanseverina: maintenant qu'il était riche, disait-il, il
avait pour
tout vêtement une grosse chemise déchirée et une culotte de toile, jadis
teinte en
noir, qui lui arrivait à peine aux genoux; une paire de souliers et un mauvais
chapeau complétaient l'équipage. De plus, il ne s'était pas fait la barbe
depuis
quinze jours. En mangeant son omelette, Fabrice fit la conversation avec lui
absolument comme d'égal à égal; il crut voir que Ludovic était l'amant de
l'hôtesse. Il termina rapidement son déjeuner, puis dit à demi-voix à
Ludovic: J'ai
un mot pour vous.

-- Votre Excellence peut parler librement devant elle, c'est une femme
réellement
bonne, dit Ludovic d'un air tendre.

-- Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans hésiter, je suis malheureux et
j'ai besoin
de votre secours. D'abord il n'y a rien de politique dans mon affaire; j'ai
tout
simplement tué un homme qui voulait m'assassiner parce que je parlais à sa
maîtresse.

-- Pauvre jeune homme! dit l'hôtesse.

-- Que Votre Excellence compte sur moi! s'écria le cocher avec des yeux
enflammés par le dévouement le plus vif; où Son Excellence veut-elle aller?

-- A Ferrare. J'ai un passeport, mais j'aimerais mieux ne pas parler aux
gendarmes, qui peuvent avoir connaissance du fait.

-- Quand avez-vous expédié cet autre?

-- Ce matin à six heures.

-- Votre Excellence n'a-t-elle point de sang sur ses vêtements? dit l'hôtesse.

-- J'y pensais, reprit le cocher, et d'ailleurs le drap de ces vêtements
est trop fin;
on n'en voit pas beaucoup de semblable dans nos campagnes, cela nous attirerait
les regards; je vais acheter des habits chez le juif. Votre Excellence est
à peu près
de ma taille, mais plus mince.

-- De grâce, ne m'appelez plus Excellence, cela peut attirer l'attention.

-- Oui, Excellence, répondit le cocher en sortant de la boutique.

-- Eh bien! eh bien! cria Fabrice, et l'argent! revenez donc!

-- Que parlez-vous d'argent! dit l'hôtesse, il a soixante-sept écus qui
sont fort à
votre service. Moi-même, ajouta-t-elle en baissant la voix, j'ai une
quarantaine
d'écus que je vous offre de bien bon coeur; on n'a pas toujours de l'argent
sur soi
lorsqu'il arrive de ces accidents.

Fabrice avait ôté son habit à cause de la chaleur en entrant dans la
Trattoria.

-- Vous avez là un gilet qui pourrait nous causer de l'embarras s'il entrait
quelqu'un: cette belle toile anglaise attirerait l'attention. Elle donna
à notre
fugitif un gilet de toile teinte en noir, appartenant à son mari. Un grand
jeune
homme entra dans la boutique par une porte intérieure, il était mis avec une
certaine élégance.

-- C'est mon mari, dit l'hôtesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari,
monsieur est un
ami de Ludovic; il lui est arrivé un accident ce matin de l'autre côté du
fleuve, il
désire se sauver à Ferrare.

-- Eh! nous le passerons, dit le mari d'un air fort poli, nous avons la
barque de
Charles-Joseph.

Par une autre faiblesse de notre héros, que nous avouerons aussi naturellement
que nous avons raconté sa peur dans le bureau de police au bout du pont, il
avait
les larmes aux yeux; il était profondément attendri par le dévouement
parfait qu'il
rencontrait chez ces paysans: il pensait aussi à la bonté caractéristique
de sa tante;
il eût voulu pouvoir faire la fortune de ces gens. Ludovic rentra chargé d'un
paquet.

-- Adieu cet autre, lui dit le mari d'un air de bonne amitié.

--. Il ne s'agit pas de ça, reprit Ludovic d'un ton fort alarmé, on commence à
parler de vous, on a remarqué que vous avez hésité en entrant dans notre
vicolo
, et quittant la belle rue comme un homme qui chercherait à se cacher.

-- Montez vite à la chambre, dit le mari.

Cette chambre, fort grande et fort belle, avait de la toile grise au lieu
de vitres aux
deux fenêtres, on y voyait quatre lits larges chacun de six pieds et hauts
de cinq.

-- Et vite, et vite! dit Ludovic; il y a un fat de gendarme nouvellement
arrivé qui
voulait faire la cour à la jolie femme d'en bas, et auquel j'ai prédit que
quand il va
en correspondance sur la route, il pourrait bien se rencontrer avec une
balle; si ce
chien-là entend parler de Votre Excellence, il voudra nous jouer un tour, il
cherchera à vous arrêter ici afin de faire mal noter laTrattoria de la
Théodolinde.

Eh quoi! continua Ludovic en voyant sa chemise toute tachée de sang et des
blessures serrées avec des mouchoirs, le porco s'est donc défendu? En voilà
cent fois plus qu'il n'en faut pour vous faire arrêter: je n'ai point acheté de
chemise. Il ouvrit sans façon l'armoire du mari et donna une de ses chemises à
Fabrice qui bientôt fut habillé en riche bourgeois de campagne. Ludovic
décrocha
un filet suspendu à la muraille, plaça les habits de Fabrice dans le panier
où l'on
met le poisson, descendit en courant et sortit rapidement par une porte de
derrière; Fabrice le suivait.

-- Théodolinde, cria-t-il en passant près de la boutique, cache ce qui est
en haut,
nous allons attendre dans les saules; et toi, Pierre-Antoine, envoie-nous
bien vite
une barque, on paie bien.

Ludovic fit passer plus de vingt fossés à Fabrice. Il y avait des planches fort
longues et fort élastiques qui servaient de ponts sur les plus larges de
ces fossés;
Ludovic retirait ces planches après avoir passé. Arrivé au dernier canal,
il tira la
planche avec empressement.

-- Respirons maintenant, dit-il; ce chien de gendarme aurait plus de deux lieues à
faire pour atteindre Votre Excellence. Vous voilà tout pâle, dit-il à
Fabrice, je n'ai
point oublié la petite bouteille d'eau-de-vie.

-- Elle vient fort à propos: la blessure à la cuisse commence à se faire
sentir; et
d'ailleurs j'ai eu une fière peur dans le bureau de la police au bout du pont.

-- Je le crois bien, dit Ludovic; avec une chemise remplie de sang comme
était la
vôtre, je ne conçois pas seulement comment vous avez osé entrer en un tel lieu.
Quant aux blessures, je m'y connais: je vais vous mettre dans un endroit bien
frais où vous pourrez dormir une heure; la barque viendra nous y chercher
s'il y a
moyen d'obtenir une barque; sinon, quand vous serez un peu reposé nous ferons
encore deux petites lieues, et je vous mènerai à un moulin où je prendrai moi-
même une barque. Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi:
madame va être au désespoir quand elle apprendra l'accident; on lui dira
que vous
êtes blessé à mort, peut-être même que vous avez tué l'autre en traître. La
marquise Raversi ne manquera pas de faire courir tous les mauvais bruits qui
peuvent chagriner madame. Votre Excellence pourrait écrire.

-- Et comment faire parvenir la lettre?

-- Les garçons du moulin où nous allons gagnent douze sous par jour; en un jour
et demi ils sont à Parme, donc quatre francs pour le voyage; deux francs pour
l'usure des souliers: si la course était faite pour un pauvre homme tel que
moi, ce
serait six francs; comme elle est pour le service d'un seigneur, j'en donnerai
douze.

Quand on fut arrivé au lieu du repos dans un bois de vernes et de saules, bien
touffu et bien frais, Ludovic alla à plus d'une heure de là chercher de
l'encre et du
papier. Grand Dieu, que je suis bien ici! s'écria Fabrice. Fortune! adieu,
je ne serai
jamais archevêque!

A son retour, Ludovic le trouva profondément endormi et ne voulut pas
l'éveiller.
La barque n'arriva que vers le coucher du soleil; aussitôt que Ludovic la vit
paraître au loin, il appela Fabrice qui écrivit deux lettres.

-- Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi, dit Ludovic d'un air
peiné, et je crains bien de lui déplaire au fond du coeur, quoi qu'elle en
dise, si
j'ajoute une certaine chose.

-- Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, répondit Fabrice, et,
quoi que
vous puissiez dire, vous serez toujours à mes yeux un serviteur fidèle de ma
tante, et un homme qui a fait tout au monde pour me tirer d'un fort vilain pas.

Il fallut bien d'autres protestations encore pour décider Ludovic à parler,
et quand
enfin il en eut pris la résolution, il commença par une préface qui dura
bien cinq
minutes. Fabrice s'impatienta, puis il se dit: A qui la faute? à notre
vanité que cet
homme a fort bien vue du haut de son siège. Le dévouement de Ludovic le porta
enfin à courir le risque de parler net.

-- Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au piéton que vous allez
expédier à Parme pour avoir ces deux lettres! Elles sont de votre écriture,
et par
conséquent font preuves judiciaires contre vous. Votre Excellence va me prendre
pour un curieux indiscret; en second lieu, elle aura peut-être honte de
mettre sous
les yeux de madame la duchesse ma pauvre écriture de cocher; mais enfin votre
sûreté m'ouvre la bouche, quoique vous puissiez me croire un impertinent. Votre
Excellence ne pourrait-elle pas me dicter ces deux lettres? Alors je suis
le seul
compromis, et encore bien peu, je dirais au besoin que vous m'êtes apparu au
milieu d'un champ avec une écritoire de corne dans une main et un pistolet dans
l'autre, et que vous m'avez ordonné d'écrire.

-- Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, s'écria Fabrice, et pour vous prouver
que je ne veux point avoir de secret pour un ami tel que vous, copiez ces deux
lettres telles qu'elles sont. Ludovic comprit toute l'étendue de cette
marque de
confiance et y fut extrêmement sensible, mais au bout de quelques lignes,
comme il voyait la barque s'avancer rapidement sur le fleuve:

-- Les lettres seront plus tôt terminées, dit-il à Fabrice, si Votre Excellence veut
prendre la peine de me les dicter. Les lettres finies, Fabrice écrivit un A
et un B à
la dernière ligne, et, sur une petite rognure de papier qu'ensuite il
chiffonna, il mit
en français: Croyez A et B. Le piéton devait cacher ce papier froissé
dans ses
vêtements.

La barque arrivant à portée de la voix, Ludovic appela les bateliers par
des noms
qui n'étaient pas les leurs; ils ne répondirent point et abordèrent cinq
cents toises
plus bas, regardant de tous les côtés pour voir s'ils n'étaient point
aperçus par
quelque douanier.

-- Je suis à vos ordres, dit Ludovic à Fabrice, voulez-vous que je porte
moi-même
les lettres à Parme? Voulez-vous que je vous accompagne à Ferrare?

-- M'accompagner à Ferrare est un service que je n'osais presque vous demander.
Il faudra débarquer et tâcher d'entrer dans la ville sans montrer le
passeport. Je
vous dirai que j'ai la plus grande répugnance à voyager sous le nom de
Giletti, et
je ne vois que vous qui puissiez m'acheter un autre passeport.

-- Que ne parliez-vous à Casal-Maggiore! Je sais un espion qui m'aurait
vendu un
excellent passeport, et pas cher, pour quarante ou cinquante francs.

L'un des deux mariniers qui était né sur la rive droite du Pô, et par
conséquent
n'avait pas besoin de passeport à l'étranger pour aller à Parme, se chargea de
porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la rame, se fit fort de
conduire la
barque avec l'autre.

-- Nous allons trouver sur le bas Pô, dit-il, plusieurs barques armées
appartenant à
la police, et je saurai les éviter. Plus de dix fois on fut obligé de se
cacher au
milieu de petites îles à fleur d'eau, chargées de saules. Trois fois on mit
pied à
terre pour laisser passer les barques vides devant les embarcations de la
police.
Ludovic profita de ces longs moments de loisir pour réciter à Fabrice
plusieurs de
ses sonnets. Les sentiments étaient assez justes, mais comme émoussés par
l'expression, et ne valaient pas la peine d'être écrits; le singulier,
c'est que cet ex-
cocher avait des passions et des façons de voir vives et pittoresques; il
devenait
froid et commun dès qu'il écrivait. C'est le contraire de ce que nous
voyons dans
le monde, se dit Fabrice; l'on sait maintenant tout exprimer avec grâce,
mais les
coeurs n'ont rien à dire. Il comprit que le plus grand plaisir qu'il pût
faire à ce
serviteur fidèle ce serait de corriger les fautes d'orthographe de ses sonnets.

-- On se moque de moi quand je prête mon cahier, disait Ludovic; mais si Votre
Excellence daignait me dicter l'orthographe des mots lettre à lettre, les
envieux ne
sauraient plus que dire: l'orthographe ne fait pas le génie. Ce ne fut que le
surlendemain dans la nuit que Fabrice put débarquer en toute sûreté dans un
bois
de vernes, une lieue avant que d'arriver à Ponte Lago Oscuro. Toute la
journée il resta caché dans une chènevière, et Ludovic le précéda à
Ferrare; il y
loua un petit logement chez un juif pauvre, qui comprit tout de suite qu'il
y avait
de l'argent à gagner si l'on savait se taire. Le soir, à la chute du jour,
Fabrice entra
dans Ferrare monté sur un petit cheval; il avait bon besoin de ce secours, la
chaleur l'avait frappé sur le fleuve; le coup de couteau qu'il avait à la
cuisse et le
coup d'épée que Giletti lui avait donné dans l'épaule, au commencement du
combat, s'étaient enflammés et lui donnaient de la fièvre.




Livre Premier - Chapitre XII.

Le juif, maître du logement, avait procuré un chirurgien discret, lequel,
comprenant à son tour qu'il y avait de l'argent dans la bourse, dit à
Ludovic que
sa conscience l'obligeait à faire son rapport à la police sur les
blessures du
jeune homme que lui, Ludovic, appelait son frère.

-- La loi est claire, ajouta-t-il; il est trop évident que votre frère ne
s'est point
blessé lui-même, comme il le raconte, en tombant d'une échelle, au moment où il
tenait à la main un couteau tout ouvert.

Ludovic répondit froidement à cet honnête chirurgien que, s'il s'avisait de
céder
aux inspirations de sa conscience, il aurait l'honneur, avant de quitter Ferrare, de
tomber sur lui précisément avec un couteau ouvert à la main. Quand il rendit
compte de cet incident à Fabrice, celui-ci le blâma fort, mais il n'y avait
plus un
instant à perdre pour décamper. Ludovic dit au juif qu'il voulait essayer
de faire
prendre l'air à son frère; il alla chercher une voiture, et nos amis
sortirent de la
maison pour n'y plus rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les
récits
de toutes ces démarches que rend nécessaires l'absence d'un passeport: ce genre
de préoccupation n'existe plus en France; mais en Italie, et surtout aux
environs
du Pô, tout le monde parle passeport. Une fois sorti de Ferrare sans encombre,
comme pour faire une promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra en
ville par une autre porte, et revint prendre Fabrice avec une sediola
qu'il avait
louée pour faire douze lieues. Arrivés près de Bologne, nos amis se firent
conduire à travers champs sur la route qui de Florence conduit à Bologne; ils
passèrent la nuit dans la plus misérable auberge qu'ils purent découvrir,
et, le
lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un peu, ils entrèrent à
Bologne
comme des promeneurs. On avait brûlé le passeport de Giletti: la mort du
comédien devait être connue, et il y avait moins de péril à être arrêtés comme
gens sans passeports que comme porteurs de passeport d'un homme tué.

Ludovic connaissait à Bologne deux ou trois domestiques de grandes maisons; il
fut convenu qu'il irait prendre langue auprès d'eux. Il leur dit que, venant de
Florence et voyageant avec son jeune frère, celui-ci, se sentant le besoin de
dormir, l'avait laissé partir seul une heure avant le lever du soleil. Il
devait le
rejoindre dans le village où lui, Ludovic, s'arrêterait pour passer les
heures de la
grande chaleur. Mais Ludovic, ne voyant point arriver son frère, s'était
déterminé
à retourner sur ses pas; il l'avait retrouvé blessé d'un coup de pierre et
de plusieurs
coups de couteau, et, de plus, volé par des gens qui lui avaient cherché
dispute.
Ce frère était joli garçon, savait panser et conduire les chevaux, lire et
écrire, et il
voudrait bien trouver une place dans quelque bonne maison. Ludovic se réserva
d'ajouter, quand l'occasion s'en présenterait, que, Fabrice tombé, les voleurs
s'étaient enfuis emportant le petit sac dans lequel étaient leur linge et leurs
passeports.

En arrivant à Bologne, Fabrice, se sentant très fatigué, et n'osant, sans
passeport,
se présenter dans une auberge, était entré dans l'immense église de
Saint-Pétrone.
Il y trouva une fraîcheur délicieuse; bientôt il se sentit tout ranimé.
Ingrat que je
suis, se dit-il tout à coup, j'entre dans une église, et c'est pour m'y
asseoir, comme
dans un café! Il se jeta à genoux, et remercia Dieu avec effusion de la
protection
évidente dont il était entouré depuis qu'il avait eu le malheur de tuer
Giletti. Le
danger qui le faisait encore frémir, c'était d'être reconnu dans le bureau
de police
de Casal-Maggiore. Comment, se disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient
tant de soupçons et qui a relu mon passeport jusqu'à trois fois, ne
s'est-il pas
aperçu que je n'ai pas cinq pieds dix pouces, que je n'ai pas trente-huit
ans, que je
ne suis pas fort marqué de la petite vérole? Que de grâces je vous dois, ô mon
Dieu! Et j'ai pu tarder jusqu'à ce moment de mettre mon néant à vos pieds! Mon
orgueil a voulu croire que c'était à une vaine prudence humaine que je
devais le
bonheur d'échapper au Spielberg qui déjà s'ouvrait pour m'engloutir!

Fabrice passa plus d'une heure dans cet extrême attendrissement, en présence de
l'immense bonté de Dieu, Ludovic s'approcha sans qu'il l'entendît venir, et se
plaça en face de lui. Fabrice, qui avait le front caché dans ses mains,
releva la tête,
et son fidèle serviteur vit les larmes qui sillonnaient ses joues.

-- Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement.

Ludovic pardonna ce ton à cause de la piété. Fabrice récita plusieurs fois
les sept
psaumes de la pénitence, qu'il savait par coeur; il s'arrêtait longuement aux
versets qui avaient du rapport avec sa situation présente.

Fabrice demandait pardon à Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui est
remarquable, c'est qu'il ne lui vint pas à l'esprit de compter parmi ses
fautes le
projet de devenir archevêque, uniquement parce que le comte Mosca était
premier ministre, et trouvait cette place et la grande existence qu'elle donne
convenables pour le neveu de la duchesse. Il l'avait désirée sans passion,
il est
vrai, mais enfin il y avait songé, exactement comme à une place de ministre
ou de
général. Il ne lui était point venu à la pensée que sa conscience pût être
intéressée
dans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la religion
qu'il
devait aux enseignements des jésuites milanais. Cette religion ôte le
courage de
penser aux choses inaccoutumées
, et défend surtout l'examen personnel,
comme le plus énorme des péchés; c'est un pas vers le protestantisme. Pour
savoir de quoi l'on est coupable, il faut interroger son curé, ou lire la
liste des
péchés, telle qu'elle se trouve imprimée dans les livres intitulés:
Préparation au
sacrement de la Pénitence
. Fabrice savait par coeur la liste des péchés
rédigée
en langue latine, qu'il avait apprise à l'Académie ecclésiastique de
Naples. Ainsi,
en récitant cette liste, parvenu à l'article du meurtre, il s'était fort
bien accusé
devant Dieu d'avoir tué un homme, mais en défendant sa vie. Il avait passé
rapidement, et sans y faire la moindre attention, sur les divers articles
relatifs au
péché de simonie (se procurer par de l'argent les dignités
ecclésiastiques). Si
on lui eût proposé de donner cent louis pour devenir premier grand vicaire de
l'archevêque de Parme, il eût repoussé cette idée avec horreur; mais
quoiqu'il ne
manquât ni d'esprit ni surtout de logique, il ne lui vint pas une seule
fois à l'esprit
que le crédit du comte Mosca, employé en sa faveur, fût une simonie. Tel est
le triomphe de l'éducation jésuitique: donner l'habitude de ne pas faire
attention à
des choses plus claires que le jour. Un Français, élevé au milieu des
traits d'intérêt
personnel et de l'ironie de Paris, eût pu, sans être de mauvaise foi,
accuser Fabrice
d'hypocrisie au moment même où notre héros ouvrait son âme à Dieu avec la
plus extrême sincérité et l'attendrissement le plus profond.

Fabrice ne sortit de l'église qu'après avoir préparé la confession qu'il se
proposait
de faire dès le lendemain; il trouva Ludovic assis sur les marches du vaste
péristyle en pierre qui s'élève sur la grande place en avant de la façade
de Saint-
Pétrone. Comme après un grand orage l'air est plus pur, ainsi l'âme de Fabrice
était tranquille, heureuse et comme rafraîchie.

-- Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il à
Ludovic
en l'abordant; mais avant tout je dois vous demander pardon; je vous ai répondu
avec humeur lorsque vous êtes venu me parler dans l'église; je faisais mon
examen de conscience. Eh bien! où en sont nos affaires?

-- Elles vont au mieux: j'ai arrêté un logement, à la vérité bien peu digne
de Votre
Excellence, chez la femme d'un de mes amis, qui est fort jolie et de plus
intimement liée avec l'un des principaux agents de la police. Demain j'irai
déclarer
comme quoi nos passeports nous ont été volés; cette déclaration sera prise en
bonne part; mais je paierai le port de la lettre que la police écrira à Casal-
Maggiore, pour savoir s'il existe dans cette commune un nommé Ludovic San-
Micheli, lequel a un frère, nommé Fabrice, au service de Mme la duchesse
Sanseverina, à Parme. Tout est fini, siamo a cavallo (Proverbe italien: nous
sommes sauvés).

Fabrice avait pris tout à coup un air fort sérieux: il pria Ludovic de
l'attendre un
instant, rentra dans l'église presque en courant, et à peine y fut-il que
de nouveau
il se précipita à genoux; il baisait humblement les dalles de pierre. C'est un
miracle, Seigneur, s'écriait-il les larmes aux yeux: quand vous avez vu mon âme
disposée à rentrer dans le devoir, vous m'avez sauvé. Grand Dieu! il est possible
qu'un jour je sois tué dans quelque affaire: souvenez-vous au moment de ma
mort de l'état où mon âme se trouve en ce moment. Ce fut avec les transports de
la joie la plus vive que Fabrice récita de nouveau les sept psaumes de la
pénitence. Avant que de sortir il s'approcha d'une vieille femme qui était
assise
devant une grande madone et à côté d'un triangle de fer placé verticalement sur
un pied de même métal. Les bords de ce triangle étaient hérissés d'un grand
nombre de pointes destinées à porter les petits cierges que la piété des
fidèles
allume devant la célèbre madone de Cimabué. Sept cierges seulement étaient
allumés quand Fabrice s'approcha; il plaça cette circonstance dans sa mémoire
avec l'intention d'y réfléchir ensuite plus à loisir.

-- Combien coûtent les cierges? dit-il à la femme.

-- Deux bajocs pièces.

En effet ils n'étaient guère plus gros qu'un tuyau de plume, et n'avaient
pas un
pied de long.

-- Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle?

-- Soixante-trois, puisqu'il y en a sept d'allumés.

Ah! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix: ceci encore
est à noter.
Il paya les cierges, plaça lui-même et alluma les sept premiers, puis se mit à
genoux pour faire son offrande, et dit à la vieille femme en se relevant:

-- C'est pour grâce reçue.

-- Je meurs de faim, dit Fabrice à Ludovic, en le rejoignant.

-- N'entrons point dans un cabaret, allons au logement; la maîtresse de la
maison
ira vous acheter ce qu'il faut pour déjeuner; elle volera une vingtaine de
sous et en
sera d'autant plus attachée au nouvel arrivant.

-- Ceci ne tend à rien moins qu'à me faire mourir de faim une grande heure de
plus, dit Fabrice en riant avec la sérénité d'un enfant, et il entra dans
un cabaret
voisin de Saint-Pétrone. A son extrême surprise, il vit à une table voisine
de celle
où il était placé, Pépé, le premier valet de chambre de sa tante, celui-là
même qui
autrefois était venu à sa rencontre jusqu'à Genève. Fabrice lui fit signe
de se taire;
puis, après avoir déjeuné rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses
lèvres,
il se leva; Pépé le suivit, et, pour la troisième fois notre héros entra
dans Saint-
Pétrone. Par discrétion, Ludovic resta à se promener sur la place.

-- Hé, mon Dieu monseigneur! Comment vont vos blessures? Mme la duchesse
est horriblement inquiète: un jour entier elle vous a cru mort abandonné dans
quelque île du Pô, je vais lui expédier un courrier à l'instant même. Je vous
cherche depuis six jours, j'en ai passé trois à Ferrare, courant toutes les
auberges.

-- Avez-vous un passeport pour moi?

-- J'en ai trois différents: l'un avec les noms et les titres de Votre
Excellence; le
second avec votre nom seulement, et le troisième sous un nom supposé, Joseph
Bossi; chaque passeport est en double expédition, selon que Votre Excellence
voudra arriver de Florence ou de Modène. Il ne s'agit que de faire une
promenade
hors de la ville. M. le comte vous verrait loger avec plaisir à l'auberge del
Pelegrino
, dont le maître est son ami.

Fabrice, ayant l'air de marcher au hasard, s'avança dans la nef droite de
l'église
jusqu'au lieu où ses cierges étaient allumés; ses yeux se fixèrent sur la
madone de
Cimabué, puis il dit à Pépé en s'agenouillant: Il faut que je rende grâce
un instant;
Pépé l'imita. Au sortir de l'église, Pépé remarqua que Fabrice donnait une
pièce
de vingt francs au premier pauvre qui lui demanda l'aumône; ce mendiant
jeta des
cris de reconnaissance qui attirèrent sur les pas de l'être charitable les
nuées de
pauvres de tout genre qui ornent d'ordinaire la place de Saint-Pétrone. Tous
voulaient avoir leur part du napoléon. Les femmes, désespérant de pénétrer dans
la mêlée qui l'entourait, fondirent sur Fabrice, lui criant s'il n'était
pas vrai qu'il
avait voulu donner son napoléon pour être divisé parmi tous les pauvres du bon
Dieu. Pépé, brandissant sa canne à pomme d'or, leur ordonna de laisser Son
Excellence tranquille.

-- Ah! Excellence, reprirent toutes ces femmes d'une voix plus perçante, donnez
aussi un napoléon d'or pour les pauvres femmes! Fabrice doubla le pas, les
femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres mâles, accourant par
toutes
les rues, firent comme une sorte de petite sédition. Toute cette foule
horriblement
sale et énergique criait: Excellence. Fabrice eut beaucoup de peine à se
délivrer de la cohue; cette scène rappela son imagination sur la terre. Je
n'ai que
ce que je mérite, se dit-il, je me suis frotté à la canaille.

Deux femmes le suivirent jusqu'à la porte de Saragosse par laquelle il
sortait de la
ville; Pépé les arrêta en les menaçant sérieusement de sa canne, et leur jetant
quelque monnaie. Fabrice monta la charmante colline de San-Michele in Bosco,
fit le tour d'une partie de la ville en dehors des murs, prit un sentier,
arriva à cinq
cents pas sur la route de Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement
au commis de la police un passeport où son signalement était noté d'une façon
fort exacte. Ce passeport le nommait Joseph Bossi, étudiant en théologie.
Fabrice
y remarqua une petite tache d'encre rouge jetée, comme par hasard, au bas de la
feuille vers l'angle droit. Deux heures plus tard il eut un espion à ses
trousses, à
cause du titre d'Excellence que son compagnon lui avait donné devant les
pauvres de Saint-Pétrone, quoique son passeport ne portât aucun des titres qui
donnent à un homme le droit de se faire appeler Excellence par ses domestiques.

Fabrice vit l'espion, et s'en moqua fort; il ne songeait plus ni aux
passeports ni à
la police, et s'amusait de tout comme un enfant. Pépé, qui avait ordre de
rester
auprès de lui, le voyant fort content de Ludovic, aima mieux aller porter lui-
même de si bonnes nouvelles à la duchesse. Fabrice écrivit deux très longues
lettres aux personnes qui lui étaient chères; puis il eut l'idée d'en
écrire une
troisième au vénérable archevêque Landriani. Cette lettre produisit un effet
merveilleux, elle contenait un récit fort exact du combat avec Giletti. Le bon
archevêque, tout attendri, ne manqua pas d'aller lire cette lettre au
prince, qui
voulut bien l'écouter, assez curieux de voir comment ce jeune monsignore s'y
prenait pour excuser un meurtre aussi épouvantable. Grâce aux nombreux amis
de la marquise Raversi, le prince ainsi que toute la ville de Parme croyait que
Fabrice s'était fait aider par vingt ou trente paysans pour assommer un mauvais
comédien qui avait l'insolence de lui disputer la petite Marietta. Dans les
cours
despotiques, le premier intrigant adroit dispose de la vérité, comme la mode
en dispose à Paris.

-- Mais, que diable! disait le prince à l'archevêque, on fait faire ces
choses-là par
un autre; mais les faire soi-même, ce n'est pas l'usage; et puis on ne tue
pas un
comédien tel que Giletti, on l'achète.

Fabrice ne se doutait en aucune façon de ce qui se passait à Parme. Dans le
fait, il
s'agissait de savoir si la mort de ce comédien, qui de son vivant gagnait
trente-
deux francs par mois, amènerait la chute du ministère ultra et de son chef le
comte Mosca.

En apprenant la mort de Giletti, le prince, piqué des airs d'indépendance
que se
donnait la duchesse, avait ordonné au fiscal général Rassi de traiter tout
ce procès
comme s'il se fût agi d'un libéral. Fabrice, de son côté, croyait qu'un
homme de
son rang était au-dessus des lois; il ne calculait pas que dans les pays où les
grands noms ne sont jamais punis, l'intrigue peut tout, même contre eux. Il
parlait
souvent à Ludovic de sa parfaite innocence qui serait bien vite proclamée; sa
grande raison c'est qu'il n'était pas coupable. Sur quoi Ludovic lui dit un
jour:

-- Je ne conçois pas comment Votre Excellence, qui a tant d'esprit et
d'instruction, prend la peine de dire de ces choses-là à moi qui suis son
serviteur
dévoué; Votre Excellence use de trop de précautions, ces choses-là sont
bonnes à
dire en public ou devant un tribunal. Cet homme me croit un assassin et ne m'en
aime pas moins, se dit Fabrice, tombant de son haut.

Trois jours après le départ de Pépé, il fut bien étonné de recevoir une lettre
énorme fermée avec une tresse de soie comme du temps de Louis XIV, et
adressée à Son Excellence révérendissime monseigneur Fabrice del Dongo,
premier grand vicaire du diocèse de Parme, chanoine, etc.

Mais, est-ce que je suis encore tout cela? se dit-il en riant. L'épître de
l'archevêque
Landriani était un chef-d'oeuvre de logique et de clarté; elle n'avait pas
moins de
dix-neuf grandes pages, et racontait fort bien tout ce qui s'était passé à
Parme à
l'occasion de la mort de Giletti.

«Une armée française commandée par le maréchal Ney et marchant sur la ville
n'aurait pas produit plus d'effet, lui disait le bon archevêque; à
l'exception de la
duchesse et de moi, mon très cher fils, tout le monde croit que vous vous êtes
donné le plaisir de tuer l'histrion Giletti. Ce malheur vous fût-il arrivé,
ce sont de
ces choses qu'on assoupit avec deux cents louis et une absence de six mois;
mais
la Raversi veut renverser le comte Mosca à l'aide de cet incident. Ce n'est
point
l'affreux péché du meurtre que le public blâme en vous, c'est uniquement la
maladresse ou plutôt l'insolence de ne pas avoir daigné recourir à un
bulo
(sorte de fier-à-bras, subalterne). Je vous traduis ici en termes clairs
les discours
qui m'environnent, car depuis ce malheur à jamais déplorable, je me rends tous
les jours dans trois maisons des plus considérables de la ville pour avoir
l'occasion de vous justifier. Et jamais je n'ai cru faire un plus saint
usage du peu
d'éloquence que le Ciel a daigné m'accorder. »

Les écailles tombaient des yeux de Fabrice, les nombreuses lettres de la
duchesse, remplies de transports d'amitié, ne daignaient jamais raconter. La
duchesse lui jurait de quitter Parme à jamais, si bientôt il n'y rentrait
triomphant.
Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait
celle de
l'archevêque, tout ce qui est humainement possible. Quant à moi, tu as changé
mon caractère avec cette belle équipée; je suis maintenant aussi avare que le
banquier Tombone; j'ai renvoyé tous mes ouvriers, j'ai fait plus, j'ai dicté au
comte l'inventaire de ma fortune, qui s'est trouvée bien moins considérable
que je
ne le pensais. Après la mort de l'excellent comte Pietranera, que, par
parenthèse,
tu aurais bien plutôt dû venger, au lieu de t'exposer contre un être de
l'espèce de
Giletti, je restai avec douze cents livres de rente et cinq mille francs de
dette; je
me souviens, entre autres choses, que j'avais deux douzaines et demie de
souliers
de satin blanc venant de Paris, et une seule paire de souliers pour marcher
dans la
rue. Je suis presque décidée à prendre les trois cent mille francs que me
laisse le
duc, et que je voulais employer en entier à lui élever un tombeau
magnifique. Au
reste, c'est la marquise Raversi qui est ta principale ennemie, c'est-à-dire la
mienne; si tu t'ennuies seul à Bologne, tu n'as qu'à dire un mot, j'irai te
joindre.
Voici quatre nouvelles lettres de change, etc., etc.

La duchesse ne disait mot à Fabrice de l'opinion qu'on avait à Parme sur son
affaire, elle voulait avant tout le consoler et, dans tous les cas, la mort
d'un être
ridicule tel que Giletti ne lui semblait pas de nature à être reprochée
sérieusement
à del Dongo. Combien de Giletti nos ancêtres n'ont-ils pas envoyés dans l'autre
monde, disait-elle au comte, sans que personne se soit mis en tête de leur
en faire
un reproche!

Fabrice tout étonné, et qui entrevoyait pour la première fois le véritable
état des
choses, se mit à étudier la lettre de l'archevêque. Par malheur
l'archevêque lui-
même le croyait plus au fait qu'il ne l'était réellement. Fabrice comprit
que ce qui
faisait surtout le triomphe de la marquise Raversi, c'est qu'il était
impossible de
trouver des témoins de visu de ce fatal combat. Le valet de chambre qui le
premier en avait apporté la nouvelle à Parme était à l'auberge du village
Sanguigna lorsqu'il avait eu lieu; la petite Marietta et la vieille femme
qui lui
servait de mère avaient disparu, et la marquise avait acheté le vetturino qui
conduisait la voiture et qui faisait maintenant une déposition abominable. «
Quoique la procédure soit environnée du plus profond mystère, écrivait le bon
archevêque avec son style cicéronien, et dirigée par le fiscal général
Rassi, dont la
seule charité chrétienne peut m'empêcher de dire du mal, mais qui a fait sa
fortune en s'acharnant après les malheureux accusés comme le chien de chasse
après le lièvre; quoique le Rassi, dis-je, dont votre imagination ne saurait
s'exagérer la turpitude et la vénalité, ait été chargé de la direction du
procès par un
prince irrité, j'ai pu lire les trois dépositions du vetturino. Par un
insigne
bonheur, ce malheureux se contredit. Et j'ajouterai, parce que je parle à mon
vicaire général, à celui qui, après moi, doit avoir la direction de ce
diocèse, que j'ai
mandé le curé de la paroisse qu'habite ce pécheur égaré. Je vous dirai, mon
très
cher fils, mais sous le secret de la confession, que ce curé connaît déjà,
par la
femme duvetturino, le nombre d'écus qu'il a reçu de la marquise Raversi; je
n'oserai dire que la marquise a exigé de lui de vous calomnier, mais le
fait est
probable. Les écus ont été remis par un malheureux prêtre qui remplit des
fonctions peu relevées auprès de cette marquise, et auquel j'ai été obligé
d'interdire la messe pour la seconde fois. Je ne vous fatiguerai point du
récit de
plusieurs autres démarches que vous deviez attendre de moi, et qui d'ailleurs
rentrent dans mon devoir. Un chanoine, votre collègue à la cathédrale, et qui
d'ailleurs se souvient un peu trop quelquefois de l'influence que lui
donnent les
biens de sa famille dont, par la permission divine, il est resté le seul
héritier,
s'étant permis de dire chez M. le comte Zurla, ministre de l'intérieur,
qu'il regardait
cette bagatelle comme prouvée contre vous (il parlait de l'assassinat du
malheureux Giletti), je l'ai fait appeler devant moi, et là, en présence de
mes trois
autres vicaires généraux, de mon aumônier et de deux curés qui se trouvaient
dans la salle d'attente, je l'ai prié de nous communiquer, à nous ses
frères, les
éléments de la conviction complète qu'il disait avoir acquise contre un de ses
collègues à la cathédrale; le malheureux n'a pu articuler que des raisons peu
concluantes; tout le monde s'est élevé contre lui, et quoique je n'aie cru
devoir
ajouter que bien peu de paroles, il a fondu en larmes et nous a rendus
témoins du
plein aveu de son erreur complète, sur quoi je lui ai promis le secret en
mon nom
et en celui de toutes les personnes qui avaient assisté à cette conférence,
sous la
condition toutefois qu'il mettrait tout son zèle à rectifier les fausses
impressions
qu'avaient pu causer les discours par lui proférés depuis quinze jours.

«Je ne vous répéterai point, mon cher fils, ce que vous devez savoir depuis
longtemps, c'est-à-dire que des trente-quatre paysans employés à la fouille
entreprise par le comte Mosca et que la Raversi prétend soldés par vous pour
vous aider dans un crime, trente-deux étaient au fond de leur fossé, tout
occupés
de leurs travaux, lorsque vous vous saisîtes du couteau de chasse et
l'employâtes
à défendre votre vie contre l'homme qui vous attaquait à l'improviste. Deux
d'entre eux, qui étaient hors du fossé, crièrent aux autres: On assassine
Monseigneur!
Ce cri seul montre votre innocence dans tout son éclat. Eh bien!
le fiscal général Rassi prétend que ces deux hommes ont disparu, bien plus,
on a
retrouvé huit des hommes qui étaient au fond du fossé; dans leur premier
interrogatoire six ont déclaré avoir entendu le cri on assassine Monseigneur!
Je sais, par voies indirectes, que dans leur cinquième interrogatoire, qui
a eu lieu
hier soir, cinq ont déclaré qu'ils ne se souvenaient pas bien s'ils avaient
entendu
directement ce cri ou si seulement il leur avait été raconté par quelqu'un
de leurs
camarades. Des ordres sont donnés pour que l'on me fasse connaître la demeure
de ces ouvriers terrassiers, et leurs curés leur feront comprendre qu'ils
se damnent
si, pour gagner quelques écus, ils se laissent aller à altérer la vérité. »

Le bon archevêque entrait dans des détails infinis, comme on peut en juger par
ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se servant de la langue
latine:

«Cette affaire n'est rien moins d'une tentative de changement de ministère. Si
vous êtes condamné, ce ne peut être qu'aux galères ou à la mort, auquel cas
j'interviendrais en déclarant, du haut de ma chaire archiépiscopale, que je
sais que
vous êtes innocent, que vous avez tout simplement défendu votre vie contre un
brigand, et qu'enfin je vous ai défendu de revenir à Parme tant que vos
ennemis y
triompheront; je me propose même de stigmatiser, comme il le mérite, le fiscal
général; la haine contre cet homme est aussi commune que l'estime pour son
caractère est rare. Mais enfin la veille du jour où ce fiscal prononcera
cet arrêt si
injuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et peut-être même les
états de
Parme: dans ce cas l'on ne fait aucun doute que le comte ne donne sa démission.
Alors, très probablement, le général Fabio Conti arrive au ministère, et la
marquise Raversi triomphe. Le grand mal de votre affaire, c'est qu'aucun homme
entendu n'est chargé en chef des démarches nécessaires pour mettre au jour
votre
innocence et déjouer les tentatives faites pour suborner des témoins. Le comte
croit remplir ce rôle; mais il est trop grand seigneur pour descendre à de
certains
détails; de plus, en sa qualité de ministre de la police, il a dû donner,
dans le
premier moment, les ordres les plus sévères contre vous. Enfin, oserai-je
le dire?
Notre souverain seigneur vous croit coupable, ou du moins simule cette
croyance, et apporte quelque aigreur dans cette affaire. » (Les mots
correspondant à notre souverain seigneur et à simule cette croyance
étaient en grec, et Fabrice sut un gré infini à l'archevêque d'avoir osé
les écrire. Il
coupa avec un canif cette ligne de sa lettre, et la détruisit sur-le-champ.)

Fabrice s'interrompit vingt fois en lisant cette lettre il était agité des
transports de
la plus vive reconnaissance: il répondit à l'instant par une lettre de huit
pages.
Souvent il fut obligé de relever la tête pour que ses larmes ne tombassent
pas sur
son papier. Le lendemain, au moment de cacheter cette lettre, il en trouva
le ton
trop mondain. Je vais l'écrire en latin, se dit-il, elle en paraîtra plus
convenable au
digne archevêque. Mais en cherchant à construire de belles phrases latines bien
longues, bien imitées de Cicéron, il se rappela qu'un jour l'archevêque,
lui parlant
de Napoléon, affectait de l'appeler Buonaparte; à l'instant disparut toute
l'émotion
qui la veille le touchait jusqu'aux larmes. O roi d'Italie, s'écria-t-il,
cette fidélité
que tant d'autres t'ont jurée de ton vivant, je te la garderai après ta
mort. Il
m'aime, sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui le fils d'un
bourgeois. Pour que sa belle lettre en italien ne fût pas perdue, Fabrice y fit
quelques changements nécessaires, et l'adressa au comte Mosca.

Ce jour-là même, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta; elle devint
rouge de bonheur, et lui fit signe de la suivre sans l'aborder. Elle gagna
rapidement un portique désert; là, elle avança encore la dentelle noire
qui, suivant
la mode du pays, lui couvrait la tête, de façon à ce qu'elle ne pût être
reconnue;
puis, se retournant vivement:

-- Comment se fait-il, dit-elle à Fabrice, que vous marchiez ainsi
librement dans la
rue? Fabrice lui raconta son histoire.

-- Grand Dieu! vous avez été à Ferrare! Moi qui vous y ai tant cherché! Vous
saurez que je me suis brouillée avec la vieille femme parce qu'elle voulait me
conduire à Venise, où je savais bien que vous n'iriez jamais, puisque vous êtes
sur la liste noire de l'Autriche. J'ai vendu mon collier d'or pour venir à
Bologne,
un pressentiment m'annonçait le bonheur que j'ai de vous y rencontrer; la
vieille
femme est arrivée deux jours après moi. Ainsi, je ne vous engagerai point à
venir
chez nous, elle vous ferait encore de ces vilaines demandes d'argent qui me
font
tant de honte. Nous avons vécu fort convenablement depuis le jour fatal que
vous savez, et nous n'avons pas dépensé le quart de ce que vous lui
donnâtes. Je
ne voudrais pas aller vous voir à l'auberge du Pelegrino, ce serait une
publicité. Tâchez de louer une petite chambre dans une rue déserte, et à
l'Ave
Maria
(la tombée de la nuit), je me trouverai ici, sous ce même portique. Ces
mots dits, elle prit la fuite.




Livre Premier - Chapitre XIII.

Toutes les idées sérieuses furent oubliées à l'apparition imprévue de cette
aimable
personne. Fabrice se mit à vivre à Bologne dans une joie et une sécurité
profondes. Cette disposition naïve à se trouver heureux de tout ce qui
remplissait
sa vie perçait dans les lettres qu'il adressait à la duchesse; ce fut au
point qu'elle
en prit de l'humeur. A peine si Fabrice le remarqua; seulement il écrivit
en signes
abrégés sur le cadran de sa montre: quand j'écris à la D. ne jamais dire quand
j'étais prélat
, quand j'étais homme d'église ; cela la fâche. Il avait
acheté
deux petits chevaux dont il était fort content: il les attelait à une
calèche de louage
toutes les fois que la petite Marietta voulait aller voir quelqu'un de ces
sites
ravissants des environs de Bologne; presque tous les soirs il la conduisait
à la
Chute du Reno. Au retour, il s'arrêtait chez l'aimable Crescentini, qui
se croyait
un peu le père de la Marietta.

Ma foi! si c'est là la vie de café qui me semblait si ridicule pour un homme de
quelque valeur, j'ai eu tort de la repousser, se dit Fabrice. Il oubliait
qu'il n'allait
jamais au café que pour lire le Constitutionnel, et que, parfaitement inconnu
à tout le beau monde de Bologne, les jouissances de vanité n'entraient pour
rien
dans sa félicité présente. Quand il n'était pas avec la petite Marietta, on
le voyait à
l'Observatoire, où il suivait un cours d'astronomie; le professeur l'avait
pris en
grande amitié et Fabrice lui prêtait ses chevaux le dimanche pour aller
briller avec
sa femme au Corso de la Montagnola.

Il avait en exécration de faire le malheur d'un être quelconque, si peu
estimable
qu'il fût. La Marietta ne voulait pas absolument qu'il vît la vieille
femme; mais un
jour qu'elle était à l'église, il monta chez la mammacia qui rougit de
colère en
le voyant entrer. C'est le cas de faire le del Dongo, se dit Fabrice.

-- Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagée?
s'écria-t-il de
l'air dont un jeune homme qui se respecte entre à Paris au balcon des Bouffes.

-- Cinquante écus.

-- Vous mentez comme toujours; dites la vérité, ou par Dieu vous n'aurez pas un
centime.

-- Eh bien, elle gagnait vingt-deux écus dans notre compagnie à Parme, quand
nous avons eu le malheur de vous connaître; moi je gagnais douze écus, et nous
donnions à Giletti notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous
revenait. Sur
quoi, tous les mois à peu près, Giletti faisait un cadeau à la Marietta; ce
cadeau
pouvait bien valoir deux écus.

-- Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais si vous
êtes
bonne avec la Marietta je vous engage comme si j'étais un impresario ; tous
les mois vous recevrez douze écus pour vous et vingt-deux pour elle; mais si je
lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute.

-- Vous faites le fier; eh bien! votre rebelle générosité nous ruine,
répondit la
vieille femme d'un ton furieux; nous perdons l'avviamento (l'achalandage).
Quand nous aurons l'énorme malheur d'être privées de la protection de Votre
Excellence, nous ne serons plus connues d'aucune troupe, toutes seront au grand
complet; nous ne trouverons pas d'engagement, et par vous, nous mourrons de
faim.

-- Va-t'en au diable, dit Fabrice en s'en allant.

-- Je n'irai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau de la
police, qui saura de moi que vous êtes un monsignore qui a jeté le froc aux
orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que moi. Fabrice
avait
déjà descendu quelques marches de l'escalier, il revint.

-- D'abord la police sait mieux que toi quel peut être mon vrai nom; mais si tu
t'avises de me dénoncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d'un grand sérieux,
Ludovic te parlera, et ce n'est pas six coups de couteau que recevra ta vieille
carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois à l'hôpital, et
sans tabac.

La vieille femme pâlit et se précipita sur la main de Fabrice, qu'elle
voulut baiser:

-- J'accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, à la
Marietta et à
moi. Vous avez l'air si bon, que je vous prenais pour un niais; et pensez-y
bien,
d'autres que moi pourront commettre la même erreur; je vous conseille d'avoir
habituellement l'air plus grand seigneur. Puis elle ajouta avec une impudence
admirable: Vous réfléchirez à ce bon conseil, et comme l'hiver n'est pas bien
éloigné, vous nous ferez cadeau à la Marietta et à moi de deux bons habits de
cette belle étoffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place
Saint-
Pétrone.

L'amour de la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes de l'amitié
la plus
douce, ce qui le faisait songer au bonheur du même genre qu'il aurait pu
trouver
auprès de la duchesse.

Mais n'est-ce pas une chose bien plaisante se disait-il quelquefois, que je
ne sois
pas susceptible de cette préoccupation exclusive et passionnée qu'ils
appellent de
l'amour? Parmi les liaisons que le hasard m'a données à Novare ou à Naples,
ai-je
jamais rencontré de femme dont la présence, même dans les premiers jours, fût
pour moi préférable à une promenade sur un joli cheval inconnu? Ce qu'on
appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? J'aime sans
doute,
comme j'ai bon appétit à six heures! Serait-ce cette propension quelque peu
vulgaire dont ces menteurs auraient fait l'amour d'Othello, l'amour de
Tancrède?
ou bien faut-il croire que je suis organisé autrement que les autres
hommes? Mon
âme manquerait d'une passion, pourquoi cela? ce serait une singulière destinée!

A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontré des femmes
qui, fières de leur rang, de leur beauté et de la position qu'occupaient
dans le
monde les adorateurs qu'elles lui avaient sacrifiés, avaient prétendu le
mener. A la
vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la façon la plus scandaleuse et la
plus
rapide. Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter par le
plaisir, sans doute
très vif, d'être bien avec cette jolie femme qu'on appelle la duchesse
Sanseverina,
je suis exactement comme ce Français étourdi qui tua un jour la poule aux oeufs
d'or. C'est à la duchesse que je dois le seul bonheur que j'aie jamais
éprouvé par
les sentiments tendres; mon amitié pour elle est ma vie, et d'ailleurs,
sans elle que
suis-je? un pauvre exilé réduit à vivoter péniblement dans un château
délabré des
environs de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d'automne
j'étais obligé, le soir, crainte d'accident, d'ajuster un parapluie sur le
ciel de mon
lit. Je montais les chevaux de l'homme d'affaires, qui voulait bien le
souffrir par
respect pour mon sang bleu (pour ma haute puissance), mais il commençait à
trouver mon séjour un peu long; mon père m'avait assigné une pension de douze
cents francs, et se croyait damné de donner du pain à un jacobin. Ma pauvre
mère et mes soeurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en état de
faire
quelques petits cadeaux à mes maîtresses. Cette façon d'être généreux me
perçait
le coeur. Et, de plus, on commençait à soupçonner ma misère, et la jeune
noblesse des environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard, quelque fat
eût laissé
voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins,
car, aux
yeux de ces gens-là, je n'étais pas autre chose. J'aurais donné ou reçu quelque
bon coup d'épée qui m'eût conduit à la forteresse de Fenestrelles, ou bien
j'eusse
de nouveau été me réfugier en Suisse, toujours avec douze cents francs de
pension. J'ai le bonheur de devoir à la duchesse l'absence de tous ces maux; de
plus, c'est elle qui sent pour moi les transports d'amitié que je devrais
éprouver
pour elle.

Au lieu de cette vie ridicule et piètre qui eût fait de moi un animal
triste, un sot,
depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j'ai une excellente
voiture, ce qui
m'a empêché de connaître l'envie et tous les sentiments bas de la province.
Cette
tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends pas assez d'argent
chez le banquier. Veux-je gâter à jamais cette admirable position? Veux-je
perdre
l'unique amie que j'aie au monde? Il suffit de proférer un mensonge, il
suffit
de dire à une femme charmante et peut-être unique au monde, et pour
laquelle j'ai
l'amitié la plus passionnée: Je t'aime, moi qui ne sais pas ce que c'est
qu'aimer
d'amour. Elle passerait la journée à me faire un crime de l'absence de ces
transports qui me sont inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas
dans
mon coeur et qui prend une caresse pour un transport de l'âme, me croit fou
d'amour, et s'estime la plus heureuse des femmes.

Dans le fait je n'ai connu un peu cette préoccupation tendre qu'on appelle, je
crois, l'amour, que pour cette jeune Aniken de l'auberge de Zonders, près
de la frontière de Belgique.

C'est avec regret que nous allons placer ici l'une des plus mauvaises
actions de
Fabrice: au milieu de cette vie tranquille, une misérable pique de vanité
s'empara de ce coeur rebelle à l'amour, et le conduisit fort loin. En même
temps
que lui se trouvait à Bologne la fameuse Fausta F ***, sans contredit l'une des
premières chanteuses de notre époque, et peut-être la femme la plus capricieuse
que l'on ait jamais vue. L'excellent poète Burati, de Venise, avait fait
sur son
compte ce fameux sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des
princes comme des derniers gamins de carrefours.

«Vouloir et ne pas vouloir, adorer et détester en un jour, n'être contente
que dans
l'inconstance, mépriser ce que le monde adore, tandis que le monde l'adore, la
Fausta a ces défauts et bien d'autres encore. Donc ne vois jamais ce
serpent. Si tu
la vois, imprudent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur de l'entendre, tu
t'oublies toi-même, et l'amour fait de toi, en un moment, ce que Circé fit
jadis des
compagnons d'Ulysse. »

Pour le moment ce miracle de beauté était sous le charme des énormes favoris et
de la haute insolence du jeune comte M ***, au point de n'être pas révoltée de
son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et fut
choqué de l'air de supériorité avec lequel il occupait le pavé, et daignait
montrer
ses grâces au public. Ce jeune homme était fort riche, se croyait tout
permis, et
comme ses prepotenze lui avaient attiré des menaces, il ne se montrait guère
qu'environné de huit ou dix buli (sorte de coupe-jarrets), revêtus de sa
livrée,
et qu'il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia. Les
regards de
Fabrice avaient rencontré une ou deux fois ceux de ce terrible comte,
lorsque le
hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut étonné de l'angélique douceur de
cette voix:
il ne se figurait rien de pareil; il lui dut des sensations de bonheur
suprême, qui
faisaient un beau contraste avec la placidité de sa vie présente.
Serait-ce enfin
là de l'amour? se dit-il. Fort curieux d'éprouver ce sentiment, et
d'ailleurs amusé
par l'action de braver ce comte M ***, dont la mine était plus terrible que
celle
d'aucun tambour-major, notre héros se livra à l'enfantillage de passer
beaucoup trop souvent devant le palais Tanari, que le comte M *** avait loué
pour la Fausta.

Un jour, vers la tombée de la nuit, Fabrice, cherchant à se faire
apercevoir de la
Fausta, fut salué par des éclats de rire fort marqués lancés par les buli du
comte, qui se trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui,
prit de
bonnes armes et repassa devant ce palais. La Fausta, cachée derrière ses
persiennes, attendait ce retour, et lui en tint compte. M ***, jaloux de
toute la
terre, devint spécialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s'emporta en propos
ridicules; sur quoi tous les matins notre héros lui faisait parvenir une
lettre qui ne
contenait que ces mots:

«M. Joseph Bossi détruit les insectes incommodes, et loge au Pelegrino, via
Larga
, n° 79. »

Le comte M ***, accoutumé aux respects que lui assuraient en tous lieux son
énorme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente domestiques, ne
voulut point entendre le langage de ce petit billet.

Fabrice en écrivait d'autres à la Fausta; M *** mit des espions autour de
ce rival,
qui peut-être ne déplaisait pas; d'abord il apprit son véritable nom, et
ensuite que
pour le moment il ne pouvait se montrer à Parme. Peu de jours après, le comte M
***, ses buli, ses magnifiques chevaux et la Fausta partirent pour Parme.

Fabrice, piqué au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le bon
Ludovic
fit des remontrances pathétiques; Fabrice l'envoya promener, et Ludovic, fort
brave lui-même, l'admira; d'ailleurs ce voyage le rapprochait de la jolie
maîtresse
qu'il avait à Casal-Maggiore. Par les soins de Ludovic, huit ou dix anciens
soldats
des régiments de Napoléon entrèrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de
domestiques. Pourvu, se dit Fabrice en faisant la folie de suivre la
Fausta, que je
n'aie aucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni
avec la duchesse, je n'expose que moi. Je dirai plus tard à ma tante que
j'allais à la
recherche de l'amour, cette belle chose que je n'ai jamais rencontrée. Le
fait est
que je pense à la Fausta, même quand je ne la vois pas... Mais est-ce le
souvenir
de sa voix que j'aime, ou sa personne? Ne songeant plus à la carrière
ecclésiastique, Fabrice avait arboré des moustaches et des favoris presque
aussi
terribles que ceux du comte M ***, ce qui le déguisait un peu. Il établit son
quartier général non à Parme, c'eût été trop imprudent, mais dans un
village des
environs, au milieu des bois, sur la route de Sacca où était le château de sa
tante. D'après les conseils de Ludovic, il s'annonça dans ce village comme
le valet
de chambre d'un grand seigneur anglais fort original qui dépensait cent mille
francs par an pour se donner le plaisir de la chasse, et qui arriverait
sous peu du
lac de Côme, où il était retenu par la pêche des truites. Par bonheur, le
joli petit
palais que le comte M *** avait loué pour la belle Fausta était situé à
l'extrémité
méridionale de la ville de Parme, précisément sur la route de Sacca, et les
fenêtres
de la Fausta donnaient sur les belles allées de grands arbres qui
s'étendent sous la
haute tour de la citadelle. Fabrice n'était point connu dans ce quartier
désert; il ne
manqua pas de faire suivre le comte M ***, et, un jour que celui-ci venait de
sortir de chez l'admirable cantatrice, il eut l'audace de paraître dans la
rue en plein
jour; à la vérité, il était monté sur un excellent cheval, et bien armé. Des
musiciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui parfois sont
excellents,
vinrent planter leurs contrebasses sous les fenêtres de la Fausta: après avoir
préludé, ils chantèrent assez bien une cantate en son honneur. La Fausta se
mit à
la fenêtre, et remarqua facilement un jeune homme fort poli qui, arrêté à
cheval
au milieu de la rue, la salua d'abord, puis se mit à lui adresser des
regards fort peu
équivoques. Malgré le costume anglais exagéré adopté par Fabrice, elle eut
bientôt reconnu l'auteur des lettres passionnées qui avaient amené son
départ de
Bologne. Voilà un être singulier, se dit-elle, il me semble que je vais
l'aimer. J'ai
cent louis devant moi, je puis fort bien planter là ce terrible comte M
***. Au fait,
il manque d'esprit et d'imprévu, et n'est un peu amusant que par la mine
atroce de
ses gens.

Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la
Fausta allait entendre la messe au centre de la ville, dans cette même
église de
Saint-Jean où se trouvait le tombeau de son grand-oncle, l'archevêque Ascanio
del Dongo
, il osa l'y suivre. A la vérité, Ludovic lui avait procuré une belle
perruque anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. A propos de la couleur
de ces cheveux, qui était celle des flammes qui brûlaient son coeur, il fit un
sonnet que la Fausta trouva charmant; une main inconnue avait eu soin de le
placer sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice
trouvait que, malgré ses démarches de tout genre, il ne faisait pas de progrès
réels; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance de
singularité; elle a dit
depuis qu'elle avait peur de lui. Fabrice n'était plus retenu que par un reste
d'espoir d'arriver à sentir ce qu'on appelle de l'amour, mais souvent il
s'ennuyait.

-- Monsieur, allons-nous-en, lui répétait Ludovic, vous n'êtes point
amoureux; je
vous vois un sang-froid et un bon sens désespérants. D'ailleurs vous n'avancez
point; par pure vergogne, décampons. Fabrice allait partir au premier moment
d'humeur, lorsqu'il apprit que la Fausta devait chanter chez la duchesse
Sanseverina; peut-être que cette voix sublime achèvera d'enflammer mon coeur,
se dit-il; et il osa bien s'introduire déguisé dans ce palais où tous les
yeux le
connaissaient. Qu'on juge de l'émotion de la duchesse, lorsque tout à fait
vers la
fin du concert elle remarqua un homme en livrée de chasseur, debout près de la
porte du grand salon; cette tournure rappelait quelqu'un. Elle chercha le comte
Mosca qui seulement alors lui apprit l'insigne et vraiment incroyable folie de
Fabrice. Il la prenait très bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui
plaisait fort, le comte, parfaitement galant homme hors de la politique,
agissait
d'après cette maxime qu'il ne pouvait trouver le bonheur qu'autant que la
duchesse serait heureuse. Je le sauverai de lui-même, dit-il à son amie;
jugez de la
joie de nos ennemis si on l'arrêtait dans ce palais! Aussi ai-je ici plus
de cent
hommes à moi, et c'est pour cela que je vous ai fait demander les clefs du
grand
château d'eau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta, et jusqu'ici ne peut
l'enlever au comte M *** qui donne à cette folle une existence de reine. La
physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur: Fabrice n'était
donc qu'un
libertin tout à fait incapable d'un sentiment tendre et sérieux.

-- Et ne pas nous voir! c'est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner!
dit-elle
enfin; et moi qui lui écris tous les jours à Bologne!

-- J'estime fort sa retenue, répliqua le comte, il ne veut pas nous
compromettre
par son équipée, et il sera plaisant de la lui entendre raconter.

La Fausta était trop folle pour savoir taire ce qui l'occupait: le lendemain du
concert, dont ses yeux avaient adressé tous les airs à ce grand jeune homme
habillé en chasseur, elle parla au comte M *** d'un attentif inconnu. -- Où le
voyez-vous? dit le comte furieux.-- Dans les rues, à l'église, répondit la
Fausta
interdite. Aussitôt elle voulut réparer son imprudence ou du moins éloigner
tout
ce qui pouvait rappeler Fabrice: elle se jeta dans une description infinie d'un
grand jeune homme à cheveux rouges, il avait des yeux bleus; sans doute c'était
quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque prince. A ce mot, le
comte
M ***, qui ne brillait pas par la justesse des aperçus, alla se figurer, chose
délicieuse pour sa vanité, que ce rival n'était autre que le prince
héréditaire de
Parme. Ce pauvre jeune homme mélancolique, gardé par cinq ou six
gouverneurs, sous-gouverneurs, précepteurs, etc., etc., qui ne le
laissaient sortir
qu'après avoir tenu conseil, lançait d'étranges regards sur toutes les femmes
passables qu'il lui était permis d'approcher. Au concert de la duchesse,
son rang
l'avait placé en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isolé, à
trois pas de la
belle Fausta, et ses regards avaient souverainement choqué le comte M ***.
Cette folie d'exquise vanité: avoir un prince pour rival, amusa fort la
Fausta qui se
fit un plaisir de la confirmer par cent détails naïvement donnés.

-- Votre race, disait-elle au comte, est aussi ancienne que celle des Farnèse à
laquelle appartient ce jeune homme?

-- Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi je n'ai point de bâtardise dans ma
famille. [ Pierre-Louis, le premier souverain de la famille Farnèse, si célèbre
par ses vertus, fut, comme on sait, fils naturel du saint pape Paul III. ]

Le hasard voulut que jamais le comte M *** ne dût voir à son aise ce rival
prétendu; ce qui le confirma dans l'idée flatteuse d'avoir un prince pour
antagoniste. En effet, quand les intérêts de son entreprise n'appelaient point
Fabrice à Parme, il se tenait dans les bois vers Sacca et les bords du Pô.
Le comte
M *** était bien plus fier, mais aussi plus prudent depuis qu'il se croyait
en passe
de disputer le coeur de la Fausta à un prince; il la pria fort sérieusement
de mettre
la plus grande retenue dans toutes ses démarches. Après s'être jeté à ses
genoux
en amant jaloux et passionné, il lui déclara fort net que son honneur était
intéressé à ce qu'elle ne fût pas la dupe du jeune prince.

-- Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l'aimais; moi, je n'ai jamais
vu de prince
à mes pieds.

-- Si vous cédez, reprit-il avec un regard hautain, peut-être ne pourrai-je
pas me
venger du prince; mais certes, je me vengerai; et il sortit en fermant les
portes à
tour de bras. Si Fabrice se fût présenté en ce moment, il gagnait son procès.

-- Si vous tenez à la vie, lui dit-il le soir, en prenant congé d'elle
après le spectacle,
faites que je ne sache jamais que le jeune prince a pénétré dans votre
maison. Je
ne puis rien sur lui, morbleu! mais ne me faites pas souvenir que je puis
tout sur
vous!

-- Ah! mon petit Fabrice, s'écria la Fausta; si je savais où te prendre!

La vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche et dès le berceau
toujours environné de flatteurs. La passion très véritable que le comte M ***
avait eue pour la Fausta se réveilla avec fureur: il ne fut point arrêté par la
perspective dangereuse de lutter avec le fils unique du souverain chez
lequel il se
trouvait; de même qu'il n'eut point l'esprit de chercher à voir ce prince,
ou du
moins à le faire suivre. Ne pouvant autrement l'attaquer, M *** osa songer
à lui
donner un ridicule. Je serai banni pour toujours des états de Parme, se
dit-il, eh!
que m'importe? S'il eût cherché à reconnaître la position de l'ennemi, le
comte M
*** eût appris que le pauvre jeune prince ne sortait jamais sans être suivi
par trois
ou quatre vieillards, ennuyeux gardiens de l'étiquette, et que le seul
plaisir de son
choix qu'on lui permît au monde, était la minéralogie. De jour comme de
nuit, le
petit palais occupé par la Fausta et où la bonne compagnie de Parme faisait
foule,
était environné d'observateurs; M *** savait heure par heure ce qu'elle
faisait et
surtout ce qu'on fait autour d'elle. L'on peut louer ceci dans les
précautions de ce
jaloux, cette femme si capricieuse n'eut d'abord aucune idée de ce redoublement
de surveillance. Les rapports de tous ses agents disaient au comte M *** qu'un
homme fort jeune, portant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort
souvent sous les fenêtres de la Fausta, mais toujours avec un déguisement
nouveau. Evidemment, c'est le jeune prince, se dit M ***, autrement pourquoi se
déguiser? et parbleu! un homme comme moi n'est pas fait pour lui céder.
Sans les
usurpations de la république de Venise, je serais prince souverain, moi aussi.

Le jour de San Stefano, les rapports des espions prirent une couleur plus
sombre;
ils semblaient indiquer que la Fausta commençait à répondre aux empressements
de l'inconnu. Je puis partir à l'instant avec cette femme, se dit M ***!
Mais quoi!
à Bologne, j'ai fui devant del Dongo; ici je fuirais devant un prince! Mais que
dirait ce jeune homme? Il pourrait penser qu'il a réussi à me faire peur! Et
pardieu! je suis d'aussi bonne maison que lui. M *** était furieux, mais, pour
comble de misère, tenait avant tout à ne point se donner, aux yeux de la Fausta
qu'il savait moqueuse, le ridicule d'être jaloux. Le jour de San Stefano
donc,
après avoir passé une heure avec elle, et en avoir été accueilli avec un
empressement qui lui sembla le comble de la fausseté, il la laissa sur les onze
heures, s'habillant pour aller entendre la messe à l'église de Saint-Jean. Le comte
M *** revint chez lui, prit l'habit noir râpé d'un jeune élève en théologie, et
courut à Saint-Jean; il choisit sa place derrière un des tombeaux que ornent la
troisième chapelle à droite; il voyait tout ce qui se passait dans l'église par-
dessous le bras d'un cardinal que l'on a représenté à genoux sur sa tombe;
cette
statue ôtait la lumière au fond de la chapelle et le cachait suffisamment.
Bientôt il
vit arriver la Fausta plus belle que jamais; elle était en grande toilette,
et vingt
adorateurs appartenant à la plus haute société lui faisaient cortège. Le
sourire et la
joie éclataient dans ses yeux et sur ses lèvres; il est évident, se dit le
malheureux
jaloux, qu'elle compte rencontrer ici l'homme qu'elle aime, et que depuis
longtemps peut-être, grâce à moi, elle n'a pu voir. Tout à coup, le bonheur
le plus
vif sembla redoubler dans les yeux de la Fausta; mon rival est présent, se
dit M
***, et sa fureur de vanité n'eut plus de bornes. Quelle figure est-ce que
je fais ici,
servant de pendant à un jeune prince qui se déguise? Mais quelques efforts
qu'il
pût faire, jamais il ne parvint à découvrir ce rival que ses regards affamés
cherchaient de toutes parts.

A chaque instant la Fausta, après avoir promené les yeux dans toutes les
parties
de l'église, finissait par arrêter des regards chargés d'amour et de
bonheur, sur le
coin obscur où M *** s'était caché. Dans un coeur passionné, l'amour est
sujet à
exagérer les nuances les plus légères, il en tire les conséquences les plus
ridicules,
le pauvre M *** ne finit-il pas par se persuader que la Fausta l'avait vu, que
malgré ses efforts s'étant aperçue de ma mortelle jalousie, elle voulait la lui
reprocher et en même temps l'en consoler par ces regards si tendres.

Le tombeau du cardinal, derrière lequel M *** s'était placé en observation,
était
élevé de quatre ou cinq pieds sur le pavé de marbre de Saint-Jean. La messe
à la
mode finie vers les une heure, la plupart des fidèles s'en allèrent, et la
Fausta
congédia les beaux de la villes sous un prétexte de dévotion; restée
agenouillée sur sa chaise, ses yeux, devenus plus tendres et plus
brillants, étaient
fixés sur M ***; depuis qu'il n'y avait plus que peu de personnes dans
l'église, ses
regards ne se donnaient plus la peine de la parcourir tout entière, avant de
s'arrêter avec bonheur sur la statue du cardinal. Que de délicatesse, se
disait le
comte M *** se croyant regardé! Enfin la Fausta se leva et sortit brusquement,
après avoir fait, avec les mains, quelques mouvements singuliers.

M ***, ivre d'amour et presque tout à fait désabusé de sa folle jalousie,
quittait sa
place pour voler au palais de sa maîtresse et la remercier mille et mille fois,
lorsqu'en passant devant le tombeau du cardinal il aperçut un jeune homme tout
en noir; cet être funeste s'était tenu jusque-là agenouillé tout contre
l'épitaphe du
tombeau, et de façon à ce que les regards de l'amant jaloux qui le cherchaient
dussent passer par-dessus sa tête et ne point le voir.

Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut à l'instant même environné par
sept à
huit personnages assez gauches, d'un aspect singulier et qui semblaient lui
appartenir. M *** se précipita sur ses pas, mais, sans qu'il y eût rien de trop
marqué, il fut arrêté dans le défilé que forme le tambour de bois de la porte
d'entrée, par ces hommes gauches qui protégeaient son rival; enfin, lorsque
après
eux il arriva à la rue, il ne put que voir fermer la portière d'une voiture
de chétive
apparence, laquelle, par un contraste bizarre était attelée de deux excellents
chevaux, et en un moment fut hors de sa vue.

Il rentra chez lui haletant de fureur; bientôt arrivèrent ses observateurs,
qui lui
rapportèrent froidement que ce jour-là, l'amant mystérieux, déguisé en prêtre,
s'était agenouillé fort dévotement, tout contre un tombeau placé à l'entrée
d'une
chapelle obscure de l'église de Saint-Jean. La Fausta était restée dans
l'église
jusqu'à ce qu'elle fût à peu près déserte, et alors elle avait échangé
rapidement
certains signes avec cet inconnu; avec les mains, elle faisait comme des
croix. M
*** courut chez l'infidèle; pour la première fois elle ne put cacher son
trouble;
elle raconta avec la naïveté menteuse d'une femme passionnée, que comme de
coutume elle était allée à Saint-Jean, mais qu'elle n'y avait pas aperçu
cet homme
qui la persécutait. A ces mots, M ***, hors de lui, la traita comme la
dernière des
créatures, lui dit tout ce qu'il avait vu lui-même, et la hardiesse des
mensonges
croissant avec la vivacité des accusations, il prit son poignard et se
précipita sur
elle. D'un grand sang-froid la Fausta lui dit:

-- Eh bien! tout ce dont vous vous plaignez est la pure vérité, mais j'ai
essayé de
vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des projets de vengeance
insensés et qui peuvent nous perdre tous les deux; car, sachez-le une bonne
fois,
suivant mes conjectures, l'homme qui me persécute de ses soins est fait pour ne
pas trouver d'obstacles à ses volontés, du moins en ce pays. Après avoir
rappelé
fort adroitement qu'après tout M *** n'avait aucun droit sur elle, la
Fausta finit
par dire que probablement elle n'irait plus à l'église de Saint-Jean. M ***
était
éperdument amoureux, un peu de coquetterie avait pu se joindre à la prudence
dans le coeur de cette jeune femme, il se sentit désarmer. Il eut l'idée de
quitter
Parme; le jeune prince, si puissant qu'il fût, ne pourrait le suivre, ou
s'il le suivait
ne serait plus que son égal. Mais l'orgueil représenta de nouveau que ce départ
aurait toujours l'air d'une fuite, et le comte M *** se défendit d'y songer.

Il ne se doute pas de la présence de mon petit Fabrice, se dit la
cantatrice ravie, et
maintenant nous pourrons nous moquer de lui d'une façon précieuse!

Fabrice ne devina point son bonheur, trouvant le lendemain les fenêtres de la
cantatrice soigneusement fermées, et ne la voyant nulle part, la plaisanterie
commença à lui sembler longue. Il avait des remords. Dans quelle situation
est-ce
que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre de la police! on le croira mon
complice, je serai venu dans ce pays pour casser le cou à sa fortune! Mais si
j'abandonne un projet si longtemps suivi, que dira la duchesse quand je lui
conterai mes essais d'amour?

Un soir que prêt à quitter la partie il se faisait ainsi la morale en
rôdant sous les
grands arbres qui séparent le palais de la Fausta de la citadelle, il
remarqua qu'il
était suivi par un espion de fort petite taille; ce fut en vain que pour s'en
débarrasser il alla passer par plusieurs rues, toujours cet être microscopique
semblait attaché à ses pas. Impatienté, il courut dans une rue solitaire
située le
long de la Parma, et où ses gens étaient en embuscade; sur un signe qu'il
fit ils
sautèrent sur le pauvre petit espion qui se précipita à leurs genoux:
c'était la
Bettina, femme de chambre de la Fausta; après trois jours d'ennui et de
réclusion, déguisée en homme pour échapper au poignard du comte M ***, dont
sa maîtresse et elle avaient grand-peur, elle avait entrepris de venir dire
à Fabrice
qu'on l'aimait à la passion et qu'on brûlait de le voir; mais on ne pouvait
plus
paraître à l'église de Saint-Jean. Il était temps, se dit Fabrice, vive
l'insistance!

La petite femme de chambre était fort jolie, ce qui enleva Fabrice à ses
rêveries
morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les rues où il avait
passé ce
soir-là étaient soigneusement gardées, sans qu'il y parût, par des espions de M
***. Ils avaient loué des chambres au rez-de-chaussée ou au premier étage,
cachés derrière les persiennes et gardant un profond silence, ils
observaient tout
ce qui se passait dans la rue, en apparence la plus solitaire, et
entendaient ce
qu'on y disait.

-- Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j'étais
poignardée
sans rémission à ma rentrée au logis, et peut-être ma pauvre maîtresse avec moi.

Cette terreur la rendait charmante aux yeux de Fabrice.

-- Le comte M ***, continua-t-elle, est furieux, et madame sait qu'il est
capable
de tout... Elle m'a chargée de vous dire qu'elle voudrait être à cent lieues d'ici avec
vous!

Alors elle raconta la scène du jour de la Saint-Etienne, et la fureur de M
***, qui
n'avait perdu aucun des regards et des signes d'amour que la Fausta, ce jour-là
folle de Fabrice, lui avait adressés. Le comte avait tiré son poignard,
avait saisi la
Fausta par les cheveux, et, sans sa présence d'esprit, elle était perdue.

Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu'il avait
près de là.
Il lui raconta qu'il était de Turin, fils d'un grand personnage qui pour le
moment
se trouvait à Parme, ce qui l'obligeait à garder beaucoup de ménagements. La
Bettina lui répondit en riant qu'il était bien plus grand seigneur qu'il ne
voulait
paraître. Notre héros eut besoin d'un peu de temps avant de comprendre que la
charmante fille le prenait pour un non moindre personnage que le prince
héréditaire lui-même. La Fausta commençait à avoir peur et à aimer Fabrice;
elle
avait pris sur elle de ne pas dire ce nom à sa femme de chambre, et de lui
parler
du prince. Fabrice finit par avouer à la jolie fille qu'elle avait deviné
juste: Mais si
mon nom est ébruité, ajouta-t-il, malgré la grande passion dont j'ai donné
tant de
preuves à ta maîtresse, je serai obligé de cesser de la voir, et aussitôt
les ministres
de mon père, ces méchants drôles que je destituerai un jour, ne manqueront pas
de lui envoyer l'ordre de vider le pays, que jusqu'ici elle a embelli de sa
présence.

Vers le matin, Fabrice combina avec la petite camériste plusieurs projets de
rendez-vous pour arriver à la Fausta; il fit appeler Ludovic et un autre de
ses gens
fort adroit, qui s'entendirent avec la Bettina, pendant qu'il écrivait à la
Fausta la
lettre la plus extravagante; la situation comportait toutes les
exagérations de la
tragédie et Fabrice ne s'en fit pas faute. Ce ne fut qu'à la pointe du jour
qu'il se
sépara de la petite camériste, fort contente des façons du jeune prince.

Il avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était d'accord
avec son
amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres du petit palais que
lorsqu'on
pourrait l'y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux
de la
Bettina, et se croyant près du dénouement avec la Fausta, ne put se tenir
dans son
village à deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint à
cheval, et
bien accompagné, chanter sous les fenêtres de la Fausta un air alors à la
mode et
dont il changeait les paroles. N'est-ce pas ainsi qu'en agissent messieurs les
amants? se disait-il.

Depuis que la Fausta avait témoigné le désir d'un rendez-vous, toute cette
chasse
semblait bien longue à Fabrice. Non, je n'aime point, se disait-il en
chantant assez
mal sous les fenêtres du petit palais; la Bettina me semble cent fois
préférable à la
Fausta, et c'est par elle que je voudrais être reçu en ce moment. Fabrice,
s'ennuyant assez, retournait à son village, lorsque à cinq cents pas du
palais de la
Fausta quinze ou vingt hommes se jetèrent sur lui, quatre d'entre eux
saisirent la
bride de son cheval, deux autres s'emparèrent de ses bras. Ludovic et les
bravi
de Fabrice furent assaillis mais purent se sauver; ils tirèrent quelques
coups de
pistolet. Tout cela fut l'affaire d'un instant: cinquante flambeaux allumés
parurent
dans la rue en un clin d'oeil et comme par enchantement. Tous ces hommes
étaient bien armés. Fabrice avait sauté à bas de son cheval, malgré les
gens qui le
retenaient; il chercha à se faire jour; il blessa même un des hommes qui
lui serrait
les bras avec des mains semblables à des étaux; mais il fut bien étonné
d'entendre
cet homme lui dire du ton le plus respectueux:

-- Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra
mieux pour moi que de tomber dans le crime de lèse-majesté, en tirant l'épée
contre mon prince.

Voici justement le châtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai
damné pour
un péché qui ne me semblait point aimable.

A peine la petite tentative de combat fut-elle terminée, que plusieurs laquais en
grande livrée parurent avec une chaise à porteurs dorée et peinte d'une façon
bizarre: c'était une de ces chaises grotesques dont les masques se servent
pendant
le carnaval. Six hommes, le poignard à la main, prièrent Son Altesse d'y
entrer, lui
disant que l'air frais de la nuit pourrait nuire à sa voix; on affectait
les formes les
plus respectueuses, le nom de prince était répété à chaque instant, et
presque en
criant. Le cortège commença à défiler. Fabrice compta dans la rue plus de
cinquante hommes portant des torches allumées. Il pouvait être une heure du
matin, tout le monde s'était mis aux fenêtres, la chose se passait avec une
certaine
gravité. Je craignais des coups de poignard de la part du comte M ***, se dit
Fabrice; il se contente de se moquer de moi, je ne lui croyais pas tant de
goût.
Mais pense-t-il réellement avoir affaire au prince? s'il sait que je ne
suis que
Fabrice, gare les coups de dague!

Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armés, après
s'être longtemps arrêtés sous les fenêtres de la Fausta, allèrent parader
devant les
plus beaux palais de la ville. Des majordomes placés aux deux côtés de la
chaise
à porteurs demandaient de temps à autre à Son Altesse si elle avait quelque
ordre
à leur donner. Fabrice ne perdit point la tête: à l'aide de la clarté que
répandaient
les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortège
autant que
possible. Fabrice se disait: Ludovic n'a que huit ou dix hommes et n'ose
attaquer.
De l'intérieur de sa chaise à porteurs, Fabrice voyait fort bien que les
gens chargés
de la mauvaise plaisanterie étaient armés jusqu'aux dents. Il affectait de
rire avec
les majordomes chargés de le soigner. Après plus de deux heures de marche
triomphale, il vit que l'on allait passer à l'extrémité de la rue où était
situé le palais
Sanseverina.

Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidité la porte de la
chaise pratiquée sur le devant, saute par-dessus l'un des bâtons, renverse d'un
coup de poignard l'un des estafiers qui lui portait sa torche au visage; il
reçoit un
coup de dague dans l'épaule, un second estafier lui brûle la barbe avec sa
torche
allumée, et enfin Fabrice arrive à Ludovic auquel il crie: Tue! tue tout
ce qui
porte des torches!
Ludovic donne des coups d'épée et le délivre de deux
hommes qui s'attachaient à le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu'à la
porte du palais Sanseverina; par curiosité, le portier avait ouvert la
petite porte
haute de trois pieds pratiquée dans la grande, et regardait tout ébahi ce grand
nombre de flambeaux. Fabrice entre d'un saut et ferme derrière lui cette
porte en
miniature; il court au jardin et s'échappe par une porte qui donnait sur
une rue
solitaire. Une heure après, il était hors de la ville, au jour il passait
la frontière des
états de Modène et se trouvait en sûreté. Le soir il entra dans Bologne.
Voici une
belle expédition, se dit-il; je n'ai pas même pu parler à ma belle. Il se
hâta d'écrire
des lettres d'excuses au comte et à la duchesse, lettres prudentes, et qui, en
peignant ce qui se passait dans son coeur, ne pouvaient rien apprendre à un
ennemi. J'étais amoureux de l'amour, disait-il à la duchesse; j'ai fait tout au
monde pour le connaître, mais il paraît que la nature m'a refusé un coeur pour
aimer et être mélancolique; je ne puis m'élever plus haut que le vulgaire
plaisir,
etc., etc.

On ne saurait donner l'idée du bruit que cette aventure fit dans Parme. Le
mystère
excitait la curiosité: une infinité de gens avaient vu les flambeaux et la
chaise à
porteurs. Mais quel était cet homme enlevé et envers lequel on affectait
toutes les
formes du respect? Le lendemain aucun personnage connu ne manqua dans la
ville.

Le petit peuple qui habitait la rue d'où le prisonnier s'était échappé
disait bien
avoir vu un cadavre, mais au grand jour, lorsque les habitants osèrent
sortir de
leurs maisons, ils ne trouvèrent d'autres traces du combat que beaucoup de sang
répandu sur le pavé. Plus de vingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la
journée. Les villes d'Italie sont accoutumées à des spectacles singuliers, mais
toujours elles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua Parme
dans cette occurrence, ce fut que même un mois après, quand on cessa de parler
uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grâce à la prudence du
comte Mosca, n'avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu enlever la
Fausta
au comte M ***. Cet amant jaloux et vindicatif avait pris la fuite dès le
commencement de la promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut mise à la
citadelle. La duchesse rit beaucoup d'une petite injustice que le comte dut se
permettre pour arrêter tout à fait la curiosité du prince, qui autrement eût pu
arriver jusqu'au nom de Fabrice.

On voyait à Parme un savant homme arrivé du nord pour écrire une histoire du
moyen âge; il cherchait des manuscrits dans les bibliothèques, et le comte lui
avait donné toutes les autorisations possibles. Mais ce savant, fort jeune
encore,
se montrait irascible; il croyait, par exemple, que tout le monde à Parme
cherchait
à se moquer de lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient
quelquefois à
cause d'une immense chevelure rouge clair étalée avec orgueil. Ce savant
croyait
qu'à l'auberge on lui demandait des prix exagérés de toutes choses, et il
ne payait
pas la moindre bagatelle sans en chercher le prix dans le voyage d'une Mme
Starke qui est arrivé à une vingtième édition, parce qu'il indique à l'Anglais
prudent le prix d'un dindon, d'une pomme, d'un verre de lait, etc., etc...

Le savant à la crinière rouge, le soir même du jour où Fabrice fit cette
promenade
forcée, devint furieux à son auberge, et sortit de sa poche de petits
pistolets

pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous d'une pêche
médiocre. On l'arrêta, car porter de petits pistolets est un grand crime!

Comme ce savant irascible était long et maigre, le comte eut l'idée, le
lendemain
matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le téméraire qui, ayant
prétendu
enlever la Fausta au comte M ***, avait été mystifié. Le port des pistolets de
poche est puni de trois ans de galère à Parme; mais cette peine n'est jamais
appliquée. Après quinze jours de prison, pendant lesquels le savant n'avait vu
qu'un avocat qui lui avait fait une peur horrible des lois atroces dirigées
par la
pusillanimité des gens au pouvoir contre les porteurs d'armes cachées, un autre
avocat visita la prison et lui raconta la promenade infligée par le comte M
*** à
un rival qui était resté inconnu. La police ne veut pas avouer au prince
qu'elle n'a
pu savoir quel est ce rival: Avouez que vous vouliez plaire à la Fausta, que
cinquante brigands vous ont enlevé comme vous chantiez sous sa fenêtre, que
pendant une heure on vous a promené en chaise à porteurs sans vous adresser
autre chose que des honnêtetés. Cet aveu n'a rien d'humiliant, on ne vous
demande qu'un mot. Aussitôt après qu'en le prononçant vous aurez tiré la police
d'embarras, elle vous embarque sur une chaise de poste et vous conduit à la
frontière où l'on vous souhaite le bonsoir.

Le savant résista pendant un mois; deux ou trois fois le prince fut sur le
point de
le faire amener au ministère de l'intérieur, et de se trouver présent à
l'interrogatoire. Mais enfin il n'y songeait plus quand l'historien, ennuyé, se
détermina à tout avouer et fut conduit à la frontière. Le prince resta
convaincu
que le rival du comte M *** avait une forêt de cheveux rouges.

Trois jours après la promenade, comme Fabrice qui se cachait à Bologne
organisait avec le fidèle Ludovic les moyens de trouver le comte M ***, il
apprit
que, lui aussi, se cachait dans un village de la montagne sur la route de
Florence.
Le comte n'avait que trois de ses buli avec lui; le lendemain, au moment
où il
rentrait de la promenade, il fut enlevé par huit hommes masqués qui se
donnèrent
à lui pour des sbires de Parme. On le conduisit, après lui avoir bandé les
yeux,
dans une auberge deux lieues plus avant dans la montagne, où il trouva tous
les
égards possibles et un souper fort abondant. On lui servit les meilleurs vins
d'Italie et d'Espagne.

-- Suis-je donc prisonnier d'état? dit le comte.

-- Pas le moins du monde! lui répondit fort poliment Ludovic masqué. Vous avez
offensé un simple particulier, en vous chargeant de le faire promener en
chaise à
porteurs; demain matin, il veut se battre en duel avec vous. Si vous le
tuez, vous
trouverez deux bons chevaux, de l'argent et des relais préparés sur la route de
Gênes.

-- Quel est le nom du fier-à-bras? dit le comte irrité.

-- Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons témoins,
bien loyaux, mais il faut que l'un des deux meure!

-- C'est donc un assassinat! dit le comte M ***, effrayé.

-- A Dieu ne plaise! c'est tout simplement un duel à mort avec le jeune homme
que vous avez promené dans les rues de Parme au milieu de la nuit, et qui
resterait déshonoré si vous restiez en vie. L'un de vous deux est de trop
sur la
terre, ainsi tâchez de le tuer; vous aurez des épées, des pistolets, des
sabres,
toutes les armes qu'on a pu se procurer en quelques heures, car il a fallu se
presser; la police de Bologne est fort diligente, comme vous pouvez le
savoir, et il
ne faut pas qu'elle empêche ce duel nécessaire à l'honneur du jeune homme dont
vous vous êtes moqué.

-- Mais si ce jeune homme est un prince...

-- C'est un simple particulier comme vous, et même beaucoup moins riche que
vous, mais il veut se battre à mort, et il vous forcera à vous battre, je
vous en
avertis.

-- Je ne crains rien au monde! s'écria M ***.

-- C'est ce que votre adversaire désire avec le plus de passion, répliqua
Ludovic.
Demain, de grand matin, préparez-vous à défendre votre vie; elle sera attaquée
par un homme qui a raison d'être fort en colère et qui ne vous ménagera pas; je
vous répète que vous aurez le choix des armes; et faites votre testament.

Vers les six heures du matin, le lendemain, on servit à déjeuner au comte M
***,
puis on ouvrit une porte de la chambre où il était gardé, et on l'engagea à
passer
dans la cour d'une auberge de campagne; cette cour était environnée de haies et
de murs assez hauts, et les portes en étaient soigneusement fermées.

Dans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte M *** à
s'approcher, il
trouva quelques bouteilles de vin et d'eau-de-vie, deux pistolets, deux épées,
deux sabres, du papier et de l'encre; une vingtaine de paysans étaient aux
fenêtres
de l'auberge qui donnaient sur la cour. Le comte implora leur pitié.-- On veut
m'assassiner! s'écriait-il; sauvez-moi la vie!

-- Vous vous trompez! ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice qui était à
l'angle
opposé de la cour, à côté d'une table chargée d'armes; il avait mis habit
bas, et sa
figure était cachée par un de ces masques en fils de fer qu'on trouve dans les
salles d'armes.

-- Je vous engage, ajouta Fabrice, à prendre le masque en fil de fer qui
est près de
vous, ensuite avancez vers moi avec une épée ou des pistolets; comme on vous
l'a dit hier soir, vous avez le choix des armes.

Le comte M *** élevait des difficultés sans nombre, et semblait fort
contrarié de
se battre; Fabrice, de son côté, redoutait l'arrivée de la police, quoique
l'on fût
dans la montagne à cinq grandes lieues de Bologne; il finit par adresser à
son rival
les injures les plus atroces; enfin il eut le bonheur de mettre en colère
le comte M
***, qui saisit une épée et marcha sur Fabrice; le combat s'engagea assez
mollement.

Après quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre héros avait
bien senti qu'il se jetait dans une action, qui, pendant toute sa vie,
pourrait être
pour lui un sujet de reproches ou du moins d'imputations calomnieuses. Il avait
expédié Ludovic dans la campagne pour lui recruter des témoins. Ludovic donna
de l'argent à des étrangers qui travaillaient dans un bois voisin; ils
accoururent en
poussant des cris, pensant qu'il s'agissait de tuer un ennemi de l'homme qui
payait. Arrivés à l'auberge, Ludovic les pria de regarder de tous leurs
yeux, et de
voir si l'un de ces deux jeunes gens qui se battaient, agissait en traître et prenait
sur l'autre des avantages illicites.

Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait à
recommencer; Fabrice insulta de nouveau la fatuité du comte.-- Monsieur le
comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut être brave. Je sens que la
condition est dure pour vous, vous aimez mieux payer des gens qui sont braves.
Le comte, de nouveau piqué, se mit à lui crier qu'il avait longtemps
fréquenté la
salle d'armes du fameux Battistin à Naples, et qu'il allait châtier son
insolence; la
colère du comte M *** ayant enfin reparu, il se battit avec assez de
fermeté, ce
qui n'empêcha point Fabrice de lui donner un fort beau coup d'épée dans la
poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en donnant les
premiers soins
au blessé, lui dit à l'oreille: Si vous dénoncez ce duel à la police, je
vous ferai
poignarder dans votre lit.

Fabrice se sauva dans Florence; comme il s'était tenu caché à Bologne, ce fut à
Florence seulement qu'il reçut toutes les lettres de reproches de la
duchesse; elle
ne pouvait lui pardonner d'être venu à son concert et de ne pas avoir
cherché à lui
parler. Fabrice fut ravi des lettres du comte Mosca, elles respiraient une
franche
amitié et les sentiments les plus nobles. Il devina que le comte avait écrit à
Bologne, de façon à écarter les soupçons qui pouvaient peser sur lui
relativement
au duel; la police fut d'une justice parfaite: elle constata que deux
étrangers, dont
l'un seulement, le blessé, était connu (le comte M ***) s'étaient battus à
l'épée,
devant plus de trente paysans, au milieu desquels se trouvait vers la fin du
combat le curé du village qui avait fait de vains efforts pour séparer les
duellistes.
Comme le nom de Joseph Bossi n'avait point été prononcé, moins de deux mois
après, Fabrice osa revenir à Bologne, plus convaincu que jamais que sa destinée
le condamnait à ne jamais connaître la partie noble et intellectuelle de
l'amour.
C'est ce qu'il se donna le plaisir d'expliquer fort au long à la duchesse;
il était bien
las de sa vie solitaire et désirait passionnément alors retrouver les
charmantes
soirées qu'il passait entre le comte et sa tante. Il n'avait pas revu
depuis eux les
douceurs de la bonne compagnie.

«Je me suis tant ennuyé à propos de l'amour que je voulais me donner et de la
Fausta, écrivait-il à la duchesse, que maintenant son caprice me fût-il encore
favorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller la sommer de sa parole;
ainsi ne
crains pas, comme tu me le dis, que j'aille jusqu'à Paris où je vois
qu'elle débute
avec un succès fou. Je ferais toutes les lieues possibles pour passer une
soirée
avec toi et avec ce comte si bon pour ses amis. »




Livre Second - Chapitre XIV.

Pendant que Fabrice était à la chasse de l'amour dans un village voisin de
Parme,
le fiscal général Rassi, qui ne le savait pas si près de lui, continuait à
traiter son
affaire comme s'il eût été un libéral: il feignit de ne pouvoir trouver, ou
plutôt
intimida les témoins à décharge; et enfin, après un travail fort savant de près
d'une année, et environ deux mois après le dernier retour de Fabrice à Bologne,
un certain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement
dans son
salon que, le lendemain, la sentence qui venait d'être rendue depuis une heure
contre le petit del Dongo serait présentée à la signature du prince et
approuvée
par lui. Quelques minutes plus tard la duchesse sut ce propos de son ennemie.

Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle;
encore ce matin
il croyait que la sentence ne pouvait être rendue avant huit jours.
Peut-être ne
serait-il pas fâché d'éloigner de Parme mon jeune grand vicaire; mais,
ajouta-t-elle
en chantant, nous le verrons revenir, et un jour il sera notre archevêque. La
duchesse sonna:

-- Réunissez tous les domestiques dans la salle d'attente, dit-elle à son
valet de
chambre, même les cuisiniers; allez prendre chez le commandant de la place le
permis nécessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et enfin qu'avant une
demi-heure ces chevaux soient attelés à mon landau. Toutes les femmes de la
maison furent occupées à faire des malles, la duchesse prit à la hâte un
habit de
voyage, le tout sans rien faire dire au comte; l'idée de se moquer un peu
de lui la
transportait de joie.

«Mes amis, dit-elle aux domestiques rassemblés, j'apprends que mon pauvre
neveu va être condamné par contumace pour avoir eu l'audace de défendre sa a
vie contre un furieux; c'était Giletti qui voulait le tuer. Chacun de vous
a pu voir
combien le caractère de Fabrice est doux et inoffensif. Justement indignée de
cette injure atroce, je pars pour Florence: je laisse à chacun de vous ses
gages
pendant dix ans; si vous êtes malheureux, écrivez-moi, et tant que j'aurai un
sequin, il y aura quelque chose pour vous. »

La duchesse pensait exactement ce qu'elle disait, et, à ses derniers mots, les
domestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux humides; elle ajouta
d'une voix émue: -- «Priez Dieu pour moi et pour monseigneur Fabrice del
Dongo, premier grand vicaire du diocèse, qui demain matin va être condamné
aux galères, ou, ce qui serait moins bête, à la peine de mort. »

Les larmes des domestiques redoublèrent et peu à peu se changèrent en cris
à peu
près séditieux; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au
palais
du prince. Malgré l'heure indue, elle fit solliciter une audience par le
général
Fontana, aide de camp de service; elle n'était point en grand habit de
cour, ce qui
jeta cet aide de camp dans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut
point
surpris, et encore moins fâché de cette demande d'audience. Nous allons
voir des
larmes répandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains.
Elle vient
demander grâce; enfin cette fière beauté va s'humilier! elle était aussi trop
insupportable avec ses petits airs d'indépendance! Ces yeux si parlants
semblaient toujours me dire, à la moindre chose qui la choquait: Naples ou
Milan
seraient un séjour bien autrement aimable que votre petite ville de Parme. A la
vérité je ne règne pas sur Naples ou sur Milan; mais enfin cette grande
dame vient
me demander quelque chose qui dépend de moi uniquement et qu'elle brûle
d'obtenir; j'ai toujours pensé que l'arrivé de ce neveu m'en ferait tirer
pied ou aile.

Pendant que le prince souriait à ces pensées et se livrait à toutes ces
prévisions
agréables, il se promenait dans son grand cabinet, à la porte duquel le général
Fontana était resté debout et raide comme un soldat au port d'armes. Voyant les
yeux brillants du prince, et se rappelant l'habit de voyage de la duchesse,
il crut à
la dissolution de la monarchie. Son ébahissement n'eut plus de bornes quand il
entendit le prince lui dire:-- Priez Mme la duchesse d'attendre un petit quart
d'heure. Le général aide de camp fit son demi-tour comme un soldat à la parade;
le prince sourit encore: Fontana n'est pas accoutumé, se dit-il, à voir
attendre cette
fière duchesse: la figure étonnée avec laquelle il va lui parler du petit
quart
d'heure d'attente
préparera le passage aux larmes touchantes que ce cabinet va
voir répandre. Ce petit quart d'heure fut délicieux pour le prince, il se
promenait
d'un pas ferme et égal, il régnait. Il s'agit ici de ne rien dire qui ne soit
parfaitement à sa place; quels que soient mes sentiments envers la
duchesse, il ne
faut point oublier que c'est une des plus grandes dames de ma cour. Comment
Louis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu d'en être
mécontent? et ses yeux s'arrêtèrent sur le portrait du grand roi.

Le plaisant de la chose c'est que le prince ne songea point à se demander
s'il ferait
grâce à Fabrice et quelle serait cette grâce. Enfin, au bout de vingt
minutes, le
fidèle Fontana se présenta de nouveau à la porte, mais sans rien dire.-- La
duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince d'un air théâtral. Les
larmes vont
commencer, se dit-il, et, comme pour se préparer à un tel spectacle, il
tira son
mouchoir.

Jamais la duchesse n'avait été aussi leste et aussi jolie; elle n'avait pas vingt-cinq
ans. En voyant son petit pas léger et rapide effleurer à peine les tapis,
le pauvre
aide de camp fut sur le point de perdre tout à fait la raison.

-- J'ai bien des pardons à demander à Votre Altesse Sérénissime, dit la
duchesse
de sa petite voix légère et gaie, j'ai pris la liberté de me présenter
devant elle avec
un habit qui n'est pas précisément convenable, mais Votre Altesse m'a tellement
accoutumée à ses bontés que j'ai osé espérer qu'elle voudrait bien m'accorder
encore cette grâce.

La duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir de la
figure du prince; elle était délicieuse à cause de l'étonnement profond et
du reste
de grands airs que la position de la tête et des bras accusait encore. Le
prince était
resté comme frappé de la foudre; de sa petite voix aigre et troublée, il
s'écriait de
temps à autre en articulant à peine: Comment! comment! La duchesse,
comme par respect, après avoir fini son compliment, lui laissa tout le temps de
répondre; puis elle ajouta:

-- J'ose espérer que Votre Altesse Sérénissime daigne me pardonner
l'incongruité
de mon costume; mais, en parlant ainsi, ses yeux moqueurs brillaient d'un
si vif
éclat que le prince ne put le supporter; il regarda au plafond, ce qui chez
lui était
le dernier signe du plus extrême embarras.

-- Comment! comment! dit-il encore; puis il eut le bonheur de trouver une
phrase: -- Madame la duchesse asseyez-vous donc; il avança lui-même un
fauteuil et avec assez de grâce. La duchesse ne fut point insensible à cette
politesse, elle modéra la pétulance de son regard.

-- Comment! comment! répéta encore le prince en s'agitant dans son fauteuil,
sur lequel on eût dit qu'il ne pouvait trouver de position solide.

-- Je vais profiter de la fraîcheur de la nuit pour courir la poste, reprit
la duchesse,
et, comme mon absence peut être de quelque durée, je n'ai point voulu
sortir des
états de Son Altesse Sérénissime sans la remercier de toutes les bontés que
depuis cinq années elle a daigné avoir pour moi. A ces mots le prince comprit
enfin; il devint pâle: c'était l'homme du monde qui souffrait le plus de se
voir
trompé dans ses prévisions; puis il prit un air de grandeur tout à fait
digne du
portrait de Louis XIV qui était sous ses yeux. A la bonne heure, se dit la
duchesse, voilà un homme.

-- Et quel est le motif de ce départ subit? dit le prince d'un ton assez ferme.

-- J'avais ce projet depuis longtemps, répondit la duchesse, et une petite
insulte
que l'on fait à Monsignore del Dongo que demain l'on va condamner à mort
ou aux galères, me fait hâter mon départ.

-- Et dans quel ville allez-vous?

-- A Naples, je pense. Elle ajouta en se levant: Il ne me reste plus qu'à
prendre
congé de Votre Altesse Sérénissime et à la remercier très humblement de ses
anciennes bontés. A son tour, elle partait d'un air si ferme que le
prince vit bien
que dans deux secondes tout serait fini; l'éclat du départ ayant eu lieu,
il savait
que tout arrangement était impossible; elle n'était pas femme à revenir sur ses
démarches. Il courut après elle.

-- Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la
main, que
toujours je vous ai aimée, et d'une amitié à laquelle il ne tenait qu'à vous de
donner un autre nom. Un meurtre a été commis, c'est ce qu'on ne saurait
nier; j'ai
confié l'instruction du procès à mes meilleurs juges...

A ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur; toute apparence de
respect
et même d'urbanité disparut en un clin d'oeil: la femme outragée parut
clairement,
et la femme outragée s'adressant à un être qu'elle sait de mauvaise foi. Ce
fut avec
l'expression de la colère la plus vive et même du mépris, qu'elle dit au
prince en
pesant sur tous les mots:

-- Je quitte à jamais les états de Votre Altesse Sérénissime, pour ne jamais
entendre parler du fiscal Rassi, et des autres infâmes assassins qui ont
condamné
à mort mon neveu et tant d'autres; si Votre Altesse Sérénissime ne veut pas
mêler
un sentiment d'amertume aux derniers instants que je passe auprès d'un prince
poli et spirituel quand il n'est pas trompé, je la prie très humblement de
ne pas me
rappeler l'idée de ces juges infâmes qui se vendent pour mille écus ou une
croix.

L'accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcées ces
paroles fit
tressaillir le prince; il craignit un instant de voir sa dignité compromise
par une
accusation encore plus directe, mais au total sa sensation finit bientôt
par être de
plaisir: il admirait la duchesse; l'ensemble de sa personne atteignit en ce
moment
une beauté sublime. Grand Dieu! qu'elle est belle, se dit le prince; on
doit passer
quelque chose à une femme unique et telle que peut-être il n'en existe pas une
seconde dans toute l'Italie... Eh bien! avec un peu de bonne politique il
ne serait
peut-être pas impossible d'en faire un jour ma maîtresse; il y a loin d'un
tel être à
cette poupée de marquise Balbi, et qui encore chaque année vole au moins trois
cent mille francs à mes pauvres sujets... Mais l'ai-je bien entendu?
pensa-t-il tout
à coup; elle a dit: condamné mon neveu et tant d'autres; alors la colère
surnagea,
et ce fut avec une hauteur digne du rang suprême que le prince dit, après un
silence:-- Et que faudrait-il faire pour que madame ne partît point?

-- Quelque chose dont vous n'êtes pas capable, répliqua la duchesse avec
l'accent
de l'ironie la plus amère et du mépris le moins déguisé.

Le prince était hors de lui, mais il devait à l'habitude de son métier de
souverain
absolu la force de résister à un premier mouvement. Il faut avoir cette
femme, se
dit-il, c'est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir par le
mépris... Si elle sort
de ce cabinet, je ne la revois jamais. Mais, ivre de colère et de haine
comme il
l'était en ce moment, où trouver un mot qui pût satisfaire à la fois à ce
qu'il se
devait à lui-même et porter la duchesse à ne pas déserter sa cour à
l'instant? On
ne peut, se dit-il, ni répéter ni tourner en ridicule un geste, et il alla
se placer entre
la duchesse et la porte de son cabinet. Peu après il entendit gratter à
cette porte.

-- Quel est le jean-sucre, s'écria-t-il en jurant de toute la force de ses
poumons,
quel est le jean-sucre qui vient ici m'apporter sa sotte présence? Le
pauvre général
Fontana montra sa figure pâle et totalement renversée, et ce fut avec l'air
d'un
homme à l'agonie qu'il prononça ces mots mal articulés: Son Excellence le comte
Mosca sollicite l'honneur d'être introduit.

-- Qu'il entre! dit le prince en criant; et comme Mosca saluait:

-- Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prétend quitter
Parme à l'instant pour aller s'établir à Naples, et qui par-dessus le
marché me dit
des impertinences.

-- Comment! dit Mosca pâlissant.

-- Quoi! vous ne saviez pas ce projet de départ?

-- Pas la première parole; j'ai quitté madame à six heures, joyeuse et contente.

Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D'abord il regarda
Mosca; sa
pâleur croissante lui montra qu'il disait vrai et n'était point complice du
coup de
tête de la duchesse. En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours;
plaisir et
vengeance tout s'envole en même temps. A Naples elle fera des épigrammes avec
son neveu Fabrice sur la grande colère du petit prince de Parme. Il regarda la
duchesse; le plus violent mépris et la colère se disputaient son coeur; ses
yeux
étaient fixés en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette
belle bouche exprimaient le dédain le plus amer. Toute cette figure disait: vil
courtisan! Ainsi, pensa le prince, après l'avoir examinée, je perds ce
moyen de la
rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si elle sort de ce cabinet elle est
perdue pour moi, Dieu sait ce qu'elle dira de mes juges à Naples... Et avec cet
esprit et cette force de persuasion divine que le ciel lui a donnés, elle
se fera croire
de tout le monde. Je lui devrai la réputation d'un tyran ridicule qui se
lève la nuit
pour regarder sous son lit... Alors, par une manoeuvre adroite et comme
cherchant à se promener pour diminuer son agitation, le prince se plaça de
nouveau devant la porte du cabinet; le comte était à sa droite à trois pas de
distance, pâle, défait et tellement tremblant qu'il fut obligé de chercher
un appui
sur le dos du fauteuil que la duchesse avait occupé au commencement de
l'audience, et que le prince dans un mouvement de colère avait poussé au
loin. Le
comte était amoureux. Si la duchesse part je la suis, se disait-il; mais
voudra-t-elle
de moi à sa suite? voilà la question.

A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croisés et serrés contre la
poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une pâleur complète et
profonde avait succédé aux vives couleurs qui naguère animaient cette tête
sublime.

Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure rouge
et l'air
inquiet; sa main gauche jouait d'une façon convulsive avec la croix attachée au
grand cordon de son ordre qu'il portait sous l'habit; de la main droite il se
caressait le menton.

-- Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu'il faisait
lui-même et
entraîné par l'habitude de le consulter sur tout.

-- Je n'en sais rien en vérité, Altesse Sérénissime, répondit le comte de
l'air d'un
homme qui rend le dernier soupir. Il pouvait à peine prononcer les mots de sa
réponse. Le ton de cette voix donna au prince la première consolation que son
orgueil blessé eût trouvée dans cette audience, et ce petit bonheur lui
fournit une
phrase heureuse pour son amour-propre.

-- Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien faire
abstraction complète de ma position dans le monde. Je vais parler comme un
ami
, et il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imité des temps
heureux de Louis XIV, comme on ami parlant à des amis : Madame la
duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous faire oublier une résolution
intempestive?

-- En vérité, je n'en sais rien, répondit la duchesse avec un grand soupir,
en vérité
je n'en sais rien, tant j'ai Parme en horreur. Il n'y avait nulle intention
d'épigramme dans ce mot, on voyait que la sincérité même parlait par sa bouche.

Le comte se tourna vivement de son côté; l'âme du courtisan était scandalisée:
puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup de dignité et de
sang-froid le prince laissa passer un moment; puis s'adressant au comte:

-- Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout à fait hors
d'elle-même; c'est
tout simple, elle adore son neveu. Et, se tournant vers la duchesse, il
ajouta,
avec le regard le plus galant et en même temps de l'air que l'on prend pour
citer le
mot d'une comédie: Que faut-il faire pour plaire à ces beaux yeux?

La duchesse avait eu le temps de réfléchir; d'un ton ferme et lent, et
comme si elle
eût dicté son ultimatum, elle répondit:

-- Son Altesse m'écrirait une lettre gracieuse, comme elle sait si bien les
faire; elle
me dirait que, n'étant point convaincue de la culpabilité de Fabrice del Dongo,
premier grand vicaire de l'archevêque, elle ne signera point la sentence
quand on
viendra la lui présenter, et que cette procédure injuste n'aura aucune suite à
l'avenir.

-- Comment injuste! s'écria le prince en rougissant jusqu'au blanc des
yeux, et
reprenant sa colère.

-- Ce n'est pas tout! répliqua la duchesse avec une fierté romaine; dès ce
soir
,
et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est déjà onze heures et un
quart; dès ce
soir Son Altesse Sérénissime enverra dire à la marquise Raversi qu'elle lui
conseille d'aller à la campagne pour se délasser des fatigues qu'a dû lui
causer un
certain procès dont elle parlait dans son salon au commencement de la
soirée. Le
duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux.

-- Vit-on jamais une telle femme?... s'écriait-il; elle me manque de respect.

La duchesse répondit avec une grâce parfaite:

-- De la vie je n'ai eu l'idée de manquer de respect à Son Altesse
Sérénissime: Son
Altesse a eu l'extrême condescendance de dire qu'elle parlait comme un ami à
des amis
. Je n'ai, du reste, aucune envie de rester à Parme, ajouta-t-elle en
regardant le comte avec le dernier mépris. Ce regard décida le prince,
jusqu'ici
fort incertain, quoique ces paroles eussent semblé annoncer un engagement;
il se
moquait fort des paroles.

Il y eut encore quelques mots d'échangés, mais enfin le comte Mosca reçut
l'ordre
d'écrire le billet gracieux sollicité par la duchesse. Il omit la phrase:
cette
procédure injuste n'aura aucune suite a l'avenir
. Il suffit, se dit le
comte, que le
prince promette de ne point signer la sentence qui lui sera présentée. Le
prince le
remercia d'un coup d'oeil en signant.

Le comte eut grand tort, le prince était fatigué et eût tout signé; il
croyait se bien
tirer de la scène, et toute l'affaire était dominée à ses yeux par ces
mots: «Si la
duchesse part, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours. » Le comte
remarqua que le maître corrigeait la date et mettait celle du lendemain. Il
regarda
la pendule, elle marquait près de minuit. Le ministre ne vit dans cette date
corrigée que l'envie pédantesque de faire preuve d'exactitude et de bon
gouvernement. Quant à l'exil de la marquise Raversi, il ne fit pas un pli;
le prince
avait un plaisir particulier à exiler les gens.

-- Général Fontana, s'écria-t-il en entrouvrant la porte.

Le général parut avec une figure tellement étonnée et tellement curieuse,
qu'il y
eut échange d'un regard gai entre la duchesse et le comte, et ce regard fit
la paix.

-- Général Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui attend
sous la colonnade; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous ferez
annoncer;
si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma part, et, arrivé
dans sa
chambre, vous direz ces précises paroles, et non d'autres: «Madame la marquise
Raversi, Son Altesse Sérénissime vous engage à partir demain, avant huit heures
du matin, pour votre château de Velleja; Son Altesse vous fera connaître quand
vous pourrez revenir à Parme. »

Le prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le remercier
comme il s'y attendait, lui fit une révérence extrêmement respectueuse et
sortit
rapidement.

-- Quelle femme! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca.

Celui-ci, ravi de l'exil de la marquise Raversi qui facilitait toutes ses
actions
comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en courtisan consommé; il
voulait consoler l'amour-propre du souverain, et ne prit congé que
lorsqu'il le vit
bien convaincu que l'histoire anecdotique de Louis XIV n'avait pas de page plus
belle que celle qu'il venait de fournir à ses historiens futurs.

En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu'on n'admît
personne,
pas même le comte. Elle voulait se trouver seule avec elle-même, et voir un peu
quelle idée elle devait se former de la scène qui venait d'avoir lieu. Elle
avait agi
au hasard et pour se faire plaisir au moment même; mais à quelque démarche
qu'elle se fût laissé entraîner elle y eût tenu avec fermeté. Elle ne se
fût point
blâmée en revenant au sang-froid, encore moins repentie: tel était le caractère
auquel elle devait d'être encore à trente-six ans la plus jolie femme de la
cour.

Elle rêvait en ce moment à ce que Parme pouvait offrir d'agréable, comme
elle eût
fait au retour d'un long voyage, tant de neuf heures à onze elle avait cru
fermement quitter ce pays pour toujours.

Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsqu'il a connu mon départ en
présence du prince... Au fait, c'est un homme aimable et d'un coeur bien
rare! Il
eût quitté ses ministères pour me suivre... Mais aussi pendant cinq années
entières il n'a pas eu une distraction à me reprocher. Quelles femmes mariées à
l'autel pourraient en dire autant à leur seigneur et maître? Il faut
convenir qu'il
n'est point important, point pédant, il ne donne nullement l'envie de le
tromper;
devant moi il semble toujours avoir honte de sa puissance... Il faisait une
drôle de
figure en présence de son seigneur et maître; s'il était là je
l'embrasserais... Mais
pour rien au monde je ne me chargerais d'amuser un ministre qui a perdu son
portefeuille, c'est une maladie dont on ne guérit qu'à la mort, et... qui
fait mourir.
Quel malheur ce serait d'être ministre jeune! Il faut que je le lui écrive,
c'est une
de ces choses qu'il doit savoir officiellement avant de se brouiller avec son
prince... Mais j'oubliais mes bons domestiques.

La duchesse sonna. Ses femmes étaient toujours occupées à faire des malles; la
voiture était avancée sous le portique et on la chargeait; tous les
domestiques qui
n'avaient pas de travail à faire entouraient cette voiture, les larmes aux
yeux. La
Chékina, qui dans les grandes occasions entrait seule chez la duchesse, lui
apprit
tous ces détails.

-- Fais-les monter, dit la duchesse; un instant après elle passa dans la salle
d'attente.

-- On m'a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne serait pas
signée par lesouverain (c'est ainsi qu'on parle en Italie); je suspens mon
départ; nous verrons si mes ennemis auront le crédit de faire changer cette
résolution.

Après un petit silence, les domestiques se mirent à crier: Vive madame la
duchesse! et applaudirent avec fureur. La duchesse, qui était déjà dans la
pièce
voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une petite révérence
pleine de
grâce à ses gens et leur dit: Mes amis, je vous remercie. Si elle eût dit
un mot,
tous, en ce moment, eussent marché contre le palais pour l'attaquer. Elle
fit un
signe à un postillon, ancien contrebandier et homme dévoué, qui la suivit.

-- Tu vas t'habiller en paysan aisé, tu sortiras de Parme comme tu pourras, tu
loueras une sediola et tu iras aussi vite que possible à Bologne. Tu entreras à
Bologne en promeneur et par la porte de Florence, et tu remettras à
Fabrice, qui
est au Pelegrino, un paquet que Chékina va te donner. Fabrice se cache et
s'appelle là-bas M. Joseph Bossi; ne va pas le trahir par étourderie, n'aie
pas l'air
de le connaître; mes ennemis mettront peut-être des espions à tes trousses.
Fabrice te renverra ici au bout de quelques heures ou de quelques jours: c'est
surtout en revenant qu'il faut redoubler de précautions pour ne pas le trahir.

-- Ah! les gens de la marquise Raversi! s'écria le postillon; nous les
attendons, et
si madame voulait ils seraient bientôt exterminés.

-- Un jour peut-être! mais gardez-vous sur votre tête de rien faire sans
mon ordre.

C'était la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer à
Fabrice; elle
ne put résister au plaisir de l'amuser, et ajouta un mot sur la scène qui avait
amené le billet; ce mot devint une lettre de dix pages. Elle fit rappeler
le postillon.

-- Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu'à quatre heures, à porte ouvrante.

-- Je comptais passer par le grand égout, j'aurais de l'eau jusqu'au
menton, mais je
passerais.

-- Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer à prendre la fièvre un de
mes plus
fidèles serviteurs. Connais-tu quelqu'un chez monseigneur l'archevêque?

-- Le second cocher est mon ami.

-- Voici une lettre pour ce saint prélat: introduis-toi sans bruit dans son
palais,
fais-toi conduire chez le valet de chambre; je ne voudrais pas qu'on réveillât
monseigneur. S'il est déjà renfermé dans sa chambre, passe la nuit dans le
palais,
et, comme il est dans l'usage de se lever avec le jour, demain matin, à quatre
heures, fais-toi annoncer de ma part, demande sa bénédiction au saint
archevêque, remets-lui le paquet que voici, et prends les lettres qu'il te
donnera
peut-être pour Bologne.

La duchesse adressait à l'archevêque l'original même du billet du prince; comme
ce billet était relatif à son premier grand vicaire, elle le priait de le
déposer aux
archives de l'archevêché, où elle espérait que messieurs les grands
vicaires et les
chanoines, collègues de son neveu, voudraient bien en prendre connaissance; le
tout sous la condition du plus profond secret.

La duchesse écrivait à monseigneur Landriani avec une familiarité qui devait
charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait trois lignes; la lettre,
fort
amicale, était suivie de ces mots: Angelina-Cornelia-Isola Valsera del Dongo,
duchesse Sanseverina
.

Je n'en ai pas tant écrit, je pense, se dit la duchesse en riant, depuis
mon contrat
de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mène ces gens-là que par ces choses,
et aux yeux des bourgeois la caricature fait beauté. Elle ne put pas finir
la soirée
sans céder à la tentation d'écrire une lettre de persiflage au pauvre
comte; elle lui
annonçait officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports
avec les têtes couronnées
, qu'elle ne se sentait pas capable d'amuser un
ministre disgracié. «Le prince vous fait peur; quand vous ne pourrez plus
le voir,
ce serait donc à moi à vous faire peur? » Elle fit porter sur-le-champ
cette lettre.

De son côté, le lendemain dès sept heures du matin, le prince manda le comte
Zurla, ministre de l'intérieur.-- De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres
les plus
sévères à tous les podestats pour qu'ils fassent arrêter le sieur Fabrice
del Dongo.
On nous annonce que peut-être il osera reparaître dans nos états. Ce fugitif se
trouvant à Bologne, où il semble braver les poursuites de nos tribunaux, placez
des sbires qui le connaissent personnellement, 1° dans les villages sur la
route de
Bologne à Parme; 2° aux environs du château de la duchesse Sanseverina, à
Sacca, et de sa maison de Castelnovo; 3° autour du château du comte Mosca.
J'ose espérer de votre haute sagesse, monsieur le comte, que vous saurez
dérober
la connaissance de ces ordres de votre souverain à la pénétration du comte
Mosca. Sachez que je veux que l'on arrête le sieur Fabrice del Dongo.

Dès que ce ministre fut sorti, une porte secrète introduisit chez le prince
le fiscal
général Rassi, qui s'avança plié en deux et saluant à chaque pas. La mine de ce
coquin-là était à peindre; elle rendait justice à toute l'infamie de son
rôle, et,
tandis que les mouvements rapides et désordonnés de ses yeux trahissaient la
connaissance qu'il avait de ses mérites, l'assurance arrogante et
grimaçante de sa
bouche montrait qu'il savait lutter contre le mépris.

Comme ce personnage va prendre une assez grande influence sur la destinée de
Fabrice, on peut en dire un mot. Il était grand, il avait de beaux yeux fort
intelligents, mais un visage abîmé par la petite vérole; pour de l'esprit,
il en avait,
et beaucoup et du plus fin; on lui accordait de posséder parfaitement la
science
du droit, mais c'était surtout par l'esprit de ressource qu'il brillait. De
quelque sens
que pût se présenter une affaire, il trouvait facilement, et en peu
d'instants, les
moyens fort bien fondés en droit d'arriver à une condamnation ou à un
acquittement; il était surtout le roi des finesses de procureur.

A cet homme, que de grandes monarchies eussent envié au prince de Parme, on
ne connaissait qu'une passion: être en conversation intime avec de grands
personnages et leur plaire par des bouffonneries. Peu lui importait que l'homme
puissant rît de ce qu'il disait, ou de sa propre personne, ou fît des
plaisanteries
révoltantes sur Mme Rassi; pourvu qu'il le vît rire et qu'on le traitât avec
familiarité, il était content. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment
abuser de la dignité de ce grand juge, lui donnait des coups de pied; si
les coups
de pied lui faisaient mal, il se mettait à pleurer. Mais l'instinct de
bouffonnerie
était si puissant chez lui, qu'on le voyait tous les jours préférer le
salon d'un
ministre qui le bafouait, à son propre salon où il régnait despotiquement sur
toutes les robes noires du pays. Le Rassi s'était surtout fait une position
à part, en
ce qu'il était impossible au noble le plus insolent de pouvoir l'humilier;
sa façon
de se venger des injures qu'il essuyait toute la journée était de les
raconter au
prince, auquel il s'était acquis le privilège de tout dire; il est vrai que
souvent la
réponse était un soufflet bien appliqué et qui faisait mal, mais il ne s'en
formalisait
aucunement. La présence de ce grand juge distrayait le prince dans ses moments
de mauvaise humeur, alors il s'amusait à l'outrager. On voit que Rassi était à peu
près l'homme parfait à la cour: sans honneur et sans humeur.

-- Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, et le
traitant tout à
fait comme un cuistre, lui qui était si poli avec tout le monde. De quand votre
sentence est-elle datée?

-- Altesse Sérénissime, d'hier matin.

-- De combien de juges est-elle signée?

-- De tous les cinq.

-- Et la peine?

-- Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse Sérénissime me l'avait dit.

-- La peine de mort eût révolté, dit le prince comme se parlant à soi-même,
c'est
dommage! Quel effet sur cette femme! Mais c'est un del Dongo, et ce nom est
révéré dans Parme, à cause des trois archevêques presque successifs... Vous me
dites vingt ans de forteresse?

-- Oui, Altesse Sérénissime, reprit le fiscal Rassi toujours debout et plié
en deux,
avec, au préalable, excuse publique devant le portrait de Son Altesse
Sérénissime;
de plus, jeûne au pain et à l'eau tous les vendredis et toutes les veilles
des fêtes
principales, le sujet étant d'une impiété notoire. Ceci pour l'avenir et pour
casser le cou à sa fortune.

-- Ecrivez, dit le prince: «Son Altesse Sérénissime ayant daigné écouter avec
bonté les très humbles supplications de la marquise del Dongo, mère du
coupable, et de la duchesse Sanseverina, sa tante, lesquelles ont
représenté qu'à
l'époque du crime leur fils et neveu était fort jeune et d'ailleurs égaré
par une folle
passion conçue pour la femme du malheureux Giletti, a bien voulu, malgré
l'horreur inspirée par un tel meurtre, commuer la peine à laquelle Fabrice del
Dongo a été condamné, en celle de douze années de forteresse. »

-- Donnez que je signe.

-- Le prince signa et data de la veille; puis, rendant la sentence à Rassi,
il lui dit:
Ecrivez immédiatement au-dessous de ma signature: «La duchesse Sanseverina
s'étant derechef jetée aux genoux de Son Altesse, le prince a permis que
tous les
jeudis le coupable ait une heure de promenade sur la plate-forme de la tour
carrée
vulgairement appelée tour Farnèse. »

-- Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez
entendre annoncer par la ville. Vous direz au conseiller Dé Capitani, qui a
voté
pour deux ans de forteresse et qui a même péroré en faveur de cette opinion
ridicule, que je l'engage à relire les lois et règlements. Derechef,
silence, et
bonsoir. Le fiscal Rassi fit, avec beaucoup de lenteur, trois profondes
révérences
que le prince ne regarda pas.

Ceci se passait à sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la
nouvelle de
l'exil de la marquise Raversi se répandait dans la ville et dans les cafés,
tout le
monde parlait à la fois de ce grand événement. L'exil de la marquise chassa
pour
quelque temps de Parme cet implacable ennemi des petites villes et des petites
cours, l'ennui. Le général Fabio Conti, qui s'était cru ministre, prétexta une
attaque de goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa
forteresse. La
bourgeoisie et par suite le petit peuple conclurent, de ce qui se passait,
qu'il était
clair que le prince avait résolu de donner l'archevêché de Parme à
Monsignore del
Dongo. Les fins politiques de café allèrent même jusqu'à prétendre qu'on avait
engagé le père Landriani, l'archevêque actuel, à feindre une maladie et à
présenter
sa démission; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du tabac,
ils en
étaient sûrs: ce bruit vint jusqu'à l'archevêque qui s'en alarma fort, et
pendant
quelques jours son zèle pour notre héros en fut grandement paralysé. Deux mois
après, cette belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce
petit
changement, que c'était le comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina,
qui allait être fait archevêque.

La marquise Raversi était furibonde dans son château de Velleja ; ce n'était
point une femmelette, de celles qui croient se venger en lançant des propos
outrageants contre leurs ennemis. Dès le lendemain de sa disgrâce, le chevalier
Riscara et trois autres de ses amis se présentèrent au prince par son
ordre, et lui
demandèrent la permission d'aller la voir à son château. L'Altesse reçut ces
messieurs avec une grâce parfaite, et leur arrivée à Velleja fut une grande
consolation pour la marquise. Avant la fin de la seconde semaine, elle
avait trente
personnes dans son château, tous ceux que le ministère libéral devait
porter aux
places. Chaque soir la marquise tenait un conseil régulier avec les mieux
informés
de ses amis. Un jour qu'elle avait reçu beaucoup de lettres de Parme et de
Bologne, elle se retira de bonne heure: la femme de chambre favorite
introduisit
d'abord l'amant régnant, le comte Baldi, jeune homme d'une admirable figure et
fort insignifiant; et plus tard, le chevalier Riscara son prédécesseur:
celui-ci était
un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commencé par être
répétiteur de géométrie au collège des nobles à Parme, se voyait maintenant
conseiller d'état et chevalier de plusieurs ordres.

-- J'ai la bonne habitude, dit la marquise à ces deux hommes, de ne détruire
jamais aucun papier, et bien m'en prend; voici neuf lettres que la
Sanseverina m'a
écrites en différentes occasions. Vous allez partir tous les deux pour
Gênes, vous
chercherez parmi les galériens un ex-notaire nommé Burati, comme le grand
poète de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-vous à mon bureau et
écrivez ce que je vais vous dicter. «Une idée me vient et je t'écris ce
mot. Je vais
à ma chaumière près de Castelnovo; si tu veux venir passer douze heures avec
moi, je serai bien heureuse: il n'y a, ce me semble, pas grand danger après
ce qui
vient de se passer; les nuages s'éclaircissent. Cependant arrête-toi avant
d'entrer
dans Castelnovo; tu trouveras sur la route un de mes gens, ils t'aiment
tous à la
folie. Tu garderas, bien entendu, le nom de Bossi pour ce petit voyage. On
dit que
tu as de la barbe comme le plus admirable capucin, et l'on ne t'a vu à Parme
qu'avec la figure décente d'un grand vicaire. »

-- Comprends-tu, Riscara?

-- Parfaitement; mais le voyage à Gênes est un luxe inutile; je connais un
homme
dans Parme qui, à la vérité, n'est pas encore aux galères, mais qui ne peut
manquer d'y arriver. Il contrefera admirablement l'écriture de la Sanseverina.

A ces mots, le comte Baldi ouvrit démesurément ses yeux si beaux; il comprenait
seulement.

-- Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espères de
l'avancement, dit la marquise à Riscara, apparemment qu'il te connaît aussi; sa
maîtresse, son confesseur, son ami peuvent être vendus à la Sanseverina; j'aime
mieux différer cette petite plaisanterie de quelques jours, et ne m'exposer
à aucun
hasard. Partez dans deux heures comme de bons petits agneaux, ne voyez âme
qui vive à Gênes et revenez bien vite. Le chevalier Riscara s'enfuit en
riant, et
parlant du nez comme Polichinelle: Il faut préparer les paquets, disait-il en
courant d'une façon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq
jours après, Riscara ramena à la marquise son comte Baldi tout écorché: pour
abréger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne à dos de
mulet; il jurait
qu'on ne le reprendrait plus à faire de grands voyages. Baldi remit à la
marquise trois exemplaires de la lettre qu'elle lui avait dictée, et cinq
ou six autres
lettres de la même écriture, composées par Riscara, et dont on pourrait
peut-être
tirer parti par la suite. L'une de ces lettres contenait de fort jolies
plaisanteries sur
les pleurs que le prince avait la nuit, et sur la déplorable maigreur de la
marquise
Baldi, sa maîtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d'une pincette sur le
coussin des bergères après s'y être assise un instant. On eût juré que
toutes ces
lettres étaient écrites de la main de Mme Sanseverina.

-- Maintenant je sais à n'en pas douter, dit la marquise, que l'ami du
coeur, que le
Fabrice est à Bologne ou dans les environs...

-- Je suis trop malade, s'écria le comte Baldi en l'interrompant; je demande en
grâce d'être dispensé de ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir
quelques jours de repos pour remettre ma santé.

-- Je vais plaider votre cause, dit Riscara; il se leva et parla bas à la
marquise.

-- Eh bien! soit, j'y consens, répondit-elle en souriant.

-- Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise à Baldi d'un air
assez
dédaigneux.

-- Merci, s'écria celui-ci avec l'accent du coeur. En effet, Riscara monta
seul en
chaise de poste. Il était à peine à Bologne depuis deux jours, lorsqu'il
aperçut
dans une calèche Fabrice et la petite Marietta. Diable! se dit-il, il
paraît que notre
futur archevêque ne se gêne point; il faudra faire connaître ceci à la
duchesse, qui
en sera charmée. Riscara n'eut que la peine de suivre Fabrice pour savoir son
logement; le lendemain matin, celui-ci reçut par un courrier la lettre de
fabrique
génoise; il la trouva un peu courte, mais du reste n'eut aucun soupçon.
L'idée de
revoir la duchesse et le comte le rendit fou de bonheur, et quoi que pût dire
Ludovic, il prit un cheval à la poste et partit au galop. Sans s'en douter,
il était
suivi à peu de distance par le chevalier Riscara, qui, en arrivant, à six
lieues de
Parme, à la poste avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un grand
attroupement
dans la place devant la prison du lieu; on venait d'y conduire notre héros,
reconnu
à la poste, comme il changeait de cheval, par deux sbires choisis et
envoyés par le
comte Zurla.

Les petits yeux du chevalier Riscara brillèrent de joie; il vérifia avec
une patience
exemplaire tout ce qui venait d'arriver dans ce petit village, puis expédia un
courrier à la marquise Raversi. Après quoi, courant les rues comme pour voir
l'église fort curieuse, et ensuite pour chercher un tableau du Parmesan
qu'on lui
avait dit exister dans le pays, il rencontra enfin le podestat qui
s'empressa de
rendre ses hommages à un conseiller d'état. Riscara eut l'air étonné qu'il
n'eût pas
envoyé sur-le-champ à la citadelle de Parme le conspirateur qu'il avait eu le
bonheur de faire arrêter.

-- On pourrait craindre, ajouta Riscara d'un air froid que ses nombreux
amis qui
le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage à travers les états de Son
Altesse Sérénissime, ne rencontrent les gendarmes; ces rebelles étaient bien
douze ou quinze à cheval.

-- Intelligenti pauca! s'écria le podestat d'un air malin.




Livre Second - Chapitre XV.

Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attaché par une
longue chaîne à la sediola même dans laquelle on l'avait fait monter, partait
pour la citadelle de Parme, escorté par huit gendarmes. Ceux-ci avaient l'ordre
d'emmener avec eux tous les gendarmes stationnés dans les villages que le
cortège devait traverser; le podestat lui-même suivait ce prisonnier
d'importance.
Sur les sept heures après midi, la sediola, escortée par tous les gamins de
Parme
et par trente gendarmes, traversa la belle promenade, passa devant le petit
palais
qu'habitait la Fausta quelques mois auparavant et enfin se présenta à la porte
extérieure de la citadelle à l'instant où le général Fabio Conti et sa
fille allaient
sortir. La voiture du gouverneur s'arrêta avant d'arriver au pont-levis
pour laisser
entrer la sediola à laquelle Fabrice était attaché; le général cria
aussitôt que l'on
fermât les portes de la citadelle, et se hâta de descendre au bureau
d'entrée pour
voir un peu ce dont il s'agissait; il ne fut pas peu surpris quand il
reconnut le
prisonnier, lequel était devenu tout raide, attaché à sa sediola pendant
une aussi
longue route; quatre gendarmes l'avaient enlevé et le portaient au bureau
d'écrou.
J'ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del
Dongo, dont on dirait que depuis près d'un an la haute société de Parme a
juré de
s'occuper exclusivement!

Vingt fois le général l'avait rencontré à la cour, chez la duchesse et
ailleurs; mais il
se garda bien de témoigner qu'il le connaissait; il eût craint de se
compromettre.

-- Que l'on dresse, cria-t-il au commis de la prison, un procès-verbal fort
circonstancié de la remise qui m'est faite du prisonnier par le digne
podestat de
Castelnovo.

Barbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa
tournure
martiale, prit un air plus important que de coutume, on eût dit un geôlier
allemand. Croyant savoir que c'était surtout la duchesse Sanseverina qui avait
empêché son maître, le gouverneur, de devenir ministre de la guerre, il fut
d'une
insolence plus qu'ordinaire envers le prisonnier; il lui adressait la parole en
l'appelant voi, ce qui est en Italie la façon de parler aux domestiques.

-- Je suis prélat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec
fermeté, et grand
vicaire de ce diocèse; ma naissance seule me donne droit aux égards.

-- Je n'en sais rien! répliqua le commis avec impertinence; prouvez vos
assertions
en exhibant les brevets qui vous donnent droit à ces titres fort respectables.
Fabrice n'avait point de brevets et ne répondit pas. Le général Fabio Conti,
debout à côté de son commis, le regardait écrire sans lever les yeux sur le
prisonnier afin de n'être pas obligé de dire qu'il était réellement Fabrice del
Dongo.

Tout à coup Clélia Conti, qui attendait en voiture entendit un tapage
effroyable
dans le corps de garde. Le commis Barbone faisant une description insolente et
fort longue de la personne du prisonnier, lui ordonna d'ouvrir ses
vêtements, afin
que l'on pût vérifier et constater le nombre et l'état des égratignures
reçues lors de
l'affaire Giletti.

-- Je ne puis, dit Fabrice souriant amèrement; je me trouve hors d'état
d'obéir aux
ordres de monsieur, les menottes m'en empêchent!

-- Quoi! s'écria le général d'un air naïf, le prisonnier a des menottes! dans
l'intérieur de la forteresse! cela est contre les règlements, il faut un
ordre ad hoc ;
ôtez-lui les menottes.

Fabrice le regarda. Voilà un plaisant jésuite! pensa-t-il; il y a une heure
qu'il me
voit ces menottes qui me gênent horriblement, et il fait l'étonné!

Les menottes furent ôtées par les gendarmes; ils venaient d'apprendre que
Fabrice était neveu de la duchesse Sanseverina, et se hâtèrent de lui
montrer une
politesse mielleuse qui faisait contraste avec la grossièreté du commis;
celui-ci en
parut piqué et dit à Fabrice qui restait immobile:

-- Allons donc! dépêchons! montrez-nous ces égratignures que vous avez reçues
du pauvre Giletti, lors de l'assassinat. D'un saut, Fabrice s'élança sur le
commis, et
lui donna un soufflet tel, que le Barbone tomba de sa chaise sur les jambes du
général. Les gendarmes s'emparèrent des bras de Fabrice qui restait
immobile; le
général lui-même et deux gendarmes qui étaient à ses côtés se hâtèrent de
relever
le commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes plus éloignés
coururent fermer la porte du bureau, dans l'idée que le prisonnier cherchait à
s'évader. Le brigadier qui les commandait pensa que le jeune del Dongo ne
pouvait pas tenter une fuite bien sérieuse, puisque enfin il se trouvait dans
l'intérieur de la citadelle; toutefois il s'approcha de la fenêtre pour
empêcher le
désordre, et par un instinct de gendarme. Vis-à-vis de cette fenêtre
ouverte, et à
deux pas, se trouvait arrêtée la voiture du général: Clélia s'était blottie
dans le
fond, afin de ne pas être témoin de la triste scène qui se passait au bureau;
lorsqu'elle entendit tout ce bruit, elle regarda.

-- Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier.

-- Mademoiselle, c'est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d'appliquer un fier
soufflet à cet insolent de Barbone!

-- Quoi! c'est M. del Dongo qu'on amène en prison?

-- Eh sans doute, dit le brigadier; c'est à cause de la haute naissance de
ce pauvre
jeune homme que l'on fait tant de cérémonies; je croyais que mademoiselle était
au fait. Clélia ne quitta plus la portière; quand les gendarmes qui
entouraient la
table s'écartaient un peu, elle apercevait le prisonnier. Qui m'eût dit,
pensait-elle,
que je le reverrais pour la première fois dans cette triste situation,
quand je le
rencontrai sur la route du lac de Côme?... Il me donna la main pour monter dans
le carrosse de sa mère... Il se trouvait déjà avec la duchesse! Leurs amours
avaient-ils commencé à cette époque?

Il faut apprendre au lecteur que dans le parti libéral dirigé par la
marquise Raversi
et le général Conti, on affectait de ne pas douter de la tendre liaison qui
devait
exister entre Fabrice et la duchesse. Le comte Mosca, qu'on abhorrait,
était pour
sa duperie l'objet d'éternelles plaisanteries.

Ainsi, pensa Clélia, le voilà prisonnier et prisonnier de ses ennemis! car
au fond,
le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se trouver ravi de
cette
capture.

Un accès de gros rire éclata dans le corps de garde.

-- Jacopo, dit-elle au brigadier d'une voix émue que se passe-t-il donc?

-- Le général a demandé avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait frappé
Barbone: Monsignore Fabrice a répondu froidement: il m'a appeléassassin,
qu'il montre les titres et brevets qui l'autorisent à me donner ce titre;
et l'on rit.

Un geôlier qui savait écrire remplaça Barbone; Clélia vit sortir celui-ci, qui
essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en abondance de son affreuse
figure: il jurait comme un païen: Ce f... Fabrice, disait-il à très haute
voix, ne
mourra jamais que de ma main. Je volerai le bourreau, etc., etc. Il s'était
arrêté
entre la fenêtre du bureau et la voiture du général pour regarder Fabrice,
et ses
jurements redoublaient.

-- Passez votre chemin, lui dit le brigadier; on ne jure point ainsi devant
mademoiselle.

Barbone leva la tête pour regarder dans la voiture, ses yeux rencontrèrent
ceux de
Clélia à laquelle un cri d'horreur échappa; jamais elle n'avait vu d'aussi
près une
expression de figure tellement atroce. Il tuera Fabrice! se dit-elle, il
faut que je
prévienne don Cesare. C'était son oncle, l'un des prêtres les plus
respectables de
la ville; le général Conti, son frère, lui avait fait avoir la place
d'économe et de
premier aumônier de la prison.

Le général remonta en voiture.

-- Veux-tu rentrer chez toi, dit-il à sa fille, ou m'attendre peut-être
longtemps dans
la cour du palais? il faut que j'aille rendre compte de tout ceci au souverain.

Fabrice sortait du bureau escorté par trois gendarmes; on le conduisait à la
chambre qu'on lui avait destinée: Clélia regardait par la portière, le
prisonnier était
fort près d'elle. En ce moment elle répondit à la question de son père par ces
mots: Je vous suivrai. Fabrice, entendant prononcer ces paroles tout près de
lui, leva les yeux et rencontra le regard de la jeune fille. Il fut frappé
surtout de
l'expression de mélancolie de sa figure. Comme elle est embellie, pensa-t-il,
depuis notre rencontre près de Côme! quelle expression de pensée profonde!...
On a raison de la comparer à la duchesse, quelle physionomie angélique!
Barbone, le commis sanglant, qui ne s'était pas placé près de la voiture sans
intention, arrêta d'un geste les trois gendarmes qui conduisaient Fabrice, et,
faisant le tour de la voiture par derrière, pour arriver à la portière près
de laquelle
était le général:

-- Comme le prisonnier a fait acte de violence dans l'intérieur de la
citadelle, lui
dit-il, en vertu de l'article 157 du règlement, n'y aurait-il pas lieu de
lui appliquer
les menottes pour trois jours?

-- Allez au diable! s'écria le général, que cette arrestation ne laissait pas
d'embarrasser. Il s'agissait pour lui de ne pousser à bout ni la duchesse ni le
comte Mosca: et d'ailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette
affaire?
au fond, le meurtre d'un Giletti était une bagatelle, et l'intrigue seule était
parvenue à en faire quelque chose.

Durant ce court dialogue, Fabrice était superbe au milieu de ces gendarmes,
c'était bien la mine la plus fière et la plus noble; ses traits fins et
délicats, et le
sourire de mépris qui errait sur ses lèvres, faisaient un charmant
contraste avec les
apparences grossières des gendarmes qui l'entouraient. Mais tout cela ne
formait
pour ainsi dire que la partie extérieure de sa physionomie; il était ravi
de la céleste
beauté de Clélia, et son oeil trahissait toute sa surprise. Elle, profondément
pensive, n'avait pas songé à retirer la tête de la portière; il la salua avec le demi-
sourire le plus respectueux; puis, après un instant:

-- Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu'autrefois, près d'un lac,
j'ai déjà eu
l'honneur de vous rencontrer avec accompagnement de gendarmes.

Clélia rougit et fut tellement interdite qu'elle ne trouva aucune parole pour
répondre. Quel air noble au milieu de ces êtres grossiers! se disait-elle
au moment
où Fabrice lui adressa la parole. La profonde pitié, et nous dirons presque
l'attendrissement où elle était plongée, lui ôtèrent la présence d'esprit
nécessaire
pour trouver un mot quelconque, elle s'aperçut de son silence et rougit encore
davantage. En ce moment on tirait avec violence les verrous de la grande
porte de
la citadelle, la voiture de Son Excellence n'attendait-elle pas depuis une
minute au
moins? Le bruit fut si violent sous cette voûte, que, quand même Clélia aurait
trouvé quelque mot pour répondre, Fabrice n'aurait pu entendre ses paroles.

Emportée par les chevaux qui avaient pris le galop aussitôt après le
pont-levis,
Clélia se disait: Il m'aura trouvée bien ridicule! Puis tout à coup elle
ajouta: non
pas seulement ridicule; il aura cru voir en moi une âme basse, il aura
pensé que je
ne répondais pas à son salut parce qu'il est prisonnier et moi fille du
gouverneur.

Cette idée fut du désespoir pour cette jeune fille qui avait l'âme élevée.
Ce qui
rend mon procédé tout à fait avilissant, ajouta-t-elle, c'est que jadis,
quand nous
nous rencontrâmes pour la première fois, aussi avec accompagnement de
gendarmes
, comme il le dit, c'était moi qui me trouvais prisonnière, et lui me
rendait service et me tirait d'un fort grand embarras... Oui, il faut en
convenir,
mon procédé est complet, c'est à la fois de la grossièreté et de
l'ingratitude. Hélas!
le pauvre jeune homme! maintenant qu'il est dans le malheur tout le monde va se
montrer ingrat envers lui. Il m'avait bien dit alors: Vous souviendrez-vous
de mon
nom à Parme? Combien il me méprise à l'heure qu'il est! Un mot poli était si
facile à dire! Il faut l'avouer, oui, ma conduite a été atroce avec lui.
Jadis, sans
l'offre généreuse de la voiture de sa mère, j'aurais dû suivre les
gendarmes à pied
dans la poussière, ou, ce qui est bien pis monter en croupe derrière un de ces
gens-là; c'était alors mon père qui était arrêté et moi sans défense! Oui, mon
procédé est complet. Et combien un être comme lui a dû le sentir vivement! Quel
contraste entre sa physionomie si noble et mon procédé! Quelle noblesse! quelle
sérénité! Comme il avait l'air d'un héros entouré de ses vils ennemis! Je
comprends maintenant la passion de la duchesse: puisqu'il est ainsi au
milieu d'un
événement contrariant et qui peut avoir des suites affreuses, quel ne
doit-il pas
paraître lorsque son âme est heureuse!

Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus d'une heure et demi
dans la
cour du palais, et toutefois lorsque le général descendit de chez le
prince, Clélia
ne trouva point qu'il y fût resté trop longtemps.

-- Quelle est la volonté de Son Altesse? demanda Clélia.

-- Sa parole a dit: la prison! et son regard: la mort!

-- La mort! Grand Dieu! s'écria Clélia.

-- Allons, tais-toi! reprit le général avec humeur; que je suis sot de
répondre à un
enfant!

Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches qui
conduisaient à la tour Farnèse, nouvelle prison bâtie sur la plate-forme de la
grosse tour, à une élévation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois,
distinctement du moins, au grand changement qui venait de s'opérer dans son
sort. Quel regard! se disait-il; que de choses il exprimait! quelle
profonde pitié!
Elle avait l'air de dire: la vie est un tel tissu de malheurs! Ne vous
affligez point
trop de ce qui vous arrive! est-ce que nous ne sommes point ici-bas pour être
infortunés? Comme ses yeux si beaux restaient attachés sur moi, même quand
les chevaux s'avançaient avec tant de bruit sous la voûte!

Fabrice oubliait complètement d'être malheureux.

Clélia suivit son père dans plusieurs salons; au commencement de la soirée,
personne ne savait encore la nouvelle de l'arrestation du grand coupable, car
ce fut le nom que les courtisans donnèrent deux heures plus tard à ce pauvre
jeune homme imprudent.

On remarqua ce soir-là plus d'animation que de coutume dans la figure de
Clélia;
or, l'animation, l'air de prendre part à ce qui l'environnait, étaient
surtout ce qui
manquait à cette belle personne. Quand on comparait sa beauté à celle de la
duchesse, c'était surtout cet air de n'être émue par rien, cette façon
d'être comme
au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa
rivale. En Angleterre, en France, pays de vanité, on eût été probablement d'un
avis tout opposé. Clélia Conti était une jeune fille encore un peu trop
svelte que
l'on pouvait comparer aux belles figures du Guide; nous ne dissimulerons point
que, suivant les données de la beauté grecque, on eût pu reprocher à cette
tête des
traits un peu marqués, par exemple, les lèvres remplies de la grâce la plus
touchante étaient un peu fortes.

L'admirable singularité de cette figure dans laquelle éclataient les grâces
naïves et
l'empreinte céleste de l'âme la plus noble, c'est que, bien que de la plus
rare et de
la plus singulière beauté, elle ne ressemblait en aucune façon aux têtes de
statues
grecques. La duchesse avait au contraire un peu trop de la beauté connue de
l'idéal, et sa tête vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la
tendre
mélancolie des belles Hérodiades de Léonard de Vinci. Autant la duchesse était
sémillante, pétillante d'esprit et de malice, s'attachant avec passion, si
l'on peut
parler ainsi, à tous les sujets que le courant de la conversation amenait
devant les
yeux de son âme, autant Clélia se montrait calme et lente à s'émouvoir,
soit par
mépris de ce qui l'entourait, soit par regret de quelque chimère absente.
Longtemps on avait cru qu'elle finirait par embrasser la vie religieuse. A
vingt ans
on lui voyait de la répugnance à aller au bal, et si elle y suivait son
père, ce n'était
que par obéissance et pour ne pas nuire aux intérêts de son ambition.

Il me sera donc impossible, répétait trop souvent l'âme vulgaire du
général, le ciel
m'ayant donné pour fille la plus belle personne des états de notre
souverain, et la
plus vertueuse, d'en tirer quelque parti pour l'avancement de ma fortune!
Ma vie
est trop isolée, je n'ai qu'elle au monde, et il me faut de toute nécessité
une famille
qui m'étaie dans le monde, et qui me donne un certain nombre de salons, où mon
mérite et surtout mon aptitude au ministère soient posés comme bases
inattaquables de tout raisonnement politique. Eh bien! ma fille si belle,
si sage, si
pieuse, prend de l'humeur dès qu'un jeune homme bien établi à la cour
entreprend de lui faire agréer ses hommages. Ce prétendant est-il éconduit, son
caractère devient moins sombre, et je la vois presque gaie, jusqu'à ce
qu'un autre
épouseur se mette sur les rangs. Le plus bel homme de la cour, le comte Baldi,
s'est présenté et a déplu: l'homme le plus riche des états de Son Altesse, le
marquis Crescenzi, lui a succédé, elle prétend qu'il ferait son malheur.

Décidément, disait d'autres fois le général, les yeux de ma fille sont plus
beaux
que ceux de la duchesse, en cela surtout qu'en de rares occasions ils sont
susceptibles d'une expression plus profonde; mais cette expression magnifique,
quand est-ce qu'on la lui voit? Jamais dans un salon où elle pourrait lui faire
honneur, mais bien à la promenade, seule avec moi, où elle se laissera
attendrir,
par exemple, par le malheur de quelque manant hideux. Conserve quelque
souvenir de ce regard sublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons où nous
paraîtrons ce soir. Point: daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure
noble et
pure offre l'expression assez hautaine et peu encourageante de l'obéissance
passive. Le général n'épargnait aucune démarche, comme on voit, pour se trouver
un gendre convenable, mais il disait vrai.

Les courtisans, qui n'ont rien à regarder dans leur âme, sont attentifs à
tout: ils
avaient remarqué que c'était surtout dans ces jours où Clélia ne pouvait
prendre
sur elle de s'élancer hors de ses chères rêveries et de feindre de
l'intérêt pour
quelque chose que la duchesse aimait à s'arrêter auprès d'elle et cherchait
à la
faire parler. Clélia avait des cheveux blonds cendrés, se détachant, par un
effet
très doux, sur des joues d'un coloris fin, mais en général un peu trop pâle. La
forme seule du front eût pu annoncer à un observateur attentif que cet air si
noble, cette démarche tellement au-dessus des grâces vulgaires, tenaient à une
profonde incurie pour tout ce qui est vulgaire. C'était l'absence et non pas
l'impossibilité de l'intérêt pour quelque chose. Depuis que son père était
gouverneur de la citadelle, Clélia se trouvait heureuse, ou du moins exempte de
chagrins, dans son appartement si élevé. Le nombre effroyable de marches qu'il
fallait monter pour arriver à ce palais du gouverneur, situé sur
l'esplanade de la
grosse tour, éloignait les visites ennuyeuses, et Clélia, par cette raison
matérielle,
jouissait de la liberté du couvent; c'était presque là tout l'idéal de
bonheur que,
dans un temps, elle avait songé à demander à la vie religieuse. Elle était
saisie
d'une sorte d'horreur à la seule pensée de mettre sa chère solitude et ses
pensées
intimes à la disposition d'un jeune homme, que le titre de mari autoriserait à
troubler toute cette vie intérieure. Si par la solitude elle n'atteignait
pas au
bonheur, du moins elle était parvenue à éviter les sensations trop douloureuses.

Le jour où Fabrice fut conduit à la forteresse, la duchesse rencontra
Clélia à la
soirée du ministre de l'intérieur, comte Zurla; tout le monde faisait
cercle autour
d'elles: ce soir-là, la beauté de Clélia l'emportait sur celle de la
duchesse. Les yeux
de la jeune fille avaient une expression si singulière et si profonde
qu'ils en étaient
presque indiscrets: il y avait de la pitié, il y avait aussi de
l'indignation et de la
colère dans ses regards. La gaieté et les idées brillantes de la duchesse
semblaient
jeter Clélia dans des moments de douleur allant jusqu'à l'horreur. Quels
vont être
les cris et les gémissements de la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu'elle va
savoir que son amant, ce jeune homme d'un si grand coeur et d'une physionomie
si noble, vient d'être jeté en prison! Et ces regards du souverain qui le
condamnent à mort! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur l'Italie! O
âmes vénales et basses! Et je suis fille d'un geôlier! et je n'ai point
démenti ce
noble caractère en ne daignant pas répondre à Fabrice! et autrefois il fut mon
bienfaiteur! Que pense-t-il de moi à cette heure, seul dans sa chambre et
en tête à
tête avec sa petite lampe? Révoltée par cette idée, Clélia jetait des regards
d'horreur sur la magnifique illumination des salons du ministre de l'intérieur.

Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait autour des
deux
beautés à la mode, et qui cherchait à se mêler à leur conversation, jamais
elles ne
se sont parlé d'un air si animé et en même temps si intime. La duchesse,
toujours
attentive à conjurer les haines excitées par le premier ministre,
aurait-elle songé à
quelque grand mariage en faveur de la Clélia? Cette conjecture était
appuyée sur
une circonstance qui jusque-là ne s'était jamais présentée à l'observation
de la
cour: les yeux de la jeune fille avaient plus de feu, et même, si l'on peut
ainsi dire,
plus de passion que ceux de la belle duchesse. Celle-ci, de son côté, était
étonnée,
et, l'on peut dire à sa gloire, ravie des grâces si nouvelles qu'elle
découvrait dans la
jeune solitaire; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir assez
rarement
senti à la vue d'une rivale. Mais que se passe-t-il donc? se demandait la
duchesse;
jamais Clélia n'a été aussi belle, et l'on peut dire aussi touchante: son
coeur aurait-
il parlé?... Mais en ce cas-là, certes, c'est de l'amour malheureux, il y a
de la
sombre douleur au fond de cette animation si nouvelle... Mais l'amour
malheureux se tait! S'agirait-il de ramener un inconstant par un succès dans le
monde? Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui les
environnaient. Elle ne voyait nulle part d'expression singulière, c'était
toujours de
la fatuité plus ou moins contente. Mais il y a du miracle ici, se disait la
duchesse,
piquée de ne pas deviner. Où est le comte Mosca, cet être si fin? Non, je ne me
trompe point, Clélia me regarde avec attention et comme si j'étais pour
elle l'objet
d'un intérêt tout nouveau. Est-ce l'effet de quelque ordre donné par son
père, ce
vil courtisan? Je croyais cette âme noble et jeune incapable de se ravaler
à des
intérêts d'argent. Le général Fabio Conti aurait-il quelque demande décisive à
faire au comte?

Vers les dix heures, un ami de la duchesse s'approcha et lui dit deux mots
à voix
basse; elle pâlit excessivement; Clélia lui prit la main et osa la lui serrer.

-- Je vous remercie et je vous comprends maintenant... vous avez une belle âme!
dit la duchesse, faisant effort sur elle-même; elle eut à peine la force de
prononcer
ce peu de mots. Elle adressa beaucoup de sourires à la maîtresse de la
maison qui
se leva pour l'accompagner jusqu'à la porte du dernier salon: ces honneurs
n'étaient dus qu'à des princesses de sang et faisaient pour la duchesse un
cruel
contresens avec sa position présente. Aussi elle sourit beaucoup à la comtesse
Zurla, mais malgré des efforts inouïs ne put jamais lui adresser un seul mot.

Les yeux de Clélia se remplirent de larmes en voyant passer la duchesse au
milieu de ces salons peuplés alors de ce qu'il y avait de plus brillant dans la
société. Que va devenir cette pauvre femme, se dit-elle, quand elle se trouvera
seule dans sa voiture? Ce serait une indiscrétion à moi de m'offrir pour
l'accompagner! je n'ose... Combien le pauvre prisonnier, assis dans quelque
affreuse chambre, tête à tête avec sa petite lampe, serait consolé pourtant
s'il
savait qu'il est aimé à ce point! Quelle solitude affreuse que celle dans
laquelle on
l'a plongé! et nous, nous sommes ici dans ces salons si brillants! quelle
horreur! Y
aurait-il un moyen de lui faire parvenir un mot? Grand Dieu! ce serait
trahir mon
père; sa situation est si délicate entre les deux partis! Que devient-il
s'il s'expose à
la haine passionnée de la duchesse qui dispose de la volonté du premier
ministre,
lequel est le maître dans les trois quarts des affaires! D'un autre côté le
prince
s'occupe sans cesse de ce qui se passe à la forteresse, et il n'entend pas
raillerie
sur ce sujet; la peur rend cruel... Dans tous les cas, Fabrice (Clélia ne
disait plus
M. del Dongo) est bien autrement à plaindre!... il s'agit pour lui de bien
autre
chose que du danger de perdre une place lucrative!... Et la duchesse!... Quelle
horrible passion que l'amour!... et cependant tous ces menteurs du monde en
parlent comme d'une source de bonheur! On plaint les femmes âgées parce
qu'elles ne peuvent plus ressentir ou inspirer de l'amour!... Jamais je
n'oublierai ce
que je viens de voir; quel changement subit! Comme les yeux de la duchesse, si
beaux, si radieux, sont devenus mornes, éteints, après le mot fatal que le
marquis
N... est venu lui dire!... Il faut que Fabrice soit bien digne d'être aimé!...

Au milieu de ces réflexions fort sérieuses et qui occupaient toute l'âme de
Clélia,
les propos complimenteurs qui l'entouraient toujours lui semblèrent plus
désagréables encore que de coutume. Pour s'en délivrer, elle s'approcha d'une
fenêtre ouverte et à demi voilée par un rideau de taffetas; elle espérait que
personne n'aurait la hardiesse de la suivre dans cette sorte de retraite. Cette
fenêtre donnait sur un petit bois d'orangers en pleine terre: à la vérité,
chaque
hiver on était obligé de les recouvrir d'un toit. Clélia respirait avec
délices le
parfum de ces fleurs, et ce plaisir semblait rendre un peu de calme à son
âme... Je
lui ai trouvé l'air fort noble, pensa-t-elle; mais inspirer une telle
passion à une
femme si distinguée!... Elle a eu la gloire de refuser les hommages du
prince, et si
elle eût daigné le vouloir, elle eût été la reine de ces états... Mon père dit que la
passion du souverain allait jusqu'à l'épouser si jamais il fût devenu
libre!... Et cet
amour pour Fabrice dure depuis si longtemps! car il y a bien cinq ans que nous
les rencontrâmes près du lac de Côme!... Oui, il y a cinq ans, se dit-elle
après un
instant de réflexion. J'en fus frappée même alors, où tant de choses passaient
inaperçues devant mes yeux d'enfant! Comme ces deux dames semblaient
admirer Fabrice!...

Clélia remarqua avec joie qu'aucun des jeunes gens qui lui parlaient avec tant
d'empressement n'avait osé se rapprocher du balcon. L'un d'eux, le marquis
Crescenzi, avait fait quelques pas dans ce sens, puis s'était arrêté auprès
d'une
table de jeu. Si au moins, se disait-elle, sous ma petite fenêtre du palais
de la
forteresse, la seule qui ait de l'ombre, j'avais la vue de jolis orangers,
tels que
ceux-ci, mes idées seraient moins tristes! mais pour toute perspective les
énormes
pierres de taille de la tour Farnèse... Ah! s'écria-t-elle en faisant un
mouvement, c'est peut-être là qu'on l'aura placé! Qu'il me tarde de pouvoir
parler
à don Cesare! il sera moins sévère que le général. Mon père ne me dira rien
certainement en rentrant à la forteresse, mais je saurai tout par don
Cesare... J'ai
de l'argent, je pourrais acheter quelques orangers qui, placés sous la
fenêtre de ma
volière, m'empêcheraient de voir ce gros mur de la tour Farnèse. Combien il va
m'être plus odieux encore maintenant que je connais l'une des personnes qu'il
cache à la lumière!... Oui, c'est bien la troisième fois que je l'ai vu;
une fois à la
cour, au bal du jour de naissance de la princesse; aujourd'hui, entouré de
trois
gendarmes, pendant que cet horrible Barbone sollicitait les menottes contre
lui, et
enfin près du lac de Côme... Il y a bien cinq ans de cela; quel air de mauvais
garnement il avait alors! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels regards
singuliers sa mère et sa tante lui adressaient! Certainement il y avait ce
jour-là
quelque secret, quelque chose de particulier entre eux; dans le temps,
j'eus l'idée
que lui aussi avait peur des gendarmes... Clélia tressaillit; mais que j'étais
ignorante! Sans doute, déjà dans ce temps, la duchesse avait de l'intérêt
pour lui...
Comme il nous fit rire au bout de quelques moments, quand ces dames, malgré
leur préoccupation évidente, se furent un peu accoutumées à la présence d'une
étrangère!... et ce soir j'ai pu ne pas répondre au mot qu'il m'a adressé!... O
ignorance et timidité! combien souvent vous ressemblez à ce qu'il y a de plus
noir! Et je suis ainsi à vingt ans passés!... J'avais bien raison de songer
au cloître;
réellement je ne suis faite que pour la retraite! Digne fille d'un geôlier!
se sera-t-il
dit. Il me méprise, et, dès qu'il pourra écrire à la duchesse, il parlera
de mon
manque d'égard, et la duchesse me croira une petite fille bien fausse; car
enfin ce
soir elle a pu me croire remplie de sensibilité pour son malheur.

Clélia s'aperçut que quelqu'un s'approchait et apparemment dans le dessein
de se
placer à côté d'elle au balcon de fer de cette fenêtre; elle en fut contrariée
quoiqu'elle se fît des reproches; les rêveries auxquelles on l'arrachait
n'étaient
point sans quelque douceur. Voila un importun que je vais joliment recevoir!
pensa-t-elle. Elle tournait la tête avec un regard altier, lorsqu'elle
aperçut la figure
timide de l'archevêque qui s'approchait du balcon par de petits mouvements
insensibles. Ce saint homme n'a point d'usage, pensa Clélia; pourquoi venir
troubler une pauvre fille telle que moi? Ma tranquillité est tout ce que je
possède.
Elle le saluait avec respect, mais aussi d'un air hautain, lorsque le
prélat lui dit:

-- Mademoiselle, savez-vous l'horrible nouvelle?

Les yeux de la jeune fille avaient déjà pris une tout autre expression; mais,
suivant les instructions cent fois répétées de son père, elle répondit avec
un air
d'ignorance que le langage de ses yeux contredisait hautement:

-- Je n'ai rien appris, Monseigneur.

-- Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice del Dongo, qui est coupable
comme moi de la mort de ce brigand de Giletti, a été enlevé à Bologne où il
vivait
sous le nom supposé de Joseph Bossi; on l'a renfermé dans votre citadelle;
il y est
arrivé enchaîné à la voiture même qui le portait. Une sorte de geôlier nommé
Barbone, qui jadis eut sa grâce après avoir assassiné un de ses frères, a
voulu faire
éprouver une violence personnelle à Fabrice; mais mon jeune ami n'est point
homme à souffrir une insulte. Il a jeté à ses pieds son infâme adversaire,
sur quoi
on l'a descendu dans un cachot à vingt pieds sous terre, après lui avoir
mis les
menottes.

-- Les menottes, non.

-- Ah! vous savez quelque chose! s'écria l'archevêque, et les traits du
vieillard
perdirent de leur profonde expression de découragement; mais, avant tout, on
peut approcher de ce balcon et nous interrompre: seriez-vous assez charitable
pour remettre vous-même à don Cesare mon anneau pastoral que voici?

La jeune fille avait pris l'anneau, mais ne savait où le placer pour ne pas
courir la
chance de le perdre.

-- Mettez-le au pouce, dit l'archevêque; et il le plaça lui-même. Puis-je
compter
que vous remettrez cet anneau?

-- Oui, monseigneur.

-- Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, même dans le
cas où vous ne trouveriez pas convenable d'accéder à ma demande?

-- Mais oui, Monseigneur, répondit la jeune fille toute tremblante en
voyant l'air
sombre et sérieux que le vieillard avait pris tout à coup...

Notre respectable archevêque, ajouta-t-elle, ne peut que me donner des ordres
dignes de lui et de moi.

-- Dites à don Cesare que je lui recommande mon fils adoptif: je sais que les
sbires qui l'ont enlevé ne lui ont pas donné le temps de prendre son
bréviaire, je
prie don Cesare de lui faire tenir le sien, et si monsieur votre oncle veut
envoyer
demain à l'archevêché, je me charge de remplacer le livre par lui donné à
Fabrice.
Je prie don Cesare de faire tenir également l'anneau que porte cette jolie
main, à
M. del Dongo. L'archevêque fut interrompu par le général Fabio Conti qui venait
prendre sa fille pour la conduire à sa voiture; il y eut là un petit moment de
conversation, qui ne fut pas dépourvu d'adresse de la part du prélat. Sans
parler
en aucune façon du nouveau prisonnier, il s'arrangea de façon à ce que le
courant
du discours pût amener convenablement dans sa bouche certaines maximes
morales et politiques; par exemple: Il y a des moments de crise dans la vie des
cours qui décident pour longtemps de l'existence des plus grands
personnages; il
y aurait une imprudence notable à changer en haine personnelle l'état
d'éloignement politique qui est souvent le résultat fort simple de positions
opposées. L'archevêque, se laissant un peu emporter par le profond chagrin que
lui causait une arrestation si imprévue, alla jusqu'à dire qu'il fallait
assurément
conserver les positions dont on jouissait, mais qu'il y aurait une
imprudence bien
gratuite à s'attirer pour la suite des haines furibondes en se prêtant à de
certaines
choses que l'on n'oublie point.

Quand le général fut dans son carrosse avec sa fille:

-- Ceci peut s'appeler des menaces, lui dit-il... des menaces à un homme de ma
sorte! Il n'y eut pas d'autres paroles échangées entre le père et la fille
pendant
vingt minutes.

En recevant l'anneau pastoral de l'archevêque, Clélia s'était bien promis
de parler
à son père, lorsqu'elle serait en voiture, du petit service que le prélat lui
demandait. Mais après le mot menaces prononcé avec colère, elle se tint pour
assurée que son père intercepterait la commission; elle recouvrait cet
anneau de la
main gauche et le serrait avec passion. Durant tout le temps que l'on mit pour
aller du ministère de l'intérieur à la citadelle, elle se demanda s'il
serait criminel à
elle de ne pas parler à son père. Elle était fort pieuse, fort timorée, et
son coeur, si
tranquille d'ordinaire, battait avec une violence inaccoutumée mais enfin
le qui
vive
de la sentinelle placée sur le rempart au-dessus de la porte retentit à
l'approche de la voiture, avant que Clélia eût trouvé les termes
convenables pour
disposer son père à ne pas refuser tant elle avait peur d'être refusée! En
montant
les trois cent soixante marches qui conduisaient au palais du gouverneur,
Clélia
ne trouva rien.

Elle se hâta de parler à son oncle, qui la gronda et refusa de se prêter à rien.




Livre Second - Chapitre XVI.

-- Eh bien! s'écria le général, en apercevant son frère don Cesare, voilà la
duchesse qui va dépenser cent mille écus pour se moquer de moi et faire sauver
le prisonnier!

Mais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice dans sa prison,
tout au faîte de la citadelle de Parme; on le garde bien, et nous l'y
retrouverons
peut-être un peu changé. Nous allons nous occuper avant tout de la cour, où des
intrigues fort compliquées, et surtout les passions d'une femme malheureuse
vont
décider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches de sa
prison à la tour Farnèse, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait
tant
redouté ce moment, trouva qu'il n'avait pas le temps de songer au malheur.

En rentrant chez elle après la soirée du comte Zurla, la duchesse renvoya ses
femmes d'un geste; puis, se laissant tomber tout habillée sur son lit:
Fabrice,
s'écria-t-elle à haute voix, est au pouvoir de ses ennemis, et peut-être à
cause de
moi ils lui donneront du poison!
Comment peindre le moment de désespoir qui
suivit cet exposé de la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi
esclave de la sensation présente, et, sans se l'avouer, éperdument amoureuse du
jeune prisonnier? Ce furent des cris inarticulés, des transports de rage, des
mouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes pour les
cacher, elle pensait qu'elle allait éclater en sanglots dès qu'elle se
trouverait seule;
mais les larmes, ce premier soulagement des grandes douleurs, lui manquèrent
tout à fait. La colère, l'indignation, le sentiment d'infériorité vis-à-vis
du prince,
dominaient trop cette âme altière.

-- Suis-je assez humiliée! s'écriait-elle à chaque instant; on m'outrage,
et, bien
plus, on expose la vie de Fabrice! et je ne me vengerai pas! Halte-là, mon
prince!
vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir; mais ensuite moi j'aurai votre
vie.
Hélas! pauvre Fabrice, à quoi cela te servira-t-il? Quelle différence avec
ce jour où
je voulus quitter Parme! et pourtant alors je me croyais malheureuse... quel
aveuglement! J'allais briser toutes les habitudes d'une vie agréable:
hélas! sans le
savoir, je touchais à un événement qui allait à jamais décider de mon sort.
Si, par
ses infâmes habitudes de plate courtisanerie, le comte n'eût supprimé le mot
procédure injuste dans ce fatal billet que m'accordait la vanité du
prince, nous
étions sauvés. J'avais eu le bonheur plus que l'adresse, il faut en
convenir, de
mettre en jeu son amour-propre au sujet de sa chère ville de Parme. Alors je
menaçais de partir, alors j'étais libre! Grand Dieu! suis-je assez esclave!
Maintenant me voici clouée dans ce cloaque infâme, et Fabrice enchaîné dans la
citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distingués a été
l'antichambre
de la mort! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de
me voir
quitter son repaire!

Il a trop d'esprit pour ne pas sentir que je ne m'éloignerai jamais de la
tour infâme
où mon coeur est enchaîné. Maintenant la vanité piquée de cet homme peut lui
suggérer les idées les plus singulières; leur cruauté bizarre ne ferait que
piquer au
jeu son étonnante vanité. S'il revient à ses anciens propos de fade
galanterie, s'il
me dit: Agréez les hommages de votre esclave, ou Fabrice périt: eh bien! la
vieille
histoire de Judith... Oui, mais si ce n'est qu'un suicide pour moi, c'est
un assassin
pour Fabrice; le benêt de successeur, notre prince royal, et l'infâme bourreau
Rassi font pendre Fabrice comme mon complice.

La duchesse jeta des cris: cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen de
sortir torturait ce coeur malheureux. Sa tête troublée ne voyait aucune autre
probabilité dans l'avenir. Pendant dix minutes elle s'agita comme une insensée;
enfin un sommeil d'accablement remplaça pour quelques instants cet état
horrible, la vie était épuisée. Quelques minutes après, elle se réveilla en
sursaut, et
se trouva assise sur son lit; il lui semblait qu'en sa présence le prince
voulait faire
couper la tête à Fabrice. Quels yeux égarés la duchesse ne jeta-t-elle pas
autour
d'elle! Quand enfin elle se fut convaincue qu'elle n'avait sous les yeux ni
le prince
ni Fabrice, elle retomba sur son lit, et fut sur le point de s'évanouir. Sa
faiblesse
physique était telle qu'elle ne se sentait pas la force de changer de
position. Grand
Dieu! si je pouvais mourir! se dit-elle... Mais quelle lâcheté! moi abandonner
Fabrice dans le malheur! Je m'égare... Voyons, revenons au vrai; envisageons de
sang-froid l'exécrable position où je me suis plongée comme à plaisir. Quelle
funeste étourderie! venir habiter la cour d'un prince absolu! un tyran qui
connaît
toutes ses victimes! chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son
pouvoir. Hélas! c'est ce que ni le comte ni moi nous ne vîmes lorsque je
quittai
Milan: je pensais aux grâces d'une cour aimable; quelque chose d'inférieur,
il est
vrai, mais quelque chose dans le genre des beaux jours du prince Eugène!

De loin nous ne nous faisions pas d'idée de ce que c'est que l'autorité d'un
despote qui connaît de vue tous ses sujets. La forme extérieure du
despotisme est
la même que celle des autres gouvernements: il y a des juges, par exemple, mais
ce sont des Rassi; le monstre, il ne trouverait rien d'extraordinaire à
faire pendre
son père si le prince le lui ordonnait... il appellerait cela son devoir...
Séduire
Rassi! malheureuse que je suis! je n'en possède aucun moyen. Que puis-je lui
offrir? cent mille francs peut-être! et l'on prétend que, lors du dernier
coup de
poignard auquel la colère du ciel envers ce malheureux pays l'a fait
échapper, le
prince lui a envoyé dix mille sequins d'or dans une cassette! D'ailleurs quelle
somme d'argent pourrait le séduire? Cette âme de boue, qui n'a jamais vu que du
mépris dans les regards des hommes, a le plaisir ici d'y voir maintenant de la
crainte, et même du respect; il peut devenir ministre de la police, et
pourquoi pas?
Alors les trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans, et
trembleront devant lui, aussi servilement que lui-même tremble devant le
souverain.

Puisque je ne peux fuir ce lieu détesté, il faut que j'y sois utile à
Fabrice: vivre
seule, solitaire, désespérée! que puis-je alors pour Fabrice? Allons,
marche, malheureuse femme, fais ton devoir; va dans le monde, feins de
ne plus penser
à Fabrice... Feindre de t'oublier, cher ange!

A ce mot, la duchesse fondit en larmes; enfin, elle pouvait pleurer. Après une
heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation
que ses
idées commençaient à s'éclaircir. Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever
Fabrice de la citadelle, et me réfugier avec lui dans quelque pays heureux, où
nous ne puissions être poursuivis, Paris par exemple. Nous y vivrions d'abord
avec les douze cents francs que l'homme d'affaires de son père me fait passer
avec une exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent mille
francs des
débris de ma fortune! L'imagination de la duchesse passait en revue avec des
moments d'inexprimables délices tous les détails de la vie qu'elle mènerait
à trois
cents lieues de Parme. Là, se disait-elle, il pourrait entrer au service
sous un nom
supposé... Placé dans un régiment de ces braves Français, bientôt le jeune
Valserra aurait une réputation; enfin il serait heureux.

Ces images fortunées rappelèrent une seconde fois les larmes, mais celles-ci
étaient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part! Cet
état
dura longtemps; la pauvre femme avait horreur de revenir à la contemplation de
l'affreuse réalité. Enfin, comme l'aube du jour commençait à marquer d'une
ligne
blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit violence. Dans quelques
heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille; il sera question
d'agir, et s'il
m'arrive quelque chose d'irritant, si le prince s'avise de m'adresser
quelque mot
relatif à Fabrice, je ne suis pas assurée de pouvoir garder tout mon
sang-froid. Il
faut donc ici et sans délai prendre des résolutions.

Si je suis déclarée criminelle d'Etat, Rassi fait saisir tout ce qui se
trouve dans ce
palais; le ler de ce mois, le comte et moi nous avons brûlé, suivant
l'usage, tous
les papiers dont la police pourrait abuser, et il est le ministre de la
police, voilà le
plaisant. J'ai trois diamants de quelque prix: demain, Fulgence, mon ancien
batelier de Grianta, partira pour Genève où il les mettra en sûreté. Si jamais
Fabrice s'échappe (grand Dieu! soyez-moi propice! et elle fit un signe de
croix),
l'incommensurable lâcheté du marquis del Dongo trouvera qu'il y a du péché à
envoyer du pain à un homme poursuivi par un prince légitime, alors il trouvera
du moins mes diamants, il aura du pain.

Renvoyer le comte... me trouver seule avec lui, après ce qui vient
d'arriver, c'est
ce qui m'est impossible. Le pauvre homme! Il n'est point méchant, au
contraire; il
n'est que faible. Cette âme vulgaire n'est point à la hauteur des nôtres.
Pauvre
Fabrice! que ne peux-tu être ici un instant avec moi, pour tenir conseil
sur nos
périls!

La prudence méticuleuse du comte gênerait tous mes projets, et d'ailleurs il ne
faut point l'entraîner dans ma perte... Car pourquoi la vanité de ce tyran
ne me
jetterait-elle pas en prison? J'aurai conspiré... quoi de plus facile à
prouver? Si
c'était à sa citadelle qu'il m'envoyât et que je pusse à force d'or parler
à Fabrice, ne
fût-ce qu'un instant, avec quel courage nous marcherions ensemble à la mort!
Mais laissons ces folies; son Rassi lui conseillerait de finir avec moi par
le poison;
ma présence dans les rues, placée sur une charrette, pourrait émouvoir la
sensibilité de ses chers Parmesans... Mais quoi! toujours le roman! Hélas! l'on
doit pardonner ces folies à une pauvre femme dont le sort réel est si
triste! Le vrai
de tout ceci, c'est que le prince ne m'enverra point à la mort; mais rien
de plus
facile que de me jeter en prison et de m'y retenir; il fera cacher dans un
coin de
mon palais toutes sortes de papiers suspects comme on a fait pour ce pauvre
L...
Alors trois juges pas trop coquins, car il y aura ce qu'ils appellent des
pièces
probantes
, et une douzaine de faux témoins suffisent. Je puis donc être
condamnée à mort comme ayant conspiré; et le prince, dans sa clémence infinie,
considérant qu'autrefois j'ai eu l'honneur d'être admise à sa cour, commuera ma
peine en dix ans de forteresse. Mais moi, pour ne point déchoir de ce caractère
violent qui a fait dire tant de sottises à la marquise Raversi et à mes autres
ennemis, je m'empoisonnerai bravement. Du moins le public aura la bonté de le
croire; mais je gage que le Rassi paraîtra dans mon cachot pour m'apporter
galamment, de la part du prince, un petit flacon de strychnine ou de l'opium de
Pérouse.

Oui, il faut me brouiller très ostensiblement avec le comte, car je ne veux pas
l'entraîner dans ma perte, ce serait une infamie; le pauvre homme m'a aimée
avec
tant de candeur! Ma sottise a été de croire qu'il restait assez d'âme dans un
courtisan véritable pour être capable d'amour. Très probablement le prince
trouvera quelque prétexte pour me jeter en prison; il craindra que je ne
pervertisse l'opinion publique relativement à Fabrice. Le comte est plein
d'honneur; à l'instant il fera ce que les cuistres de cette cour, dans leur
étonnement profond, appelleront une folie, il quittera la cour. J'ai bravé
l'autorité
du prince le soir du billet, je puis m'attendre à tout de la part de sa
vanité blessée:
un homme né prince oublie-t-il jamais la sensation que je lui ai donnée ce
soir-là?
D'ailleurs le comte brouillé avec moi est en meilleure position pour être
utile à
Fabrice. Mais si le comte, que ma résolution va mettre au désespoir, se
vengeait?... Voilà, par exemple, une idée qui ne lui viendra jamais; il n'a point
l'âme foncièrement basse du prince: le comte peut, en gémissant,
contresigner un
décret infâme, mais il a de l'honneur. Et puis, de quoi se venger? de ce
que, après
l'avoir aimé cinq ans, sans faire la moindre offense à son amour, je lui
dis: Cher
comte! j'avais le bonheur de vous aimer; eh bien, cette flamme s'éteint; je
ne vous
aime plus! mais je connais le fond de votre coeur, je garde pour vous une
estime
profonde, et vous serez toujours le meilleur de mes amis.

Que peut répondre un galant homme à une déclaration aussi sincère?

Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le monde. Je dirai
à cet
amant: Au fond le prince a raison de punir l'étourderie de Fabrice; mais le
jour de
sa fête, sans doute notre gracieux souverain lui rendra la liberté. Ainsi
je gagne
six mois. Le nouvel amant désigné par la prudence serait ce juge vendu, cet
infâme bourreau, ce Rassi... il se trouverait anobli et dans le fait, je
lui donnerais
l'entrée de la bonne compagnie. Pardonne, cher Fabrice! un tel effort est
pour moi
au-delà du possible. Quoi! ce monstre, encore tout couvert du sang du comte P.
et de D.! il me ferait évanouir d'horreur en s'approchant de moi, ou plutôt je
saisirais un couteau et le plongerais dans son infâme coeur. Ne me demande pas
des choses impossibles!

Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l'ombre de colère contre le prince,
reprendre
ma gaieté ordinaire, qui paraîtra plus aimable à ces âmes fangeuses,
premièrement, parce que j'aurai l'air de me soumettre de bonne grâce à leur
souverain; en second lieu, parce que, bien loin de me moquer d'eux, je serai
attentive à faire ressortir leurs jolis petits mérites; par exemple, je ferai
compliment au comte Zurla sur la beauté de la plume blanche de son chapeau
qu'il vient de faire venir de Lyon par un courrier, et qui fait son bonheur.

Choisir un amant dans le parti de la Raversi... Si le comte s'en va, ce
sera le parti
ministériel; là sera le pouvoir. Ce sera un ami de la Raversi qui régnera
sur la
citadelle, car le Fabio Conti arrivera au ministère. Comment le prince,
homme de
bonne compagnie, homme d'esprit, accoutumé au travail charmant du comte,
pourra-t-il traiter d'affaires avec ce boeuf, avec ce roi des sots qui
toute sa vie s'est
occupé de ce problème capital: les soldats de Son Altesse doivent-ils
porter sur
leur habit, à la poitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce sont ces bêtes
brutes fort
jalouses de moi, et voilà ce qui fait ton danger, cher Fabrice! ce sont ces
bêtes
brutes qui vont décider de mon sort et du tien! Donc, ne pas souffrir que
le comte
donne sa démission! qu'il reste, dût-il subir des humiliations! il
s'imagine toujours
que donner sa démission est le plus grand sacrifice que puisse faire un premier
ministre; et toutes les fois que son miroir lui dit qu'il vieillit, il
m'offre ce sacrifice:
donc brouillerie complète, oui, et réconciliation seulement dans le cas où
il n'y
aurait que ce moyen de l'empêcher de s'en aller. Assurément, je mettrai à son
congé toute la bonne amitié possible; mais après l'omission courtisanesque des
mots procédure injuste dans le billet du prince, je sens que pour ne pas
le haïr
j'ai besoin de passer quelques mois sans le voir. Dans cette soirée
décisive, je
n'avais pas besoin de son esprit; il fallait seulement qu'il écrivît sous
ma dictée, il
n'avait qu'à écrire ce mot, que j'avais obtenu par mon caractère: ses
habitudes
de bas courtisan l'ont emporté. Il me disait le lendemain qu'il n'avait pu
faire
signer une absurdité par son prince, qu'il aurait fallu des lettres de
grâce
: eh,
bon Dieu! avec de telles gens, avec des monstres de vanité et de rancune qu'on
appelle des Farnèse, on prend ce qu'on peut.

A cette idée, toute la colère de la duchesse se ranima. Le prince m'a
trompée, se
disait-elle, et avec quelle lâcheté!... Cet homme est sans excuse: il a de
l'esprit, de
la finesse, du raisonnement; il n'y a de bas en lui que ses passions. Vingt
fois le
comte et moi nous l'avons remarqué, son esprit ne devient vulgaire que lorsqu'il
s'imagine qu'on a voulu l'offenser. Eh bien! le crime de Fabrice est
étranger à la
politique, c'est un petit assassinat comme on en compte cent par an dans ses
heureux états, et le comte m'a juré qu'il a fait prendre les renseignements
les plus
exacts, et que Fabrice est innocent. Ce Giletti n'était point sans courage: se
voyant à deux pas de la frontière, il eut tout à coup la tentation de se
défaire d'un
rival qui plaisait.

La duchesse s'arrêta longtemps pour examiner s'il était possible de croire à la
culpabilité de Fabrice: non pas qu'elle trouvât que ce fût un bien gros
péché, chez
un gentilhomme du rang de son neveu, de se défaire de l'impertinence d'un
historien; mais, dans son désespoir, elle commençait à sentir vaguement qu'elle
allait être obligée de se battre pour prouver cette innocence de Fabrice.
Non, se
dit-elle enfin, voici une preuve décisive; il est comme le pauvre
Pietranera, il a
toujours des armes dans toutes ses poches, et, ce jour-là, il ne portait qu'un
mauvais fusil à un coup, et encore, emprunté à l'un des ouvriers.

Je hais le prince parce qu'il m'a trompée, et trompée de la façon la plus
lâche;
après son billet de pardon, il a fait enlever le pauvre garçon à Bologne,
etc. Mais
ce compte se réglera. Vers les cinq heures du matin, la duchesse, anéantie
par ce
long accès de désespoir, sonna ses femmes; celles-ci jetèrent un cri. En
l'apercevant sur son lit, toute habillée, avec ses diamants, pâle comme ses
draps et
les yeux fermés, il leur sembla la voir exposée sur un lit de parade après
sa mort.
Elles l'eussent crue tout à fait évanouie, si elles ne se fussent pas
rappelé qu'elle
venait de les sonner. Quelques larmes fort rares coulaient de temps à autre
sur ses
joues insensibles; ses femmes comprirent par un signe qu'elle voulait être
mise au
lit.

Deux fois après la soirée du ministre Zurla, le comte s'était présenté chez la
duchesse: toujours refusé, il lui écrivit qu'il avait un conseil à lui
demander pour
lui-même: «Devait-il garder sa position après l'affront qu'on osait lui
faire? » Le
comte ajoutait: «Le jeune homme est innocent; mais fût-il coupable, devait-on
l'arrêter sans m'en prévenir; moi, son protecteur déclaré? » La duchesse ne vit
cette lettre que le lendemain.

Le comte n'avait pas de vertu; l'on peut même ajouter que ce que les libéraux
entendent par vertu (chercher le bonheur du plus grand nombre) lui semblait
une duperie; il se croyait obligé à chercher avant tout le bonheur du comte
Mosca
della Rovère; mais il était plein d'honneur et parfaitement sincère
lorsqu'il parlait
de sa démission. De la vie il n'avait dit un mensonge à la duchesse;
celle-ci du
reste ne fit pas la moindre attention à cette lettre; son parti, et un
parti bien
pénible, était pris, feindre d'oublier Fabrice ; après cet effort, tout
lui était
indifférent.

Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait passé dix fois au palais
Sanseverina,
enfin fut admis; il fut atterré à la vue de la duchesse... Elle a quarante
ans! se dit-
il, et hier si brillante! si jeune!... Tout le monde me dit que, durant sa
longue
conversation avec la Clélia Conti, elle avait l'air aussi jeune et bien
autrement
séduisante.

La voix, le ton de la duchesse étaient aussi étranges que l'aspect de sa
personne.
Ce ton, dépouillé de toute passion, de tout intérêt humain, de toute
colère, fit pâlir
le comte; il lui rappela la façon d'être d'un de ses amis qui, peu de mois
auparavant, sur le point de mourir, et ayant déjà reçu les sacrements,
avait voulu
l'entretenir.

Après quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et ses
yeux
restèrent éteints:

-- Séparons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d'une voix faible, mais bien
articulée, et qu'elle s'efforçait de rendre aimable; séparons-nous, il le
faut! Le ciel
m'est témoin que, depuis cinq ans, ma conduite envers vous a été irréprochable.
Vous m'avez donné une existence brillante, au lieu de l'ennui qui aurait
été mon
triste partage au château de Grianta; sans vous j'aurais rencontré la vieillesse
quelques années plus tôt... De mon côté, ma seule occupation a été de
chercher à
vous faire trouver le bonheur. C'est parce que je vous aime que je vous propose
cette séparation à l'amiable, comme on dirait en France.

Le comte ne comprenait pas; elle fut obligée de répéter plusieurs fois. Il
devint
d'une pâleur mortelle, et, se jetant à genoux auprès de son lit, il dit
tout ce que
l'étonnement profond, et ensuite le désespoir le plus vif, peuvent inspirer
à un
homme d'esprit passionnément amoureux. A chaque moment il offrait de donner
sa démission et de suivre son amie dans quelque retraite à mille lieues de
Parme.

-- Vous osez me parler de départ, et Fabrice est ici! s'écria-t-elle enfin
en se
soulevant à demi. Mais comme elle aperçut que ce nom de Fabrice faisait une
impression pénible, elle ajouta après un moment de repos et en serrant
légèrement la main du comte:-- Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je
vous ai
aimé avec cette passion et ces transports que l'on n'éprouve plus, ce me
semble,
après trente ans, et je suis déjà bien loin de cet âge. On vous aura dit
que j'aimais
Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette cour méchante. (Ses
yeux brillèrent pour la première fois dans cette conversation, en prononçant ce
mot méchante.) Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice, que jamais
il ne s'est passé entre lui et moi la plus petite chose que n'eût pas pu
souffrir l'oeil
d'une tierce personne. Je ne vous dirai pas non plus que je l'aime exactement
comme ferait une soeur; je l'aime d'instinct, pour parler ainsi. J'aime en
lui son
courage si simple et si parfait, que l'on peut dire qu'il ne s'en aperçoit
pas lui-
même; je me souviens que ce genre d'admiration commença à son retour de
Warterloo. Il était encore enfant, malgré ses dix-sept ans; sa grande
inquiétude
était de savoir si réellement il avait assisté à la bataille, et dans le
cas du oui, s'il
pouvait dire s'être battu, lui qui n'avait marché à l'attaque d'aucune
batterie ni
d'aucune colonne ennemie. Ce fut pendant les graves discussions que nous
avions ensemble sur ce sujet important, que je commençai à voir en lui une
grâce
parfaite. Sa grande âme se révélait à moi; que de savants mensonges eût
étalés, à
sa place, un jeune homme bien élevé! Enfin, s'il n'est heureux je ne puis être
heureuse. Tenez, voilà un mot qui peint bien l'état de mon coeur; si ce
n'est la
vérité, c'est au moins tout ce que j'en vois. Le comte, encouragé par ce ton de
franchise et d'intimité, voulut lui baiser la main: elle la retira avec une
sorte
d'horreur. Les temps sont finis, lui dit-elle; je suis une femme de
trente-sept ans,
je me trouve à la porte de la vieillesse, j'en ressens déjà tous les
découragements,
et peut-être même suis-je voisine de la tombe. Ce moment est terrible, à ce
qu'on
dit, et pourtant il me semble que je le désire. J'éprouve le pire symptôme
de la
vieillesse: mon coeur est éteint par cet affreux malheur, je ne puis plus
aimer. Je
ne vois plus en vous, cher comte, que l'ombre de quelqu'un qui me fut cher. Je
dirai plus, c'est la reconnaissance toute seule qui me fait vous tenir ce
langage.

-- Que vais-je devenir? lui répétait le comte, moi qui sens que je vous
suis attaché
avec plus de passion que les premiers jours, quand je vous voyais à la Scala!

-- Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d'amour m'ennuie, et me semble
indécent. Allons, dit-elle en essayant de sourire, mais en vain, courage! soyez
homme d'esprit, homme judicieux, homme à ressources dans les occurrences.
Soyez avec moi ce que vous êtes réellement aux yeux des indifférents, l'homme
le plus habile et le plus grand politique que l'Italie ait produit depuis
des siècles.

Le comte se leva et se promena en silence pendant quelques instants.

-- Impossible, chère amie, lui dit-il enfin: je suis en proie aux
déchirements de la
passion la plus violente, et vous me demandez d'interroger ma raison! Il
n'y a plus
de raison pour moi!

-- Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle d'un ton sec; et ce fut pour la
première fois, après deux heures d'entretien, que sa voix prit une expression
quelconque. Le comte, au désespoir lui-même, chercha à la consoler.

-- Il m'a trompée, s'écriait-elle sans répondre en aucune façon aux raisons
d'espérer que lui exposait le comte; il m'a trompée de la façon la plus
lâche!
Et sa pâleur mortelle cessa pour un instant; mais, même dans ce moment
d'excitation violente, le comte remarqua qu'elle n'avait pas la force de
soulever les
bras.

Grand Dieu! serait-il possible, pensa-t-il, qu'elle ne fût que malade? En
ce cas
pourtant ce serait le début de quelque maladie fort grave. Alors, rempli
d'inquiétude, il proposa de faire appeler le célèbre Rozari, le premier
médecin du
pays et de l'Italie.

-- Vous voulez donc donner à un étranger le plaisir de connaître toute
l'étendue
de mon désespoir?... Est-ce là le conseil d'un traître ou d'un ami? Et elle le
regarda avec des yeux étranges.

C'en est fait, se dit-il avec désespoir, elle n'a plus d'amour pour moi, et
bien plus,
elle ne me place plus même au rang des hommes d'honneur vulgaires.

-- Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, que j'ai voulu
avant tout avoir des détails sur l'arrestation qui nous met au désespoir,
et chose
étrange! je ne sais encore rien de positif; j'ai fait interroger les
gendarmes de la
station voisine, ils ont vu arriver le prisonnier par la route de
Castelnovo, et ont
reçu l'ordre de suivre sa sediola. J'ai réexpédié aussitôt Bruno, dont vous
connaissez le zèle non moins que le dévouement; il a ordre de remonter de
station en station pour savoir où et comment Fabrice a été arrêté.

En entendant prononcer ce nom de Fabrice, la duchesse fut saisie d'une légère
convulsion.

-- Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte dès qu'elle put parler; ces détails
m'intéressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien comprendre les plus
petites circonstances.

-- Eh bien! madame, reprit le comte en essayant un petit air de légèreté pour
tenter de la distraire un peu, j'ai envie d'envoyer un commis de confiance
à Bruno
et d'ordonner à celui-ci de pousser jusqu'à Bologne; c'est là, peut-être,
qu'on aura
enlevé notre jeune ami. De quelle date est sa dernière lettre?

-- De mardi, il y a cinq jours.

-- Avait-elle été ouverte à la poste?

-- Aucune trace d'ouverture. Il faut vous dire qu'elle était écrite sur du
papier
horrible; l'adresse est d'une main de femme, et cette adresse porte le nom
d'une
vieille blanchisseuse parente de ma femme de chambre. La blanchisseuse croit
qu'il s'agit d'une affaire d'amour, et la Chékina lui rembourse les ports
de lettres
sans y rien ajouter. Le comte, qui avait pris tout à fait le ton d'un homme
d'affaires, essaya de découvrir, en discutant avec la duchesse, quel
pouvait avoir
été le jour de l'enlèvement à Bologne. Il s'aperçut alors seulement, lui
qui avait
ordinairement tant de tact, que c'était là le ton qu'il fallait prendre.
Ces détails
intéressaient la malheureuse femme et semblaient la distraire un peu. Si le
comte
n'eût pas été amoureux, il eût eu cette idée si simple dès son entrée dans la
chambre. La duchesse le renvoya pour qu'il pût sans délai expédier de nouveaux
ordres au fidèle Bruno. Comme on s'occupait en passant de la question de savoir
s'il y avait eu sentence avant le moment où le prince avait signé le billet
adressé à
la duchesse, celle-ci saisit avec une sorte d'empressement l'occasion de
dire au
comte: Je ne vous reprocherai point d'avoir omis les mots injuste procédure
dans le billet que vous écrivîtes et qu'il signa, c'était l'instinct de
courtisan qui
vous prenait à la gorge; sans vous en douter, vous préfériez l'intérêt de votre
maître à celui de votre amie. Vous avez mis vos actions à mes ordres, cher
comte,
et cela depuis longtemps, mais il n'est pas en votre pouvoir de changer votre
nature; vous avez de grands talents pour être ministre, mais vous avez aussi
l'instinct de ce métier. La suppression du mot injuste me perd; mais loin de
moi de vous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute de l'instinct et non pas
celle de la volonté.

-- Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de l'air le plus
impérieux,
que je ne suis point trop affligée de l'enlèvement de Fabrice, que je n'ai
pas eu la
moindre velléité de m'éloigner de ce pays-ci, que je suis remplie de
respect pour
le prince. Voilà ce que vous avez à dire, et voici, moi, ce que je veux
vous dire:
Comme je compte seule diriger ma conduite à l'avenir, je veux me séparer de
vous à l'amiable, c'est-à-dire en bonne et vieille amie. Comptez que j'ai
soixante
ans; la jeune femme est morte en moi, je ne puis plus m'exagérer rien au monde,
je ne puis plus aimer. Mais je serais encore plus mal heureuse que je ne le
suis s'il
m'arrivait de compromettre votre destinée. Il peut entrer dans mes projets
de me
donner l'apparence d'avoir un jeune amant, et je ne voudrais pas vous voir
affligé.
Je puis vous jurer sur le bonheur de Fabrice, elle s'arrêta une demi-minute
après
ce mot, que jamais je ne vous ai fait une infidélité et cela en cinq années de
temps. C'est bien long, dit-elle; elle essaya de sourire; ses joues si pâles
s'agitèrent, mais ses lèvres ne purent se séparer. Je vous jure même que
jamais je
n'en ai eu le projet ni l'envie. Cela bien entendu, laissez-moi.

Le comte sortit, au désespoir, du palais Sanseverina: il voyait chez la
duchesse
l'intention bien arrêtée de se séparer de lui, et jamais il n'avait été aussi
éperdument amoureux. C'est là une de ces choses sur lesquelles je suis
obligé de
revenir souvent, parce qu'elles sont improbables hors de l'Italie. En
rentrant chez
lui, il expédia jusqu'à six personnes différentes sur la route de
Castelnovo et de
Bologne, et les chargea de lettres. Mais ce n'est pas tout, se dit le
malheureux
comte, le prince peut avoir la fantaisie de faire exécuter ce malheureux
enfant, et
cela pour se venger du ton que la duchesse prit avec lui le jour de ce
fatal billet. Je
sentais que la duchesse passait une limite que l'on ne doit jamais
franchir, et c'est
pour raccommoder les choses que j'ai eu la sottise incroyable de supprimer le
mot procédure injuste, le seul qui liât le souverain... Mais bah! ces gens-là
sont-ils liés par quelque chose? C'est là sans doute la plus grande faute
de ma vie,
j'ai mis au hasard tout ce qui peut en faire le prix pour moi: il s'agit de
réparer
cette étourderie à force d'activité et d'adresse; mais enfin si je ne puis
rien obtenir,
même en sacrifiant un peu de ma dignité, je plante là cet homme; avec ses rêves
de haute politique, avec ses idées de se faire roi constitutionnel de la
Lombardie,
nous verrons comment il me remplacera... Fabio Conti n'est qu'un sot, le
talent de
Rassi se réduit à faire pendre légalement un homme qui déplaît au pouvoir.

Une fois cette résolution bien arrêtée de renoncer au ministère si les
rigueurs à
l'égard de Fabrice dépassaient celles d'une simple détention, le comte se
dit: Si un
caprice de la vanité de cet homme imprudemment bravée me coûte le bonheur,
du moins l'honneur me restera... A propos, puisque je me moque de mon
portefeuille, je puis me permettre cent actions qui, ce matin encore, m'eussent
semblé hors du possible. Par exemple, je vais tenter tout ce qui est
humainement
faisable pour faire évader Fabrice... Grand Dieu! s'écria le comte en
s'interrompant et ses yeux s'ouvrant à l'excès comme à la vue d'un bonheur
imprévu, la duchesse ne m'a pas parlé d'évasion, aurait-elle manqué de
sincérité
une fois en sa vie, et la brouille ne serait-elle que le désir que je
trahisse le prince?
Ma foi, c'est fait!

L'oeil du comte avait reprit toute sa finesse satirique. Cet aimable fiscal
Rassi est
payé par le maître pour toutes les sentences qui nous déshonorent en Europe
mais il n'est pas homme à refuser d'être payé par moi pour trahir les
secrets du
maître. Cet animal-là a une maîtresse et un confesseur, mais la maîtresse est
d'une trop vile espèce pour que je puisse lui parler, le lendemain elle
raconterait
l'entrevue à toutes les fruitières du voisinage. Le comte, ressuscité par cette lueur
d'espoir, était déjà sur le chemin de la cathédrale; étonné de la légèreté
de sa
démarche, il sourit malgré son chagrin: Ce que c'est, dit-il, que de n'être
plus
ministre! Cette cathédrale, comme beaucoup d'églises en Italie, sert de passage
d'une rue à l'autre, le comte vit de loin un des grands vicaires de
l'archevêque qui
traversait la nef.

-- Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour
épargner à ma
goutte la fatigue mortelle de monter jusque chez monseigneur l'archevêque.
Je lui
aurais toutes les obligations du monde s'il voulait bien descendre jusqu'à la
sacristie. L'archevêque fut ravi de ce message, il avait mille choses à dire au
ministre au sujet de Fabrice. Mais le ministre devina que ces choses
n'étaient que
des phrases et ne voulut rien écouter.

-- Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul?

-- Un petit esprit et une grande ambition, répondit l'archevêque, peu de
scrupules
et une extrême pauvreté, car nous en avons des vices!

-- Tudieu, monseigneur! s'écria le ministre, vous peignez comme Tacite; et
il prit
congé de lui en riant. A peine de retour au ministère, il fit appeler
l'abbé Dugnani.

-- Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscal général Rassi,
n'aurait-il rien à me dire? Et, sans autres paroles ou plus de cérémonie,
il renvoya
le Dugnani.




Livre Second - Chapitre XVII.

Le comte se regardait comme hors du ministère. Voyons un peu, se dit-il,
combien nous pourrons avoir de chevaux après ma disgrâce, car c'est ainsi qu'on
appellera ma retraite. Le comte fit l'état de sa fortune: il était entré au
ministère
avec quatre-vingt mille francs de bien; à son grand étonnement, il trouva que,
tout compté, son avoir actuel ne s'élevait pas à cinq cent mille francs:
c'est vingt
mille livres de rente tout au plus, se dit-il. Il faut convenir que je suis
un grand
étourdi! Il n'y a pas un bourgeois à Parme qui ne me croie cent cinquante mille
livres de rente; et le prince, sur ce sujet, est plus bourgeois qu'un
autre. Quand ils
me verront dans la crotte, ils diront que je sais bien cacher ma fortune.
Pardieu,
s'écria-t-il, si je suis encore ministre trois mois, nous la verrons
doublée cette
fortune. Il trouva dans cette idée l'occasion d'écrire à la duchesse, et la
saisit avec
avidité; mais pour se faire pardonner une lettre dans les termes où ils en
étaient, il
remplit celle-ci de chiffres et de calculs. Nous n'aurons que vingt mille
livres de
rente, lui dit-il, pour vivre tous trois à Naples, Fabrice, vous et moi.
Fabrice et moi
nous aurons un cheval de selle à nous deux. Le ministre venait à peine
d'envoyer
sa lettre, lorsqu'on annonça le fiscal général Rassi; il le reçut avec une
hauteur qui
frisait l'impertinence.

-- Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever à Bologne un conspirateur
que je protège, de plus vous voulez lui couper le cou, et vous ne me dites
rien!
Savez-vous au moins le nom de mon successeur? Est-ce le général Conti, ou
vous-même?

Le Rassi fut atterré; il avait trop peu d'habitude de la bonne compagnie pour
deviner si le comte parlait sérieusement: il rougit beaucoup, ânonna quelques
mots peu intelligibles; le comte le regardait et jouissait de son embarras.
Tout à
coup le Rassi se secoua et s'écria avec une aisance parfaite et de l'air de
Figaro
pris en flagrant délit par Almaviva:

-- Ma foi, monsieur le comte, je n'irai point par quatre chemins avec Votre
Excellence: que me donnerez-vous pour répondre à toutes vos questions comme
je ferais à celles de mon confesseur?

-- La croix de Saint-Paul (c'est l'ordre de Parme), ou de l'argent, si vous
pouvez
me fournir un prétexte pour vous en accorder.

-- J'aime mieux la croix de Saint-Paul, parce qu'elle m'anoblit.

-- Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas de notre pauvre
noblesse?

-- Si j'étais né noble, répondit le Rassi avec toute l'impudence de son
métier, les
parents des gens que j'ai fait pendre me haïraient, mais ils ne me
mépriseraient
pas.

-- Eh bien! je vous sauverai du mépris, dit le comte, guérissez-moi de mon
ignorance. Que comptez-vous faire de Fabrice?

-- Ma foi, le prince est fort embarrassé: il craint que, séduit par les
beaux yeux
d'Armide, pardonnez à ce langage un peu vif, ce sont les termes précis du
souverain; il craint que, séduit par de fort beaux yeux qui l'ont un peu
touché lui-
même, vous ne le plantiez là, et il n'y a que vous pour les affaires de
Lombardie.
Je vous dirai même, ajouta Rassi en baissant la voix, qu'il y a là une fière
occasion pour vous, et qui vaut bien la croix de Saint-Paul que vous me donnez.
Le prince vous accorderait, comme récompense nationale, une jolie terre valant
six cent mille francs qu'il distrairait de son domaine, ou une
gratification de trois
cent mille francs écus, si vous vouliez consentir à ne pas vous mêler du
sort de
Fabrice del Dongo, ou du moins à ne lui en parler qu'en public.

-- Je m'attendais à mieux que ça, dit le comte; ne pas me mêler de Fabrice
c'est
me brouiller avec la duchesse.

-- Eh bien! c'est encore ce que dit le prince: le fait est qu'il est
horriblement monté
contre Mme la duchesse, entre nous soit dit; et il craint que, pour
dédommagement de la brouille avec cette dame aimable, maintenant que vous
voilà veuf, vous ne lui demandiez la main de sa cousine, la vieille
princesse Isota,
laquelle n'est âgée que de cinquante ans.

-- Il a deviné juste, s'écria le comte, notre maître est l'homme le plus
fin de ses
états.

Jamais le comte n'avait eu l'idée baroque d'épouser cette vieille
princesse; rien ne
fût allé plus mal à un homme que les cérémonies de cour ennuyaient à la mort.

Il se mit à jouer avec sa tabatière sur le marbre d'une petite table
voisine de son
fauteuil. Rassi vit dans ce geste d'embarras la possibilité d'une bonne
aubaine;
son oeil brilla.

-- De grâce, monsieur le comte, s'écria-t-il si Votre Excellence veut
accepter, ou la
terre de six cent mille francs, ou la gratification en argent, je la prie
de ne point
choisir d'autre négociateur que moi. Je me ferais fort, ajouta-t-il en
baissant la
voix, de faire augmenter la gratification en argent ou même de faire
joindre une
forêt assez importante à la terre domaniale. Si Votre Excellence daignait
mettre
un peu de douceur et de ménagement dans sa façon de parler au prince de ce
morveux qu'on a coffré, on pourrait peut-être ériger en duché la terre que lui
offrirait la reconnaissance nationale. Je le répète à Votre Excellence; le
prince,
pour le quart d'heure, exècre la duchesse, mais il est fort embarrassé, et
même au
point que j'ai cru parfois qu'il y avait quelque circonstance secrète qu'il
n'osait pas
m'avouer. Au fond on peut trouver ici une mine d'or, moi vous vendant ses
secrets les plus intimes et fort librement, car on me croit votre ennemi
juré. Au
fond, s'il est furieux contre la duchesse, il croit aussi, et comme nous
tous, que
vous seul au monde pouvez conduire à bien toutes les démarches secrètes
relatives au Milanais. Votre Excellence me permet-elle de lui répéter
textuellement les paroles du souverain? dit le Rassi en s'échauffant, il y
a souvent
une physionomie dans la position des mots, qu'aucune traduction ne saurait
rendre, et vous pourrez y voir plus que je n'y vois.

-- Je permets tout, dit le comte en continuant, d'un air distrait, à
frapper la table de
marbre avec sa tabatière d'or, je permets tout et je serai reconnaissant.

-- Donnez-moi des lettres de noblesse transmissible, indépendamment de la
croix, et je serai plus que satisfait. Quand je parle d'anoblissement au
prince, il me
répond: Un coquin tel que toi, noble? Il faudrait fermer boutique dès le
lendemain; personne à Parme ne voudrait plus se faire anoblir. Pour en
revenir à
l'affaire du Milanais, le prince me disait, il n'y a pas trois jours: Il
n'y a que ce
fripon-là pour suivre le fil de nos intrigues; si je le chasse ou s'il suit
la duchesse,
il vaut autant que je renonce à l'espoir de me voir un jour le chef libéral
et adoré
de toute l'Italie.

A ce mot le comte respira: Fabrice ne mourra pas, se dit-il.

De sa vie le Rassi n'avait pu arriver à une conversation intime avec le premier
ministre: il était hors de lui de bonheur; il se voyait à la veille de
pouvoir quitter ce
nom de Rassi, devenu dans le pays synonyme de tout ce qu'il y a de bas et
de vil;
le petit peuple donnait le nom de Rassiaux chiens enragés; depuis peu des
soldats s'étaient battus en duel parce qu'un de leurs camarades les avait
appelés
Rassi. Enfin il ne se passait pas de semaine sans que ce malheureux nom ne
vînt s'enchâsser dans quelque sonnet atroce. Son fils, jeune et innocent
écolier de
seize ans, était chassé des cafés, sur son nom.

C'est le souvenir brûlant de tous ces agréments de sa position qui lui fit
commettre une imprudence.

-- J'ai une terre, dit-il au comte en rapprochant sa chaise du fauteuil du
ministre,
elle s'appelle Riva, je voudrais être baron Riva.

-- Pourquoi pas? dit le ministre. Rassi était hors de lui.

-- Eh bien! monsieur le comte, je me permettrai d'être indiscret, j'oserai
deviner le
but de vos désirs, vous aspirez à la main de la princesse Isota, et c'est
une noble
ambition. Une fois parent, vous êtes à l'abri de la disgrâce, vous
bouclez notre
homme. Je ne vous cacherai pas qu'il a ce mariage avec la princesse Isota en
horreur; mais si vos affaires étaient confiées à quelqu'un d'adroit et de bien
payé
, on pourrait ne pas désespérer du succès.

-- Moi, mon cher baron, j'en désespérais; je désavoue d'avance toutes les
paroles
que vous pourrez porter en mon nom; mais le jour où cette alliance illustre
viendra enfin combler mes voeux et me donner une si haute position dans l'état,
je vous offrirai, moi, trois cent mille francs de mon argent, ou bien je
conseillerai
au prince de vous accorder une marque de faveur que vous-même vous
préférerez à cette somme d'argent.

Le lecteur trouve cette conversation longue; pourtant nous lui faisons grâce de
plus de la moitié; elle se prolongea encore deux heures. Le Rassi sortit de
chez le
comte fou de bonheur; le comte resta avec de grandes espérances de sauver
Fabrice, et plus résolu que jamais à donner sa démission. Il trouvait que son
crédit avait raison d'être renouvelé par la présence au pouvoir de gens
tels que
Rassi et le général Conti; il jouissait avec délices d'une possibilité
qu'il venait
d'entrevoir de se venger du prince: Il peut faire partir la duchesse,
s'écriait-il, mais
parbleu il renoncera à l'espoir d'être roi constitutionnel de la Lombardie.
(Cette
chimère était ridicule: le prince avait beaucoup d'esprit, mais, à force
d'y rêver, il
en était devenu amoureux fou.)

Le comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse lui rendre
compte
de sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte fermée pour lui; le
portier
n'osait presque pas lui avouer cet ordre reçu de la bouche même de sa
maîtresse.
Le comte regagna tristement le palais du ministère, le malheur qu'il venait
d'essuyer éclipsait en entier la joie que lui avait donnée sa conversation
avec le
confident du prince. N'ayant plus le coeur de s'occuper de rien, le comte
errait
tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart d'heure après, il
reçut un
billet ainsi conçu:

«Puisqu'il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus qu'amis, il
faut ne
venir me voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours nous réduirons ces
visites, toujours si chères à mon coeur, à deux par mois. Si vous voulez me
plaire,
donnez de la publicité à cette sorte de rupture; si vous vouliez me rendre
presque
tout l'amour que jadis j'eus pour vous, vous feriez choix d'une nouvelle amie.
Quant à moi, j'ai de grands projets de dissipation: je compte aller
beaucoup dans
le monde, peut-être même trouverai-je un homme d'esprit pour me faire oublier
mes malheurs. Sans doute en qualité d'ami la première place dans mon coeur
vous sera toujours réservée; mais je ne veux plus que l'on dise que mes
démarches ont été dictées par votre sagesse; je veux surtout que l'on sache
bien
que j'ai perdu toute influence sur vos déterminations. En un mot, cher comte,
croyez que vous serez toujours mon ami le plus cher, mais jamais autre chose.
Ne gardez, je vous prie, aucune idée de retour, tout est bien fini. Comptez à
jamais sur mon amitié. »

Ce dernier trait fut trop fort pour le courage du comte: il fit une belle
lettre au
prince pour donner sa démission de tous ses emplois, et il l'adressa à la
duchesse
avec prière de la faire parvenir au palais. Un instant après, il reçut sa
démission,
déchirée en quatre, et, sur un des blancs du papier, la duchesse avait daigné
écrire: Non, mille fois non!

Il serait difficile de décrire le désespoir du pauvre ministre. Elle a
raison, j'en
conviens, se disait-il à chaque instant; mon omission du mot procédure
injuste

est un affreux malheur; elle entraînera peut-être la mort de Fabrice, et
celle-ci
amènera la mienne. Ce fut avec la mort dans l'âme que le comte, qui ne voulait
pas paraître au palais du souverain avant d'y être appelé, écrivit de sa
main le motu proprio qui nommait Rassi chevalier de l'ordre de Saint-Paul
et lui
conférait la noblesse transmissible; le comte y joignit un rapport d'une demi-
pause qui exposait au prince les raisons d'état qui conseillaient cette
mesure. Il
trouva une sorte de joie mélancolique à faire de ces pièces deux belles
copies qu'il
adressa à la duchesse.

Il se perdait en suppositions; il cherchait à deviner quel serait à
l'avenir le plan de
conduite de la femme qu'il aimait. Elle n'en sait rien elle-même, se
disait-il; une
seule chose reste certaine, c'est que, pour rien au monde, elle ne
manquerait aux
résolutions qu'elle m'aurait une fois annoncées. Ce qui ajoutait encore à son
malheur, c'est qu'il ne pouvait parvenir à trouver la duchesse blâmable.
Elle m'a
fait une grâce en m'aimant, elle cesse de m'aimer après une faute
involontaire, il
est vrai, mais qui peut entraîner une conséquence horrible; je n'ai aucun
droit de
me plaindre. Le lendemain matin, le comte sut que la duchesse avait recommencé
à aller dans le monde; elle avait paru la veille au soir dans toutes les
maisons qui
recevaient. Que fût-il devenu s'il se fût rencontré avec elle dans le même
salon?
Comment lui parler? De quel ton lui adresser la parole? Et comment ne pas lui
parler?

Le lendemain fut un jour funèbre; le bruit se répandait généralement que
Fabrice
allait être mis à mort, la ville fut émue. On ajoutait que le prince, ayant
égard à sa
haute naissance, avait daigné décider qu'il aurait la tête tranchée.

-- C'est moi qui le tue, se dit le comte; je ne puis plus prétendre à
revoir jamais la
duchesse. Malgré ce raisonnement assez simple, il ne put s'empêcher de passer
trois fois à sa porte; à la vérité, pour n'être pas remarqué, il alla chez
elle à pied.
Dans son désespoir, il eut même le courage de lui écrire. Il avait fait
appeler Rassi
deux fois; le fiscal ne s'était point présenté. Le coquin me trahit, se dit
le comte.

Le lendemain, trois grandes nouvelles agitaient la haute société de Parme, et
même la bourgeoisie. La mise à mort de Fabrice était plus que jamais
certaine; et,
complément bien étrange de cette nouvelle, la duchesse ne paraissait point trop
au désespoir. Selon les apparences, elle n'accordait que des regrets assez
modérés
à son jeune amant; toutefois elle profitait avec un art infini de la pâleur
que venait
de lui donner une indisposition assez grave, qui était survenue en même temps
que l'arrestation de Fabrice. Les bourgeois reconnaissaient bien à ces
détails le
coeur sec d'une grande dame de la cour. Par décence cependant, et comme
sacrifice aux mânes du jeune Fabrice, elle avait rompu avec le comte Mosca.
Quelle immoralité! s'écriaient les jansénistes de Parme. Mais déjà la duchesse,
chose incroyable! paraissait disposée à écouter les cajoleries des plus beaux
jeunes gens de la cour. On remarquait, entre autres singularités, qu'elle
avait été
fort gaie dans une conversation avec le comte Baldi, l'amant actuel de la
Raversi,
et l'avait beaucoup plaisanté sur ses courses fréquentes au château de
Velleja. La
petite bourgeoisie et le peuple étaient indignés de la mort de Fabrice, que ces
bonnes gens attribuaient à la jalousie du comte Mosca. La société de la cour
s'occupait aussi beaucoup du comte, mais c'était pour s'en moquer. La troisième
des grandes nouvelles que nous avons annoncées n'était autre en effet que la
démission du comte; tout le monde se moquait d'un amant ridicule qui, à
l'âge de
cinquante-six ans, sacrifiait une position magnifique au chagrin d'être
quitté par
une femme sans coeur et qui, depuis longtemps, lui préférait un jeune homme.
Le seul archevêque eut l'esprit, ou plutôt le coeur, de deviner que l'honneur
défendait au comte de rester premier ministre dans un pays où l'on allait
couper la
tête, et sans le consulter, à un jeune homme, son protégé. La nouvelle de la
démission du comte eut l'effet de guérir de sa goutte le général Fabio Conti,
comme nous le dirons en son lieu, lorsque nous parlerons de la façon dont le
pauvre Fabrice passait son temps à la citadelle, pendant que toute la ville
s'enquérait de l'heure de son supplice.

Le jour suivant, le comte revit Bruno, cet agent fidèle qu'il avait expédié sur
Bologne; le comte s'attendrit au moment où cet homme entrait dans son cabinet;
sa vue lui rappelait l'état heureux où il se trouvait lorsqu'il l'avait
envoyé à
Bologne, presque d'accord avec la duchesse. Bruno arrivait de Bologne où il
n'avait rien découvert; il n'avait pu trouver Ludovic, que le podestat de
Castelnovo avait gardé dans la prison de son village.

-- Je vais vous renvoyer à Bologne, dit le comte à Bruno: la duchesse
tiendra au
triste plaisir de connaître les détails du malheur de Fabrice. Adressez-vous au
brigadier de gendarmerie qui commande le poste de Castelnovo...

-- Mais non! s'écria le comte en s'interrompant; partez à l'instant même
pour la
Lombardie, et distribuez de l'argent et en grande quantité à tous nos
correspondants. Mon but est d'obtenir de tous ces gens-là des rapports de la
nature la plus encourageante. Bruno ayant bien compris le but de sa mission, se
mit à écrire ses lettres de créance; comme le comte lui donnait ses dernières
instructions, il reçut une lettre parfaitement fausse, mais fort bien
écrite; on eût dit
un ami écrivant à son ami pour lui demander un service. L'ami qui écrivait
n'était
autre que le prince. Ayant ouï parler de certains projets de retraite, il
suppliait son
ami, le comte Mosca, de garder le ministère; il le lui demandait au nom de
l'amitié
et des dangers de la patrie; et le lui ordonnait comme son maître. Il
ajoutait
que le roi de M *** venant de mettre à sa disposition deux cordons de son
ordre,
il en gardait un pour lui, et envoyait l'autre à son cher comte Mosca.

Cet animal-là fait mon malheur! s'écria le comte furieux, devant Bruno
stupéfait,
et croit me séduire par ces mêmes phrases hypocrites que tant de fois nous
avons
arrangées ensemble pour prendre à la glu quelque sot. Il refusa l'ordre
qu'on lui
offrait, et dans sa réponse parla de l'état de sa santé comme ne lui
laissant que
bien peu d'espérance de pouvoir s'acquitter longtemps encore des pénibles
travaux du ministère. Le comte était furieux. Un instant après on annonça
le fiscal
Rassi, qu'il traita comme un nègre.

-- Eh bien! parce que je vous ai fait noble, vous commencez à faire l'insolent!
Pourquoi n'être pas venu hier pour me remercier, comme c'était votre devoir
étroit, monsieur le cuistre?

Le Rassi était bien au-dessus des injures; c'était sur ce ton-là qu'il était
journellement reçu par le prince; mais il voulait être baron et se justifia
avec
esprit. Rien n'était plus facile.

-- Le prince m'a tenu cloué à une table hier toute la journée; je n'ai pu
sortir du
palais. Son Altesse m'a fait copier de ma mauvaise écriture de procureur une
quantité de pièces diplomatiques tellement niaises et tellement bavardes que je
crois, en vérité, que son but unique était de me retenir prisonnier. Quand
enfin j'ai
pu prendre congé, vers les cinq heures, mourant de faim, il m'a donné l'ordre
d'aller chez moi directement, et de n'en pas sortir de la soirée. En effet,
j'ai vu
deux de ses espions particuliers, de moi bien connus, se promener dans ma rue
jusque sur le minuit. Ce matin, dès que je l'ai pu, j'ai fait venir une
voiture qui m'a
conduit jusqu'à la porte de la cathédrale. Je suis descendu de voiture très
lentement, puis, prenant le pas de course, j'ai traversé l'église et me
voici. Votre
Excellence est dans ce moment-ci l'homme du monde auquel je désire plaire avec
le plus de passion.

-- Et moi, monsieur le drôle, je ne suis point dupe de tous ces contes plus ou
moins bien bâtis! Vous avez refusé de me parler de Fabrice avant-hier; j'ai
respecté vos scrupules, et vos serments touchant le secret, quoique les
serments
pour un être tel que vous ne soient tout au plus que des moyens de défaite.
Aujourd'hui, je veux la vérité: Qu'est-ce que ces bruits ridicules qui font
condamner à mort ce jeune homme comme assassin du comédien Giletti!

-- Personne ne peut mieux rendre compte à Votre Excellence de ces bruits,
puisque c'est moi-même qui les ai fait courir par ordre du souverain; et,
j'y pense!
c'est peut-être pour m'empêcher de vous faire part de cet incident qu'hier,
toute la
journée, il m'a retenu prisonnier. Le prince, qui ne me croit pas un fou,
ne pouvait
pas douter que je ne vinsse vous apporter ma croix et vous supplier de
l'attacher à
ma boutonnière.

-- Au fait! s'écria le ministre, et pas de phrases.

-- Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre M. del
Dongo, mais il n'a, comme vous le savez sans doute, qu'une condamnation en
vingt années de fers, commuée par lui, le lendemain même de la sentence, en
douze années de forteresse avec jeûne au pain et à l'eau tous les vendredis, et
autres bamboches religieuses.

-- C'est parce que je savais cette condamnation à la prison seulement, que
j'étais
effrayé des bruits d'exécution prochaine qui se répandent par la ville; je me
souviens de la mort du comte Palanza, si bien escamotée par vous.

-- C'est alors que j'aurais dû avoir la croix! s'écria Rassi sans se
déconcerter; il
fallait serrer le bouton tandis que je le tenais, et que l'homme avait
envie de cette
mort. Je fus un nigaud alors, et c'est armé de cette expérience que j'ose vous
conseiller de ne pas m'imiter aujourd'hui. (Cette comparaison parut du plus
mauvais goût à l'interlocuteur, qui fut obligé de se retenir pour ne pas
donner des
coups de pied à Rassi.)

-- D'abord, reprit celui-ci avec la logique d'un jurisconsulte et
l'assurance parfaite
d'un homme qu'aucune insulte ne peut offenser, d'abord il ne peut être question
de l'exécution du dit del Dongo; le prince n'oserait! les temps sont bien
changés!
et enfin, moi, noble et espérant par vous de devenir baron, je n'y
donnerais pas
les mains. Or, ce n'est que de moi, comme le sait Votre Excellence, que
l'exécuteur des hautes oeuvres peut recevoir des ordres, et, je vous le
jure, le
chevalier Rassi n'en donnera jamais contre le sieur del Dongo.

-- Et vous ferez sagement, dit le comte en le toisant d'un air sévère.

-- Distinguons! reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que pour
les morts
officielles, et si M. del Dongo vient à mourir d'une colique, n'allez pas me
l'attribuer! Le prince est outré, et je ne sais pourquoi, contre la
Sanseverina (trois
jours auparavant le Rassi eût dit la duchesse, mais, comme toute la ville,
il savait
la rupture avec le premier ministre); le comte fut frappé de la suppression
du titre
dans une telle bouche, et l'on peut juger du plaisir qu'elle lui fit; il
lança au Rassi
un regard chargé de la plus vive haine. Mon cher ange! se dit-il ensuite,
je ne puis
te montrer mon amour qu'en obéissant aveuglément à tes ordres.

-- Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un intérêt bien
passionné
aux divers caprices de Mme la duchesse; toutefois, comme elle m'avait présenté
ce mauvais sujet de Fabrice, qui aurait bien dû rester à Naples, et ne pas
venir ici
embrouiller nos affaires, je tiens à ce qu'il ne soit pas mis à mort de mon
temps,
et je veux bien vous donner ma parole que vous serez baron dans les huit jours
qui suivront sa sortie de prison.

-- En ce cas, monsieur le comte, je ne serai baron que dans douze années
révolues, car le prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est
tellement
vive, qu'il cherche à la cacher.

-- Son Altesse est bien bonne! qu'a-t-elle besoin de cacher sa haine,
puisque son
premier ministre ne protège plus la duchesse? Seulement je ne veux pas qu'on
puisse m'accuser de vilenie, ni surtout de jalousie: c'est moi qui ai fait
venir la
duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt en prison, vous ne serez pas
baron, mais
vous serez peut-être poignardé. Mais laissons cette bagatelle: le fait est
que j'ai fait
le compte de ma fortune; à peine si j'ai trouvé vingt mille livres de
rente, sur quoi
j'ai le projet d'adresser très humblement ma démission au souverain. J'ai
quelque
espoir d'être employé par le roi de Naples: cette grande ville m'offrira les
distractions dont j'ai besoin en ce moment, et que je ne puis trouver dans
un trou
tel que Parme; je ne resterais qu'autant que vous me feriez obtenir la main
de la
princesse Isota, etc., etc.; la conversation fut infinie dans ce sens.
Comme Rassi
se levait, le comte lui dit d'un air fort indifférent:

-- Vous savez qu'on a dit que Fabrice me trompait, en ce sens qu'il était
un des
amants de la duchesse; je n'accepte point ce bruit, et pour le démentir, je
veux
que vous fassiez passer cette bourse à Fabrice.

-- Mais monsieur le comte, dit Rassi effrayé, et regardant la bourse, il y
a là une
somme énorme, et les règlements...

-- Pour vous, mon cher, elle peut être énorme, reprit le comte de l'air du plus
souverain mépris: un bourgeois tel que vous, envoyant de l'argent à son ami en
prison, croit se ruiner en lui donnant dix sequins: moi, je veuxque Fabrice
reçoive ces six mille francs, et surtout que le château ne sache rien de
cet envoi.

Comme le Rassi effrayé voulait répliquer, le comte ferma la porte sur lui avec
impatience. Ces gens-là, se dit-il, ne voient le pouvoir que derrière
l'insolence.
Cela dit, ce grand ministre se livra à une action tellement ridicule, que
nous avons
quelque peine à la rapporter; il courut prendre dans son bureau un portrait en
miniature de la duchesse, et le couvrit de baisers passionnés. Pardon, mon cher
ange, s'écriait-il, si je n'ai pas jeté par la fenêtre et de mes propres
mains ce cuistre
qui ose parler de toi avec une nuance de familiarité, mais, si j'agis avec
cet excès
de patience, c'est pour t'obéir! et il ne perdra rien pour attendre!

Après une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait le
coeur
mort dans la poitrine, eut l'idée d'une action ridicule et s'y livra avec un
empressement d'enfant. Il se fit donner un habit avec des plaques, et fut
faire une
visite à la vieille princesse Isota; de la vie il ne s'était présenté chez
elle qu'à
l'occasion du jour de l'an. Il la trouva entourée d'une quantité de chiens,
et parée
de tous ses atours, et même avec des diamants comme si elle allait à la
cour. Le
comte, ayant témoigné quelque crainte de déranger les projets de Son Altesse,
qui probablement allait sortir, l'Altesse répondit au ministre qu'une
princesse de
Parme se devait à elle-même d'être toujours ainsi. Pour la première fois depuis
son malheur le comte eut un mouvement de gaieté; j'ai bien fait de paraître
ici, se
dit-il, et dès aujourd'hui il faut faire ma déclaration. La princesse avait
été ravie de
voir arriver chez elle un homme aussi renommé par son esprit et un premier
ministre; la pauvre vieille fille n'était guère accoutumée à de semblables
visites. Le
comte commença par une préface adroite, relative à l'immense distance qui
séparera toujours d'un simple gentilhomme les membres d'une famille régnante.

-- Il faut faire une distinction, dit la princesse: la fille d'un roi de
France, par
exemple, n'a aucun espoir d'arriver jamais à la couronne; mais les choses
ne vont
point ainsi dans la famille de Parme. C'est pourquoi nous autres Farnèse nous
devons toujours conserver une certaine dignité dans notre extérieur; et moi,
pauvre princesse telle que vous me voyez, je ne puis pas dire qu'il soit
absolument impossible qu'un jour vous soyez mon premier ministre.

Cette idée par son imprévu baroque donna au pauvre comte un second instant de
gaieté parfaite.

Au sortir de chez la princesse Isota, qui avait grandement rougi en
recevant l'aveu
de la passion du premier ministre, celui-ci rencontra un des fourriers du
palais: le
prince le faisait demander en toute hâte.

-- Je suis malade, répondit le ministre, ravi de pouvoir faire une
malhonnêteté à
son prince. Ah! ah! vous me poussez à bout, s'écria-t-il avec fureur, et
puis vous
voulez que je vous serve! mais sachez, mon prince, qu'avoir reçu le pouvoir
de la
Providence ne suffit plus en ce siècle-ci, il faut beaucoup d'esprit et un
grand
caractère pour réussir à être despote.

Après avoir renvoyé le fourrier du palais fort scandalisé de la parfaite
santé de ce
malade, le comte trouva plaisant d'aller voir les deux hommes de la cour qui
avaient le plus d'influence sur le général Fabio Conti. Ce qui surtout
faisait frémir
le ministre et lui ôtait tout courage, c'est que le gouverneur de la
citadelle était
accusé de s'être défait jadis d'un capitaine, son ennemi personnel, au
moyen de l'aquetta de Pérouse.

Le comte savait que depuis huit jours la duchesse avait répandu des sommes
folles pour se ménager des intelligences à la citadelle; mais, suivant lui,
il y avait
peu d'espoir de succès, tous les yeux étaient encore trop ouverts. Nous ne
raconterons point au lecteur toutes les tentatives de corruption essayées
par cette
femme malheureuse: elle était au désespoir, et des agents de toute sorte et
parfaitement dévoués la secondaient. Mais il n'est peut-être qu'un seul genre
d'affaires dont on s'acquitte parfaitement bien dans les petites cours
despotiques,
c'est la garde des prisonniers politiques. L'or de la duchesse ne produisit
d'autre
effet que de faire renvoyer de la citadelle huit ou dix hommes de tout grade.




Livre Second - Chapitre XVIII.

Ainsi, avec un dévouement complet pour le prisonnier, la duchesse et le premier
ministre n'avaient pu faire pour lui que bien peu de chose. Le prince était en
colère, la cour ainsi que le public étaient piqués contre Fabrice et
ravis de lui
voir arriver malheur; il avait été trop heureux. Malgré l'or jeté à pleines
mains, la
duchesse n'avait pu faire un pas dans le siège de la citadelle; il ne se
passait pas de
jour sans que la marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque
nouvel
avis à communiquer au général Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse.

Comme nous l'avons dit, le jour de son emprisonnement Fabrice fut conduit
d'abord au palais du gouverneur: C'est un joli petit bâtiment construit
dans le
siècle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui le plaça à cent
quatre-vingts pieds
de haut, sur la plate-forme de l'immense tour ronde. Des fenêtres de ce petit
palais, isolé sur le dos de l'énorme tour comme la bosse d'un chameau, Fabrice
découvrait la campagne et les Alpes fort au loin; il suivait de l'oeil, au
pied de la
citadelle, le cours de la Parma, sorte de torrent, qui, tournant à droite à
quatre
lieues de la ville, va se jeter dans le Pô. Par-delà la rive gauche de ce
fleuve, qui
formait comme une suite d'immenses taches blanches au milieu des campagnes
verdoyantes, son oeil ravi apercevait distinctement chacun des sommets de
l'immense mur que les Alpes forment au nord de l'Italie. Ces sommets, toujours
couverts de neige, même au mois d'août où l'on était alors, donnent comme une
sorte de fraîcheur par souvenir au milieu de ces campagnes brûlantes; l'oeil en
peut suivre les moindres détails, et pourtant ils sont à plus de trente
lieues de la
citadelle de Parme. La vue si étendue du joli palais du gouverneur est
interceptée
vers un angle au midi par la tour Farnèse, dans laquelle on préparait à
la hâte
une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour comme le lecteur s'en souvient
peut-être, fut élevée sur la plate-forme de la grosse tour, en l'honneur
d'un prince
héréditaire qui, fort différent de l'Hippolyte fils de Thésée, n'avait
point repoussé
les politesses d'une jeune belle-mère. La princesse mourut en quelques heures; le
fils du prince ne recouvra sa liberté que dix-sept ans plus tard en montant
sur le
trône à la mort de son père. Cette tour Farnèse où, après trois quarts
d'heure, l'on
fit monter Fabrice, fort laide à l'extérieur, est élevée d'une cinquantaine
de pieds
au-dessus de la plate-forme de la grosse tour et garnie d'une quantité de
paratonnerres. Le prince mécontent de sa femme, qui fit bâtir cette prison
aperçue de toutes parts, eut la singulière prétention de persuader à ses sujets
qu'elle existait depuis longues années: c'est pourquoi il lui imposa le nom
de tour Farnèse. Il était défendu de parler de cette construction, et de
toutes les
parties de la ville de Parme et des plaines voisines on voyait parfaitement les
maçons placer chacune des pierres qui composent cet édifice pentagone. Afin de
prouver qu'elle était ancienne, on plaça au-dessus de la porte de deux pieds de
large et de quatre de hauteur, par laquelle on y entre, un magnifique
bas-relief qui
représente Alexandre Farnèse, le général célèbre, forçant Henri IV à
s'éloigner de
Paris. Cette tour Farnèse placée en si belle vue se compose d'un
rez-de-chaussée
long de quarante pas au moins, large à proportion et tout rempli de
colonnes fort
trapues, car cette pièce si démesurément vaste n'a pas plus de quinze pieds
d'élévation. Elle est occupée par le corps de garde, et, du centre,
l'escalier s'élève
en tournant autour d'une des colonnes: c'est un petit escalier en fer, fort
léger,
large de deux pieds à peine et construit en filigrane. Par cet escalier
tremblant
sous le poids des geôliers qui l'escortaient, Fabrice arriva à de vastes
pièces de
plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier étage. Elles furent
jadis meublées avec le plus grand luxe pour le jeune prince qui y passa les dix-
sept plus belles années de sa vie. A l'une des extrémités de cet
appartement, on fit
voir au nouveau prisonnier une chapelle de la plus grande magnificence; les
murs
et la voûte sont entièrement revêtus de marbre noir; des colonnes noires
aussi et
de la plus noble proportion sont placées en lignes le long des murs noirs,
sans les
toucher, et ces murs sont ornés d'une quantité de têtes de morts en marbre
blanc,
de proportions colossales, élégamment sculptées et placées sur deux os en
sautoir. Voilà bien une invention de la haine qui ne peut tuer, se dit
Fabrice, et
quelle diable d'idée de me montrer cela!

Un escalier en fer et en filigrane fort léger, également disposé autour d'une
colonne, donne accès au second étage de cette prison, et c'est dans les
chambres
de ce second étage, hautes de quinze pieds environ que depuis un an le général
Fabio Conti faisait preuve de génie. D'abord, sous sa direction, l'on avait
solidement grillé les fenêtres de ces chambres jadis occupées par les
domestiques
du prince et qui sont à plus de trente pieds des dalles de pierre formant
la plate-
forme de la grosse tour ronde. C'est par un corridor obscur placé au centre du
bâtiment que l'on arrive à ces chambres, qui toutes ont deux fenêtres; et
dans ce
corridor fort étroit, Fabrice remarqua trois portes de fer successives
formées de
barreaux énormes et s'élevant jusqu'à la voûte. Ce sont les plans, coupes et
élévations de toutes ces belles inventions, qui pendant deux ans avaient
valu au
général une audience de son maître chaque semaine. Un conspirateur placé dans
l'une de ces chambres ne pourrait pas se plaindre à l'opinion d'être traité
d'une
façon inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de communication avec personne
au monde, ni faire un mouvement sans qu'on l'entendît. Le général avait fait
placer dans chaque chambre de gros madriers de chêne formant comme des
bancs de trois pieds de haut, et c'était là son invention capitale, celle
qui lui
donnait des droits au ministère de la police. Sur ces bancs il avait fait
établir une
cabane en planches, fort sonore, haute de dix pieds, et qui ne touchait au
mur que
du côté des fenêtres. Des trois autres côtés il régnait un petit corridor de quatre
pieds de large, entre le mur primitif de la prison, composé d'énormes
pierres de
taille, et les parois en planches de la cabane. Ces parois, formées de quatre
doubles de planches de noyer, chêne et sapin, étaient solidement reliées
par des
boulons de fer et par des clous sans nombre.

Ce fut dans l'une de ces chambres construites depuis un an, et chef-d'oeuvre du
général Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom d'Obéissance passive,
que Fabrice fut introduit. Il courut aux fenêtres; la vue qu'on avait de
ces fenêtres
grillées était sublime: un seul petit coin de l'horizon était caché, vers
le nord-est,
par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui n'avait que deux
étages; le
rez-de-chaussée était occupé par les bureaux de l'état-major; et d'abord
les yeux
de Fabrice furent attirés vers une des fenêtres du second étage, où se
trouvaient,
dans de jolies cages, une grande quantité d'oiseaux de toute sorte. Fabrice
s'amusait à les entendre chanter, et à les voir saluer les derniers rayons du
crépuscule du soir, tandis que les geôliers s'agitaient autour de lui.
Cette fenêtre
de la volière n'était pas à plus de vingt-cinq pieds de l'une des siennes,
et se
trouvait à cinq ou six pieds en contrebas, de façon qu'il plongeait sur les
oiseaux.

Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison,
elle se
levait majestueusement à l'horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes,
vers Trévise. Il n'était que huit heures et demie du soir, et à l'autre
extrémité de
l'horizon, au couchant, un brillant crépuscule rouge orangé dessinait
parfaitement
les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice
vers le mont Cenis et Turin; sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut
ému et ravi par ce spectacle sublime. C'est donc dans ce monde ravissant
que vit
Clélia Conti! avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette
vue plus
qu'un autre; on est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de
Parme. Ce ne fut qu'après avoir passé plus de deux heures à la fenêtre,
admirant
cet horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue sur le
joli palais
du gouverneur que Fabrice s'écria tout à coup: Mais ceci est-il une prison?
est-ce
là ce que j'ai tant redouté? Au lieu d'apercevoir à chaque pas des
désagréments et
des motifs d'aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de
la prison.

Tout à coup son attention fut violemment rappelée à la réalité par un tapage
épouvantable: sa chambre de bois, assez semblable à une cage et surtout fort
sonore, était violemment ébranlée: des aboiements de chien et de petits
cris aigus
complétaient le bruit le plus singulier. Quoi donc si tôt pourrais-je
m'échapper!
pensa Fabrice. Un instant après, il riait comme jamais peut-être on n'a ri
dans une
prison. Par ordre du général, on avait fait monter en même temps que les
geôliers
un chien anglais, fort méchant, préposé à la garde des prisonniers
d'importance,
et qui devait passer la nuit dans l'espace si ingénieusement ménagé tout
autour de
la cage de Fabrice. Le chien et le geôlier devaient coucher dans
l'intervalle de trois
pieds ménagé entre les dalles de pierre du sol primitif de la chambre et le
plancher
en bois sur lequel le prisonnier ne pouvait faire un pas sans être entendu.

Or, à l'arrivée de Fabrice, la chambre de l'Obéissance passive se trouvait
occupée par une centaine de rats énormes qui prirent la fuite dans tous les
sens.
Le chien, sorte d'épagneul croisé avec un fox anglais, n'était point beau,
mais en
revanche, il se montra fort alerte. On l'avait attaché sur le pavé en
dalles de pierre
au-dessous du plancher de la chambre de bois; mais lorsqu'il sentit passer
les rats
tout près de lui il fit des efforts si extraordinaires qu'il parvint à
retirer la tête de
son collier; alors advint cette bataille admirable et dont le tapage
réveilla Fabrice
lancé dans les rêveries des moins tristes. Les rats qui avaient pu se sauver du
premier coup de dent, se réfugiant dans la chambre de bois, le chien monta après
eux les six marches qui conduisaient du pavé en pierre à la cabane de Fabrice.
Alors commença un tapage bien autrement épouvantable: la cabane était ébranlée
jusqu'en ses fondements. Fabrice riait comme un fou et pleurait à force de
rire: le
geôlier Grillo, non moins riant, avait fermé la porte; le chien, courant
après les
rats, n'était gêné par aucun meuble, car la chambre était absolument nue;
il n'y
avait pour gêner les bonds du chien chasseur qu'un poêle de fer dans un coin.
Quand le chien eut triomphé de tous ses ennemis, Fabrice l'appela, le caressa,
réussit à lui plaire: Si jamais celui-ci me voit sautant par-dessus quelque
mur, se
dit-il, il n'aboiera pas. Mais cette politique raffinée était une
prétention de sa part:
dans la situation d'esprit où il était, il trouvait son bonheur à jouer
avec ce chien.
Par une bizarrerie à laquelle il ne réfléchissait point, une secrète joie
régnait au
fond de son âme.

Après qu'il se fut bien essoufflé à courir avec le chien:

-- Comment vous appelez-vous, dit Fabrice au geôlier.

-- Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par le
règlement.

-- Eh bien! mon cher Grillo, un nommé Giletti a voulu m'assassiner au milieu
d'un grand chemin, je me suis défendu et l'ai tué; je le tuerais encore si
c'était à
faire: mais je n'en veux pas moins mener joyeuse vie, tant que je serai
votre hôte.
Sollicitez l'autorisation de vos chefs et allez demander du linge au palais
Sanseverina; de plus, achetez-moi force nébieu d'Asti.

C'est un assez bon vin mousseux qu'on fabrique en Piémont dans la patrie
d'Alfieri et qui est fort estimé surtout de la classe d'amateurs à laquelle
appartiennent les geôliers. Huit ou dix de ces messieurs étaient occupés à
transporter dans la chambre de bois de Fabrice quelques meubles antiques et
fort
dorés que l'on enlevait au premier étage dans l'appartement du prince; tous
recueillirent religieusement dans leur pensée le mot en faveur du vin
d'Asti. Quoi
qu'on pût faire, l'établissement de Fabrice pour cette première nuit fut
pitoyable;
mais il n'eut l'air choqué que de l'absence d'une bouteille de bon nébieu. --
Celui-là a l'air d'un bon enfant... dirent les geôliers en s'en allant...
et il n'y a
qu'une chose à désirer, c'est que nos messieurs lui laissent passer de l'argent.

Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage: Est-il possible que ce
soit là la
prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de Trévise au mont
Viso,
la chaîne si étendue des Alpes, les pics couverts de neige, les étoiles,
etc., et une
première nuit en prison encore! Je conçois que Clélia Conti se plaise dans
cette
solitude aérienne; on est ici à mille lieues au-dessus des petitesses et des
méchancetés qui nous occupent là-bas. Si ces oiseaux qui sont là sous ma
fenêtre
lui appartiennent, je la verrai... Rougira-t-elle en m'apercevant? Ce fut en
discutant cette grande question que le prisonnier trouva le sommeil à une heure
fort avancée de la nuit.

Dès le lendemain de cette nuit, la première passée en prison, et durant
laquelle il
ne s'impatienta pas une seule fois, Fabrice fut réduit à faire la
conversation avec
Fox le chien anglais; Grillo le geôlier lui faisait bien toujours des yeux fort
aimables, mais un ordre nouveau le rendait muet, et il n'apportait ni linge ni
nébieu.

Verrai-je Clélia? se dit Fabrice en s'éveillant. Mais ces oiseaux sont-ils
à elle? Les
oiseaux commençaient à jeter des petits cris et à chanter, et à cette élévation
c'était le seul bruit qui s'entendît dans les airs. Ce fut une sensation
pleine de
nouveauté et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette
hauteur: il écoutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus
et si
vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour. S'ils lui
appartiennent,
elle paraîtra un instant dans cette chambre, là sous ma fenêtre; et tout en
examinant les immenses chaînes des Alpes, vis-à-vis le premier étage desquelles
la citadelle de Parme semblait s'élever comme un ouvrage avancé, ses regards
revenaient à chaque instant aux magnifiques cages de citronnier et de bois
d'acajou qui, garnies de fils dorés, s'élevaient au milieu de la chambre
fort claire,
servant de volière. Ce que Fabrice n'apprit que plus tard, c'est que cette
chambre
était la seule du second étage du palais qui eût de l'ombre de onze heures à
quatre; elle était abritée par la tour Farnèse.

Quel ne va pas être mon chagrin, se dit Fabrice, si au lieu de cette
physionomie
céleste et pensive que j'attends et qui rougira peut-être un peu si elle
m'aperçoit,
je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre bien commune,
chargée par procuration de soigner les oiseaux! Mais si je vois Clélia,
daignera-t-
elle m'apercevoir? Ma foi, il faut faire des indiscrétions pour être
remarqué; ma
situation doit avoir quelques privilèges; d'ailleurs nous sommes tous deux
seuls
ici et si loin du monde! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le général
Conti et les autres misérables de cette espèce appellent un de leurs
subordonnés...
Mais elle a tant d'esprit, ou pour mieux dire tant d'âme, comme le suppose le
comte, que peut-être à ce qu'il dit, méprise-t-elle le métier de son père;
de là
viendrait sa mélancolie! Noble cause de tristesse! Mais après tout, je ne
suis point
précisément un étranger pour elle. Avec quelle grâce pleine de modestie
elle m'a
salué hier soir! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre près
de Côme
je lui dis: Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous
souviendrez-vous de ce nom: Fabrice del Dongo? L'aura-t-elle oublié? elle
était si
jeune alors!

Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le cours
de ses
pensées, j'oublie d'être en colère! Serais-je un de ces grands courages comme
l'antiquité en a montré quelques exemples au monde? Suis-je un héros sans m'en
douter? Comment! moi qui avais tant de peur de la prison, j'y suis, et je ne me
souviens pas d'être triste! c'est bien le cas de dire que la peur a été
cent fois pire
que le mal. Quoi! j'ai besoin de me raisonner pour être affligé de cette
prison, qui,
comme le dit Blanès, peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce l'étonnement
de tout ce nouvel établissement qui me distrait de la peine que je devrais
éprouver? Peut-être que cette bonne humeur indépendante de ma volonté et peu
raisonnable cessera tout à coup, peut-être en un instant je tomberai dans
le noir
malheur que je devrais éprouver.

Dans tous les cas, il est bien étonnant d'être en prison et de devoir se
raisonner
pour être triste! Ma foi, j'en reviens à ma supposition, peut-être que j'ai
un grand
caractère.

Les rêveries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la
citadelle, lequel
venait prendre mesure d'abat-jour pour ses fenêtres; c'était la première fois
que cette prison servait, et l'on avait oublié de la compléter en cette partie
essentielle.

Ainsi, se dit Fabrice, je vais être privé de cette vue sublime, et il
cherchait à
s'attrister de cette privation.

-- Mais quoi! s'écria-t-il tout à coup parlant au menuisier je ne verrai
plus ces jolis
oiseaux?

-- Ah! les oiseaux de mademoiselle! qu'elle aime tant! dit cet homme avec
l'air de
la bonté; cachés, éclipsés, anéantis comme tout le reste.

Parler était défendu au menuisier tout aussi strictement qu'aux geôliers,
mais cet
homme avait pitié de la jeunesse du prisonnier: il lui apprit que ces abat-jour
énormes, placés sur l'appui des deux fenêtres, et s'éloignant du mur tout en
s'élevant, ne devaient laisser aux détenus que la vue du ciel. On fait cela
pour la
morale, lui dit-il, afin d'augmenter une tristesse salutaire et l'envie de
se corriger
dans l'âme des prisonniers; le général, ajouta le menuisier, a aussi
inventé de leur
retirer les vitres, et de les faire remplacer à leurs fenêtres par du
papier huilé.

Fabrice aima beaucoup le tour épigrammatique de cette conversation, fort
rare en
Italie.

-- Je voudrais bien avoir un oiseau pour me désennuyer, je les aime à la folie;
achetez-en un de la femme de chambre de mademoiselle Clélia Conti.

-- Quoi! vous la connaissez, s'écria le menuisier, que vous dites si bien
son nom?

-- Qui n'a pas ouï parler de cette beauté si célèbre? Mais j'ai eu
l'honneur de la
rencontrer plusieurs fois à la cour.

-- La pauvre demoiselle s'ennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle passe
sa vie là
avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter de beaux orangers
que l'on a
placés par son ordre à la porte de la tour sous votre fenêtre; sans la
corniche vous
pourriez les voir. Il y avait dans cette réponse des mots bien précieux pour
Fabrice, il trouva une façon obligeante de donner quelque argent au menuisier.

-- Je fais deux fautes à la fois, lui dit cet homme, je parle à Votre
Excellence et je
reçois de l'argent. Après demain, en revenant pour les abat-jour, j'aurai
un oiseau
dans ma poche, et si je ne suis pas seul, je ferai semblant de le laisser
envoler; si
je puis même, je vous apporterai un livre de prières: vous devez bien
souffrir de
ne pas pouvoir dire vos offices.

Ainsi, se dit Fabrice, dès qu'il fut seul, ces oiseaux sont à elle, mais
dans deux
jours je ne les verrai plus! A cette pensée, ses regards prirent une teinte de
malheur. Mais enfin, à son inexprimable joie, après une si longue attente
et tant
de regards, vers midi Clélia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta
immobile et
sans respiration, il était debout contre les énormes barreaux de sa fenêtre
et fort
près. Il remarqua qu'elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements
avaient l'air gêné, comme ceux de quelqu'un qui se sent regardé. Quand elle
l'aurait voulu, la pauvre fille n'aurait pas pu oublier le sourire si fin
qu'elle avait vu
errer sur les lèvres du prisonnier, la veille, au moment où les gendarmes
l'emmenaient du corps de garde.

Quoique, suivant toute apparence, elle veillât sur ses actions avec le plus
grand
soin, au moment où elle s'approcha de la fenêtre de la volière, elle rougit
fort
sensiblement. La première pensée de Fabrice, collé contre les barreaux de
fer de
sa fenêtre, fut de se livrer à l'enfantillage de frapper un peu avec la
main sur ces
barreaux, ce qui produirait un petit bruit; puis la seule idée de ce manque de
délicatesse lui fit horreur. Je mériterais que pendant huit jours elle envoyât
soigner ses oiseaux par sa femme de chambre. Cette idée délicate ne lui fût
point
venue à Naples ou à Novare.

Il la suivait ardemment des yeux: Certainement, se disait-il, elle va s'en
aller sans
daigner jeter un regard sur cette pauvre fenêtre, et, pourtant elle est
bien en face.
Mais, en revenant du fond de la chambre que Fabrice grâce à sa position plus
élevée apercevait fort bien, Clélia ne put s'empêcher de le regarder du haut de
l'oeil, tout en marchant, et c'en fut assez pour que Fabrice se crût
autorisé à la
saluer. Ne sommes-nous pas seuls au monde ici? se dit-il pour s'en donner le
courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux;
puis Fabrice
les lui vit relever fort lentement; et évidemment, en faisant effort sur
elle-même,
elle salua le prisonnier avec le mouvement le plus grave et le plus
distant mais
elle ne put imposer silence à ses yeux; sans qu'elle le sût probablement, ils
exprimèrent un instant la pitié la plus vive. Fabrice remarqua qu'elle
rougissait
tellement que la teinte rose s'étendait rapidement jusque sur le haut des
épaules,
dont la chaleur venait d'éloigner, en arrivant à la volière, un châle de
dentelle
noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice répondit à son salut
redoubla le
trouble de la jeune fille. Que cette pauvre femme serait heureuse, se
disait-elle en
pensant à la duchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le
vois!

Fabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer de nouveau à son départ;
mais,
pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante retraite par
échelons, de
cage en cage, comme si, en finissant, elle eût dû soigner les oiseaux
placés le plus
près de la porte. Elle sortit enfin; Fabrice restait immobile à regarder la
porte par
laquelle elle venait de disparaître; il était un autre homme.

Dès ce moment l'unique objet de ses pensées fut de savoir comment il pourrait
parvenir à continuer de la voir, même quand on aurait posé cet horrible
abat-jour
devant la fenêtre qui donnait sur le palais du gouverneur.

La veille au soir, avant de se coucher, il s'était imposé l'ennui fort long
de cacher
la meilleure partie de l'or qu'il avait, dans plusieurs des trous de rats
qui ornaient
sa chambre de bois. Il faut, ce soir, que je cache ma montre. N'ai-je pas
entendu
dire qu'avec de la patience et un ressort de montre ébréché on peut couper
le bois
et même le fer? Je pourrai donc scier cet abat-jour. Ce travail de cacher
la montre,
qui dura deux grandes heures, ne lui sembla point long; il songeait aux
différents
moyens de parvenir à son but, et à ce qu'il savait faire en travaux de
menuiserie.
Si je sais m'y prendre, se disait-il, je pourrai couper bien carrément un
compartiment de la planche de chêne qui formera l'abat-jour, vers la partie qui
reposera sur l'appui de la fenêtre; j'ôterai et je remettrai ce morceau
suivant les
circonstances; je donnerai tout ce que je possède à Grillo afin qu'il
veuille bien ne
pas s'apercevoir de ce petit manège. Tout le bonheur de Fabrice était désormais
attaché à la possibilité d'exécuter ce travail, et il ne songeait à rien
autre. Si je
parviens seulement à la voir, je suis heureux... Non pas, se dit-il; il
faut aussi
qu'elle voie que je la vois. Pendant toute la nuit, il eut la tête remplie
d'inventions
de menuiserie, et ne songea peut-être pas une seule fois à la cour de
Parme, à la
colère du prince, etc., etc. Nous avouerons qu'il ne songea pas davantage à la
douleur dans laquelle la duchesse devait être plongée. Il attendait avec
impatience
le lendemain, mais le menuisier ne reparut plus: apparemment qu'il passait pour
libéral dans la prison; on eut soin d'en envoyer un autre à mine
rébarbative, lequel
ne répondit jamais que par un grognement de mauvais augure à toutes les choses
agréables que l'esprit de Fabrice cherchait à lui adresser. Quelques-unes des
nombreuses tentatives de la duchesse pour lier une correspondance avec Fabrice
avaient été dépistées par les nombreux agents de la marquise Raversi, et,
par elle,
le général Fabio Conti était journellement averti, effrayé, piqué
d'amour-propre.
Toutes les huit heures, six soldats de garde se relevaient dans la grande
salle aux
cent colonnes du rez-de-chaussée; de plus, le gouverneur établit un geôlier de
garde à chacune des trois portes de fer successives du corridor, et le pauvre
Grillo, le seul qui vît le prisonnier, fut condamné à ne sortir de la tour
Farnèse que
tous les huit jours, ce dont il se montra fort contrarié. Il fit sentir son
humeur à
Fabrice qui eut le bon esprit de ne répondre que par ces mots: Force nébieu
d'Asti
, mon ami, et il lui donna de l'argent.

-- Eh bien! même cela, qui nous console de tous les maux, s'écria Grillo
indigné,
d'une voix à peine assez élevée pour être entendu du prisonnier, on nous défend
de le recevoir et je devrais le refuser, mais je le prends; du reste,
argent perdu; je
ne puis rien vous dire sur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment
coupable,
toute la citadelle est sens dessus dessous à cause de vous; les belles
menées de
madame la duchesse ont déjà fait renvoyer trois d'entre nous.

L'abat-jour sera-t-il prêt avant midi? Telle fut la grande question qui fit
battre le
coeur de Fabrice pendant toute cette longue matinée; il comptait tous les
quarts
d'heure qui sonnaient à l'horloge de la citadelle. Enfin, comme les trois
quarts
après onze heures sonnaient, l'abat-jour n'était pas encore arrivé; Clélia
reparut
donnant des soins à ses oiseaux. La cruelle nécessité avait fait faire de
si grands
pas à l'audace de Fabrice, et le danger de ne plus la voir lui semblait
tellement au-
dessus de tout, qu'il osa, en regardant Clélia, faire avec le doigt le
geste de scier
l'abat-jour; il est vrai qu'aussitôt après avoir aperçu ce geste si
séditieux en prison,
elle salua à demi, et se retira.

Hé quoi! se dit Fabrice étonné, serait-elle assez déraisonnable pour voir une
familiarité ridicule dans un geste dicté par la plus impérieuse nécessité?
Je voulais
la prier de daigner toujours, en soignant ses oiseaux, regarder quelquefois la
fenêtre de la prison, même quand elle la trouvera masquée par un énorme volet
de bois; je voulais lui indiquer que je ferai tout ce qui est humainement
possible
pour parvenir à la voir. Grand Dieu! est-ce qu'elle ne viendra pas demain à
cause
de ce geste indiscret? Cette crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice, se
vérifia
complètement; le lendemain Clélia n'avait pas paru à trois heures, quand on
acheva de poser devant les fenêtres de Fabrice les deux énormes abat-jour; les
diverses pièces en avaient été élevées, à partir de l'esplanade de la
grosse tour, au
moyen de cordes et de poulies attachées par-dehors aux barreaux de fer des
fenêtres. Il est vrai que, cachée derrière une persienne de son
appartement, Clélia
avait suivi avec angoisse tous les mouvements des ouvriers; elle avait fort
bien vu
la mortelle inquiétude de Fabrice, mais n'en avait pas moins eu le courage
de tenir
la promesse qu'elle s'était faite.

Clélia était une petite sectaire de libéralisme; dans sa première jeunesse
elle avait
pris au sérieux tous les propos de libéralisme qu'elle entendait dans la
société de
son père, lequel ne songeait qu'à se faire une position; elle était partie
de là pour
prendre en mépris et presque en horreur le caractère flexible du courtisan:
de là
son antipathie pour le mariage. Depuis l'arrivée de Fabrice, elle était
bourrelée de
remords: Voilà, se disait-elle, que mon indigne coeur se met du parti des
gens qui
veulent trahir mon père! il ose me faire le geste de scier une porte!...
Mais, se dit-
elle aussitôt l'âme navrée, toute la ville parle de sa mort prochaine!
Demain peut
être le jour fatal! avec les monstres qui nous gouvernent, quelle chose au
monde
n'est pas possible! Quelle douceur, quelle sérénité héroïque dans ces yeux qui
peut-être vont se fermer! Dieu! quelles ne doivent pas être les angoisses de la
duchesse! aussi on la dit tout à fait au désespoir. Moi j'irais poignarder
le prince,
comme l'héroïque Charlotte Corday.

Pendant toute cette troisième journée de sa prison Fabrice fut outré de colère,
mais uniquement de ne pas avoir vu reparaître Clélia. Colère pour colère,
j'aurais
dû lui dire que je l'aimais, s'écriait-il; car il en était arrivé à cette
découverte. Non,
ce n'est point par grandeur d'âme que je ne songe pas à la prison et que je
fais
mentir la prophétie de Blanès, tant d'honneur ne m'appartient point. Malgré moi
je songe à ce regard de douce pitié que Clélia laissa tomber sur moi
lorsque les
gendarmes m'emmenaient du corps de garde; ce regard a effacé toute ma vie
passée. Qui m'eût dit que je trouverais des yeux si doux en un tel lieu! et au
moment où j'avais les regards salis par la physionomie de Barbone et par
celle de
M. le général gouverneur.

Le ciel parut au milieu de ces êtres vils. Et comment faire pour ne pas
aimer la
beauté et chercher à la revoir? Non, ce n'est point par grandeur d'âme que
je suis
indifférent à toutes les petites vexations dont la prison m'accable.
L'imagination
de Fabrice, parcourant rapidement toutes les possibilités, arriva à celle
d'être mis
en liberté. Sans doute l'amitié de la duchesse fera des miracles pour moi.
Eh bien!
je ne la remercierais de la liberté que du bout des lèvres; ces lieux ne
sont point
de ceux où l'on revient! une fois hors de prison, séparés de sociétés comme
nous
le sommes, je ne reverrais presque jamais Clélia! Et, dans le fait, quel
mal me fait
la prison? Si Clélia daignait ne pas m'accabler de sa colère, qu'aurais-je à
demander au ciel?

Le soir de ce jour où il n'avait pas vu sa jolie voisine, il eut une grande
idée: avec
la croix de fer du chapelet que l'on distribue à tous les prisonniers à
leur entrée en
prison, il commença, et avec succès, à percer l'abat-jour. C'est peut-être une
imprudence, se dit-il avant de commencer. Les menuisiers n'ont-ils pas dit devant
moi que, dès demain, ils seront remplacés par les ouvriers peintres? Que diront
ceux-ci s'ils trouvent l'abat-jour de la fenêtre percé? Mais si je ne
commets cette
imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi! par ma faute je resterais un jour
sans la voir! et encore quand elle m'a quitté fâchée! L'imprudence de
Fabrice fut
récompensée; après quinze heures de travail, il vit Clélia, et, par excès de
bonheur, comme elle ne croyait point être aperçue de lui, elle resta longtemps
immobile et le regard fixé sur cet immense abat-jour; il eut tout le temps
de lire
dans ses yeux les signes de la pitié la plus tendre. Sur la fin de la
visite elle
négligeait même évidemment les soins à donner à ses oiseaux, pour rester des
minutes entières immobile à contempler la fenêtre. Son âme était profondément
troublée; elle songeait à la duchesse dont l'extrême malheur lui avait
inspiré tant
de pitié, et cependant elle commençait à la haïr. Elle ne comprenait rien à la
profonde mélancolie qui s'emparait de son caractère, elle avait de l'humeur
contre
elle-même. Deux ou trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut
l'impatience de chercher à ébranler l'abat-jour; il lui semblait qu'il
n'était pas
heureux tant qu'il ne pouvait pas témoigner à Clélia qu'il la voyait.
Cependant, se
disait-il, si elle savait que je l'aperçois avec autant de facilité, timide
et réservée
comme elle l'est, sans doute elle se déroberait à mes regards.

Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misères l'amour ne
fait-il pas son
bonheur!): pendant qu'elle regardait tristement l'immense abat-jour, il
parvint à
faire passer un petit morceau de fil de fer par l'ouverture que la croix de
fer avait
pratiquée, et il lui fit des signes qu'elle comprit évidemment, du moins
dans ce
sens qu'ils voulaient dire: je suis là et je vous vois.

Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever à l'abat-jour
colossal
un morceau de planche grand comme la main, que l'on pourrait remettre à
volonté et qui lui permettrait de voir et d'être vu, c'est-à-dire de
parler, par signes
du moins, de ce qui se passait dans son âme; mais il se trouva que le bruit
de la
petite scie fort imparfaite qu'il avait fabriquée avec le ressort de sa
montre ébréché
par la croix, inquiétait Grillo qui venait passer de longues heures dans sa
chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la sévérité de Clélia semblait
diminuer
à mesure qu'augmentaient les difficultés matérielles qui s'opposaient à toute
correspondance; Fabrice observa fort bien qu'elle n'affectait plus de
baisser les
yeux ou de regarder les oiseaux quand il essayait de lui donner signe de
présence
à l'aide de son chétif morceau de fil de fer; il avait le plaisir de voir
qu'elle ne
manquait jamais à paraître dans la volière au moment précis où onze heures
trois
quarts sonnaient, et il eut presque la présomption de se croire la cause de
cette
exactitude si ponctuelle. Pourquoi? cette idée ne semble pas raisonnable; mais
l'amour observe des nuances invisibles à l'oeil indifférent, et en tire des
conséquences infinies. Par exemple, depuis que Clélia ne voyait plus le
prisonnier, presque immédiatement en entrant dans la volière, elle levait
les yeux
vers sa fenêtre. C'était dans ces journées funèbres où personne dans Parme ne
doutait que Fabrice ne fût bientôt mis à mort: lui seul l'ignorait; mais cette
affreuse idée ne quittait plus Clélia, et comment se serait-elle fait des
reproches
du trop d'intérêt qu'elle portait à Fabrice? il allait périr! et pour la
cause de la
liberté! car il était trop absurde de mettre à mort un del Dongo pour un coup
d'épée à un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme était attaché
à une
autre femme! Clélia était profondément malheureuse, et sans s'avouer bien
précisément le genre d'intérêt qu'elle prenait à son sort: Certes, se
disait-elle, si on
le conduit à la mort, je m'enfuirai dans un couvent, et de la vie je ne
reparaîtrai
dans cette société de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis!

Le huitième jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand sujet de honte:
elle regardait fixement, et absorbée dans ses tristes pensées, l'abat-jour
qui cachait
la fenêtre du prisonnier; ce jour-là il n'avait encore donné aucun signe de
présence: tout à coup un petit morceau d'abat-jour, plus grand que la main, fut
retiré par lui; il la regarda d'un air gai, et elle vit ses yeux qui la
saluaient. Elle ne
put soutenir cette épreuve inattendue, elle se retourna rapidement vers ses
oiseaux et se mit à les soigner; mais elle tremblait au point qu'elle
versait l'eau
qu'elle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir parfaitement son émotion;
elle ne
put supporter cette situation, et prit le parti de se sauver en courant.

Ce moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune comparaison. Avec
quels transports il eût refusé la liberté, si on la lui eût offerte en cet
instant!

Le lendemain fut le jour de grand désespoir de la duchesse. Tout le monde
tenait
pour sûr dans la ville que c'en était fait de Fabrice; Clélia n'eut pas le
triste
courage de lui montrer une dureté qui n'était pas dans son coeur, elle
passa une
heure et demie à la volière, regarda tous ses signes, et souvent lui
répondit, au
moins par l'expression de l'intérêt le plus vif et le plus sincère; elle le
quittait des
instants pour lui cacher ses larmes. Sa coquetterie de femme sentait bien
vivement l'imperfection du langage employé: si l'on se fût parlé, de combien de
façons différentes n'eût-elle pas pu chercher à deviner quelle était
précisément la
nature des sentiments que Fabrice avait pour la duchesse! Clélia ne pouvait
presque plus se faire d'illusion, elle avait de la haine pour Mme Sanseverina.

Une nuit Fabrice vint à penser un peu sérieusement à sa tante: il fut
étonné, il eut
peine à reconnaître son image, le souvenir qu'il conservait d'elle avait
totalement
changé; pour lui, à cette heure, elle avait cinquante ans.

-- Grand Dieu! s'écria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspiré de
ne pas lui
dire que je l'aimais! II en était au point de ne presque plus pouvoir
comprendre
comment il l'avait trouvée si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta
lui faisait une
impression de changement moins sensible: c'est que jamais il ne s'était
figuré que
son âme fût de quelque chose dans l'amour pour la Marietta, tandis que
souvent il
avait cru que son âme tout entière appartenait à la duchesse. La duchesse
d'A... et
la Marietta lui faisaient l'effet maintenant de deux jeunes colombes dont
tout le
charme serait dans la faiblesse et dans l'innocence, tandis que l'image
sublime de
Clélia Conti, en s'emparant de toute son âme, allait jusqu'à lui donner de la
terreur. Il sentait trop bien que l'éternel bonheur de sa vie allait le
forcer de
compter avec la fille du gouverneur, et qu'il était en son pouvoir de faire
de lui le
plus malheureux des hommes. Chaque jour il craignait mortellement de voir se
terminer tout à coup, par un caprice sans appel de sa volonté, cette sorte
de vie
singulière et délicieuse qu'il trouvait auprès d'elle; toutefois, elle
avait déjà rempli
de félicité les deux premiers mois de sa prison. C'était le temps où, deux
fois la
semaine, le général Fabio Conti disait au prince: Je puis donner ma parole
d'honneur à Votre Altesse que le prisonnier del Dongo ne parle à âme qui
vive, et
passe sa vie dans l'accablement du plus profond désespoir, ou à dormir.

Clélia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour des
instants: si Fabrice ne l'eût pas tant aimée, il eût bien vu qu'il était
aimé; mais il
avait des doutes mortels à cet égard. Clélia avait fait placer un piano dans la
volière. Tout en frappant les touches, pour que le son de l'instrument pût
rendre
compte de sa présence et occupât les sentinelles qui se promenaient sous ses
fenêtres, elle répondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un seul
sujet elle
ne faisait jamais de réponse, et même dans les grandes occasions, prenait
la fuite,
et quelquefois disparaissait pour une journée entière; c'était lorsque les
signes de
Fabrice indiquaient des sentiments dont il était trop difficile de ne pas
comprendre l'aveu: elle était inexorable sur ce point.

Ainsi, quoique étroitement resserré dans une assez petite cage, Fabrice
avait une
vie fort occupée; elle était employée tout entière à chercher la solution de ce
problème si important: M'aime-t-elle? Le résultat de milliers
d'observations sans
cesse renouvelées, mais aussi sans cesse mises en doute, était ceci: Tous ses
gestes volontaires disent non, mais ce qui est involontaire dans le
mouvement de
ses yeux semble avouer qu'elle prend de l'amitié pour moi.

Clélia espérait bien ne jamais arriver à un aveu, et c'est pour éloigner ce
péril
qu'elle avait repoussé, avec une colère excessive, une prière que Fabrice
lui avait
adressée plusieurs fois. La misère des ressources employées par le pauvre
prisonnier aurait dû, ce semble, inspirer à Clélia plus de pitié. Il voulait
correspondre avec elle au moyen de caractères qu'il traçait sur sa main avec un
morceau de charbon dont il avait fait la précieuse découverte dans son
poêle; il
aurait formé les mots lettre à lettre, successivement. Cette invention eût
doublé
les moyens de conversation en ce qu'elle eût permis de dire des choses
précises.
Sa fenêtre était éloignée de celle de Clélia d'environ vingt-cinq pieds; il
eût été
trop chanceux de se parler par-dessus la tête des sentinelles se promenant
devant
le palais du gouverneur. Fabrice doutait d'être aimé; s'il eût eu quelque
expérience
de l'amour, il ne lui fût pas resté de doutes: mais jamais femme n'avait occupé
son coeur; il n'avait, du reste, aucun soupçon d'un secret qui l'eût mis au
désespoir s'il l'eût connu; il était grandement question du mariage de
Clélia Conti
avec le marquis Crescenzi, l'homme le plus riche de la cour.




Livre Second - Chapitre XIX.

L'ambition du général Fabio Conti, exaltée jusqu'à la folie par les
embarras qui
venaient se placer au milieu de la carrière du premier ministre Mosca, et qui
semblaient annoncer sa chute, l'avait porté à faire des scènes violentes à
sa fille; il
lui répétait sans cesse, et avec colère, qu'elle cassait le cou à sa
fortune si elle ne
se déterminait enfin à faire un choix; à vingt ans passés il était temps de
prendre
un parti; cet état d'isolement cruel, dans lequel son obstination déraisonnable
plongeait le général, devait cesser à la fin, etc., etc.

C'était d'abord pour se soustraire à ces accès d'humeur de tous les
instants que
Clélia s'était réfugiée dans la volière; on n'y pouvait arriver que par un
petit
escalier de bois fort incommode, et dont la goutte faisait un obstacle
sérieux pour
le gouverneur.

Depuis quelques semaines, l'âme de Clélia était tellement agitée, elle
savait si peu
elle-même ce qu'elle devait désirer, que, sans donner précisément une parole à
son père, elle s'était presque laissé engager. Dans un de ses accès de
colère, le
général s'était écrié qu'il saurait bien l'envoyer s'ennuyer dans le
couvent le plus
triste de Parme, et que, là, il la laisserait se morfondre jusqu'à ce
qu'elle daignât
faire un choix.

-- Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas six mille
livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s'élève à plus
de cent
mille écus par an. Tout le monde à la cour s'accorde à lui reconnaître le
caractère
le plus doux; jamais il n'a donné de sujet de plainte à personne; il est
fort bel
homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu'il faut être folle à
lier pour
repousser ses hommages. Si ce refus était le premier, je pourrais peut-être le
supporter; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous
refusez, comme une petite sotte que vous êtes. Et que deviendriez-vous, je vous
prie, si j'étais mis à la demi-solde? quel triomphe pour mes ennemis, si
l'on me
voyait logé dans quelque second étage, moi dont il a été si souvent
question pour
le ministre! Non, morbleu! voici assez de temps que ma bonté me fait jouer le
rôle d'un Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce
pauvre marquis Crescenzi, qui a la bonté d'être amoureux de vous, de vouloir
vous épouser sans dot, et de vous assigner un douaire de trente mille livres de
rente, avec lequel du moins je pourrai me loger; vous allez me parler
raisonnablement, ou, morbleu! vous l'épousez dans deux mois!...

Un seul mot de tout ce discours avait frappé Clélia, c'était la menace
d'être mise
au couvent, et par conséquent éloignée de la citadelle, et au moment encore
où la
vie de Fabrice semblait ne tenir qu'à un fil, car il ne se passait pas de
mois que le
bruit de sa mort prochaine ne courût de nouveau à la ville et à la cour.
Quelque
raisonnement qu'elle se fît, elle ne put se déterminer à courir cette
chance: Etre
séparée de Fabrice, et au moment où elle tremblait pour sa vie! c'était à
ses yeux
le plus grand des maux, c'en était du moins le plus immédiat.

Ce n'est pas que, même en n'étant pas éloignée de Fabrice, son coeur trouvât la
perspective du bonheur; elle le croyait aimé de la duchesse, et son âme était
déchirée par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages
de cette
femme si généralement admirée. L'extrême réserve qu'elle s'imposait envers
Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l'avait confiné, de peur de
tomber
dans quelque indiscrétion, tout semblait se réunir pour lui ôter les moyens
d'arriver à quelque éclaircissement sur sa manière d'être avec la duchesse.
Ainsi,
chaque jour, elle sentait plus cruellement l'affreux malheur d'avoir une
rivale dans
le coeur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s'exposer au danger de lui
donner l'occasion de dire toute la vérité sur ce qui se passait dans ce
coeur. Mais
quel charme cependant de l'entendre faire l'aveu de ses sentiments vrais! quel
bonheur pour Clélia de pouvoir éclaircir les soupçons affreux qui
empoisonnaient
sa vie!

Fabrice était léger; à Naples, il avait la réputation de changer assez
facilement de
maîtresse. Malgré toute la réserve imposée au rôle d'une demoiselle, depuis
qu'elle était chanoinesse et qu'elle allait à la cour, Clélia, sans
interroger jamais,
mais en écoutant avec attention, avait appris à connaître la réputation que
s'étaient faite les jeunes gens qui avaient successivement recherché sa
main; eh
bien! Fabrice, comparé à tous ces jeunes gens, était celui qui portait le
plus de
légèreté dans ses relations de coeur. Il était en prison, il s'ennuyait, il
faisait la
cour à l'unique femme à laquelle il pût parler; quoi de plus simple? quoi
même de
plus commun? et c'était ce qui désolait Clélia. Quand même, par une
révélation complète, elle eût appris que Fabrice n'aimait plus la duchesse,
quelle
confiance pouvait-elle avoir dans ses paroles? quand même elle eût cru à la
sincérité de ses discours, quelle confiance eût-elle pu avoir dans la durée
de ses
sentiments? Et enfin, pour achever de porter le désespoir dans son coeur,
Fabrice
n'était-il pas déjà fort avancé dans la carrière ecclésiastique? n'était-il
pas à la
veille de se lier par des voeux éternels? Les plus grandes dignités ne
l'attendaient-
elles pas dans ce genre de vie? S'il me restait la moindre lueur de bon
sens, se
disait la malheureuse Clélia, ne devrais-je pas prendre la fuite? ne
devrais-je pas
supplier mon père de m'enfermer dans quelque couvent fort éloigné? Et pour
comble de misère, c'est précisément la crainte d'être éloignée de la
citadelle et
renfermée dans un couvent qui dirige toute ma conduite! C'est cette crainte qui
me force à dissimuler, qui m'oblige au hideux et déshonorant mensonge de
feindre d'accepter les soins et les attentions publiques du marquis Crescenzi.

Le caractère de Clélia était profondément raisonnable; en toute sa vie elle
n'avait
pas eu à se reprocher une démarche inconsidérée, et sa conduite en cette
occurrence était le comble de la déraison: on peut juger de ses souffrances!...
Elles étaient d'autant plus cruelles qu'elle ne se faisait aucune illusion.
Elle
s'attachait à un homme qui était éperdument aimé de la plus belle femme de la
cour, d'une femme qui, à tant de titres, était supérieure à elle Clélia! Et cet homme
même, eût-il été libre, n'était pas capable d'un attachement sérieux,
tandis qu'elle,
comme elle le sentait trop bien, n'aurait jamais qu'un seul attachement
dans la vie.

C'était donc le coeur agité des plus affreux remords que tous les jours Clélia
venait à la volière: portée en ce lieu comme malgré elle, son inquiétude
changeait
d'objet et devenait moins cruelle, les remords disparaissaient pour quelques
instants; elle épiait, avec des battements de coeur indicibles, les moments où
Fabrice pouvait ouvrir la sorte de vasistas par lui pratiqué dans l'immense
abat-
jour qui masquait sa fenêtre. Souvent la présence du geôlier Grillo dans sa
chambre l'empêchait de s'entretenir par signes avec son amie.

Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature la plus
étrange dans la citadelle: de nuit, en se couchant sur la fenêtre et
sortant la tête
hors du vasistas, il parvenait à distinguer les bruits un peu forts qu'on
faisait dans
le grand escalier, dit des trois cents marches, lequel conduisait de la
première
cour dans l'intérieur de la tour ronde, à l'esplanade en pierre sur
laquelle on avait
construit le palais du gouverneur et la prison Farnèse où il se trouvait.

Vers le milieu de son développement, à cent quatre-vingts marches d'élévation,
cet escalier passait du côté méridional d'une vaste cour, au côté du nord;
là se
trouvait un pont en fer fort léger et fort étroit, au milieu duquel était
établi un
portier. On relevait cet homme toutes les six heures, et il était obligé de
se lever et
d'effacer le corps pour que l'on pût passer sur le pont qu'il gardait, et
par lequel
seul on pouvait parvenir au palais du gouverneur et à la tour Farnèse. Il
suffisait
de donner deux tours à un ressort, dont le gouverneur portait la clef sur
lui, pour
précipiter ce pont de fer dans la cour, à une profondeur de plus de cent pieds;
cette simple précaution prise, comme il n'y avait pas d'autre escalier dans
toute la
citadelle, et que tous les soirs à minuit un adjudant rapportait chez le
gouverneur,
et dans un cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les
puits, il
restait complètement inaccessible dans son palais, et il eût été également
impossible à qui que ce fût d'arriver à la tour Farnèse. C'est ce que
Fabrice avait
parfaitement bien remarqué le jour de son entrée à la citadelle, et ce que
Grillo,
qui comme tous les geôliers aimait à vanter sa prison, lui avait plusieurs fois
expliqué: ainsi il n'avait guère d'espoir de se sauver. Cependant il se
souvenait
d'une maxime de l'abbé Blanès: «L'amant songe plus souvent à arriver à sa
maîtresse que le mari à garder sa femme; le prisonnier songe plus souvent à se
sauver, que le geôlier à fermer sa porte; donc, quels que soient les obstacles,
l'amant et le prisonnier doivent réussir. »

Ce soir-là Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d'hommes passer
sur le pont en fer, dit le pont de l'esclave, parce que jadis un esclave
dalmate
avait réussi à se sauver, en précipitant le gardien du pont dans la cour.

On vient faire ici un enlèvement, on va peut-être me mener pendre; mais il
peut y
avoir du désordre, il s'agit d'en profiter. Il avait pris ses armes, il
retirait déjà de
l'or de quelques-unes de ses cachettes, lorsque tout à coup il s'arrêta.

-- L'homme est un plaisant animal, s'écria-t-il, il faut en convenir! Que
dirait un
spectateur invisible qui verrait mes préparatifs? Est-ce que par hasard je
veux me
sauver? Que deviendrais-je le lendemain du jour où je serais de retour à Parme?
est-ce que je ne ferais pas tout au monde pour revenir auprès de Clélia?
S'il y a du
désordre, profitons-en pour me glisser dans le palais du gouverneur;
peut-être je
pourrai parler à Clélia, peut-être autorisé par le désordre j'oserai lui
baiser la main.
Le général Conti, fort défiant de sa nature, et non moins vaniteux, fait
garder son
palais par cinq sentinelles, une à chaque angle du bâtiment, et une
cinquième à la
porte d'entrée, mais par bonheur la nuit est fort noire. A pas de loup, Fabrice alla
vérifier ce que faisaient le geôlier Grillo et son chien: le geôlier était
profondément
endormi dans une peau de boeuf suspendue au plancher par quatre cordes, et
entourée d'un filet grossier; le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et
s'avança
doucement vers Fabrice pour le caresser.

Notre prisonnier remonta légèrement les six marches qui conduisaient à sa
cabane de bois; le bruit devenait tellement fort au pied de la tour Farnèse, et
précisément devant la porte, qu'il pensa que Grillo pourrait bien se réveiller.
Fabrice, chargé de toutes ses armes, prêt à agir, se croyait réservé cette
nuit-là aux
grandes aventures, quand tout à coup il entendit commencer la plus belle
symphonie du monde: c'était une sérénade que l'on donnait au général ou à sa
fille. Il tomba dans un accès de rire fou: Et moi qui songeais déjà à
donner des
coups de dague! comme si une sérénade n'était pas une chose infiniment plus
ordinaire qu'un enlèvement nécessitant la présence de quatre-vingts personnes
dans une prison ou qu'une révolte! La musique était excellente et parut
délicieuse
à Fabrice, dont l'âme n'avait eu aucune distraction depuis tant de
semaines; elle
lui fit verser de bien douces larmes; dans son ravissement, il adressait
les discours
les plus irrésistibles à la belle Clélia. Mais le lendemain, à midi, il la
trouva d'une
mélancolie tellement sombre, elle était si pâle, elle dirigeait sur lui des
regards où
il lisait quelquefois tant de colère, qu'il ne se sentit pas assez autorisé
pour lui
adresser une question sur la sérénade; il craignit d'être impoli.

Clélia avait grandement raison d'être triste, c'était une sérénade que lui
donnait le
marquis Crescenzi; une démarche aussi publique était en quelque sorte l'annonce
officielle du mariage. Jusqu'au jour même de la sérénade, et jusqu'à neuf
heures
du soir, Clélia avait fait la plus belle résistance, mais elle avait eu la
faiblesse de
céder à la menace d'être envoyée immédiatement au couvent, qui lui avait été
faite par son père.

Quoi! je ne le verrais plus! s'était-elle dit en pleurant. C'est en vain
que sa raison
avait ajouté: Je ne le verrais plus cet être qui fera mon malheur de toutes les
façons, je ne verrais plus cet amant de la duchesse, je ne verrais plus cet
homme
léger qui a eu dix maîtresses connues à Naples, et les a toutes trahies; je ne
verrais plus ce jeune ambitieux qui, s'il survit à la sentence qui pèse sur
lui, va
s'engager dans les ordres sacrés! Ce serait un crime pour moi de le regarder
encore lorsqu'il sera hors de cette citadelle, et son inconstance naturelle
m'en
épargnera la tentation; car, que suis-je pour lui? un prétexte pour passer
moins
ennuyeusement quelques heures de chacune de ses journées de prison. Au milieu
de toutes ces injures, Clélia vint à se souvenir du sourire avec lequel il
regardait
les gendarmes qui l'entouraient lorsqu'il sortait du bureau d'écrou pour
monter à
la tour Farnèse. Les larmes inondèrent ses yeux: Cher ami, que ne ferais-je pas
pour toi! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin; je me perds moi-même
d'une manière atroce en assistant ce soir à cette affreuse sérénade mais
demain, à
midi, je reverrai tes yeux!

Ce fut précisément le lendemain de ce jour où Clélia avait fait de si grands
sacrifices au jeune prisonnier qu'elle aimait d'une passion si vive; ce fut le
lendemain de ce jour où, voyant tous ses défauts, elle lui avait sacrifié
sa vie, que
Fabrice fut désespéré de sa froideur. Si même en n'employant que le langage si
imparfait des signes il eût fait la moindre violence à l'âme de Clélia,
probablement
elle n'eût pu retenir ses larmes, et Fabrice eût obtenu l'aveu de tout ce
qu'elle
sentait pour lui, mais il manquait d'audace, il avait une trop mortelle crainte
d'offenser Clélia, elle pouvait le punir d'une peine trop sévère. En
d'autres termes,
Fabrice n'avait aucune expérience du genre d'émotion que donne une femme que
l'on aime; c'était une sensation qu'il n'avait jamais éprouvée, même dans
sa plus
faible nuance. Il lui fallut huit jours, après celui de la sérénade, pour se remettre
avec Clélia sur le pied accoutumé de bonne amitié. La pauvre fille s'armait de
sévérité, mourant de crainte de se trahir, et il semblait à Fabrice que
chaque jour il
était moins bien avec elle.

Un jour, et il y avait alors près de trois mois que Fabrice était en prison
sans avoir
eu aucune communication quelconque avec le dehors, et pourtant sans se trouver
malheureux; Grillo était resté fort tard le matin dans sa chambre; Fabrice ne
savait comment le renvoyer, il était au désespoir; enfin midi et demi avait
déjà
sonné lorsqu'il put ouvrir les deux petites trappes d'un pied de haut qu'il
avait
pratiquées à l'abat-jour fatal.

Clélia était debout à la fenêtre de la volière, les yeux fixés sur celle de
Fabrice; ses
traits contractés exprimaient le plus violent désespoir. A peine vit-elle
Fabrice,
qu'elle lui fit signe que tout était perdu: elle se précipita à son piano
et, feignant de
chanter un récitatif de l'opéra alors à la mode, elle lui dit, en phrases
interrompues
par le désespoir et par la crainte d'être comprise par les sentinelles qui se
promenaient sous la fenêtre.

«Grand Dieu! vous êtes encore en vie? Que ma reconnaissance est grande envers
le Ciel! Barbone, ce geôlier dont vous punîtes l'insolence le jour de votre
entrée
ici, avait disparu, il n'était plus dans la citadelle; avant-hier soir il
est rentré, et
depuis hier j'ai lieu de croire qu'il cherche à vous empoisonner. Il vient
rôder dans
la cuisine particulière du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de
sûr, mais
ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans les cuisines du
palais que dans le dessein de vous ôter la vie. Je mourais d'inquiétude ne vous
voyant point paraître, je vous croyais mort. Abstenez-vous de tout aliment
jusqu'à nouvel avis, je vais faire l'impossible pour vous faire parvenir
quelque peu
de chocolat. Dans tous les cas, ce soir à neuf heures, si la bonté du Ciel
veut que
vous ayez un fil, ou que vous puissiez former un ruban avec votre linge,
laissez-le
descendre de votre fenêtre sur les orangers, j'y attacherai une corde que vous
retirerez à vous, et à l'aide de cette corde je vous ferai passer du pain et du
chocolat. »

Fabrice avait conservé comme un trésor le morceau de charbon qu'il avait trouvé
dans le poêle de sa chambre: il se hâta de profiter de l'émotion de Clélia, et
d'écrire sur sa main une suite de lettres dont l'apparition successive
formait ces
mots:

«Je vous aime, et la vie ne m'est précieuse que parce que je vous vois; surtout
envoyez-moi du papier et un crayon. »

Ainsi que Fabrice l'avait espéré, l'extrême terreur qu'il lisait dans les
traits de
Clélia empêcha la jeune fille de rompre l'entretien après ce mot si hardi,
je vous
aime; elle se contenta de témoigner beaucoup d'humeur. Fabrice eut l'esprit
d'ajouter: Par le grand vent qu'il fait aujourd'hui, je n'entends que fort
imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son du piano
couvre la voix. Qu'est-ce que c'est, par exemple, que ce poison dont vous me
parlez?

A ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entière; elle se mit à
la hâte à
tracer de grandes lettres à l'encre sur les pages d'un livre qu'elle
déchira, et Fabrice
fut transporté de joie en voyant enfin établi, après trois mois de soins,
ce moyen
de correspondance qu'il avait si vainement sollicité. Il n'eut garde
d'abandonner la
petite ruse qui lui avait si bien réussi, il aspirait à écrire des lettres,
et feignait à
chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont Clélia exposait
successivement
à ses yeux toutes les lettres.

Elle fut obligée de quitter la volière pour courir auprès de son père; elle
craignait
par-dessus tout qu'il ne vînt l'y chercher; son génie soupçonneux n'eût
point été
content du grand voisinage de la fenêtre de cette volière et de l'abat-jour qui
masquait celle du prisonnier. Clélia elle-même avait eu l'idée quelques moments
auparavant, lorsque la non-apparition de Fabrice la plongeait dans une si
mortelle
inquiétude, que l'on pourrait jeter une petite pierre enveloppée d'un morceau de
papier vers la partie supérieure de cet abat-jour; si le hasard voulait
qu'en cet
instant le geôlier chargé de la garde de Fabrice ne se trouvât pas dans sa
chambre,
c'était un moyen de correspondance certain.

Notre prisonnier se hâta de construire une sorte de ruban avec du linge; et
le soir,
un peu après neuf heures, il entendit fort bien de petits coups frappés sur les
caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fenêtre; il laissa glisser
son ruban
qui lui ramena une petite corde fort longue, à l'aide de laquelle il retira
d'abord
une provision de chocolat, et ensuite, à son inexprimable satisfaction, un
rouleau
de papier et un crayon. Ce fut en vain qu'il tendit la corde ensuite, il ne
reçut plus
rien; apparemment que les sentinelles s'étaient rapprochées des orangers.
Mais il
était ivre de joie. Il se hâta d'écrire une lettre infinie à Clélia: à
peine fut-elle
terminée qu'il l'attacha à sa corde et la descendit. Pendant plus de trois
heures il
attendit vainement qu'on vînt la prendre, et plusieurs fois la retira pour
y faire des
changements. Si Clélia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il, tandis
qu'elle est
encore émue par ses idées de poison, peut-être demain matin
rejettera-t-elle bien
loin l'idée de recevoir une lettre.

Le fait est que Clélia n'avait pu se dispenser de descendre à la ville avec
son père:
Fabrice en eut presque l'idée en entendant, vers minuit et demi rentrer la
voiture
du général; il connaissait le pas des chevaux. Quelle ne fut pas sa joie
lorsque,
quelques minutes après avoir entendu le général traverser l'esplanade et les
sentinelles lui présenter les armes, il sentit s'agiter la corde qu'il
n'avait cessé de
tenir autour du bras! On attachait un grand poids à cette corde, deux petites
secousses lui donnèrent le signal de la retirer. Il eut assez de peine à
faire passer
au poids qu'il ramenait une corniche extrêmement saillante qui se trouvait
sous sa
fenêtre.

Cet objet qu'il avait eu tant de peine à faire remonter, c'était une carafe
remplie
d'eau et enveloppée dans un châle. Ce fut avec délices que ce pauvre jeune
homme, qui vivait depuis si longtemps dans une solitude si complète, couvrit ce
châle de ses baisers. Mais il faut renoncer à peindre son émotion lorsque
enfin,
après tant de jours d'espérance vaine, il découvrit un petit morceau de
papier qui
était attaché au châle par une épingle.

«Ne buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat; demain je ferai tout au
monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les côtés
avec de
petites croix tracées à l'encre. C'est affreux à dire, mais il faut que
vous le sachiez,
peut-être Barbone est-il chargé de vous empoisonner. Comment n'avez vous pas
senti que le sujet que vous traitez dans votre lettre au crayon est fait
pour me
déplaire? Aussi je ne vous écrirais pas sans le danger extrême qui vous menace.
Je viens de voir la duchesse, elle se porte bien ainsi que le comte, mais
elle est
fort maigrie; ne m'écrivez plus sur ce sujet: voudriez-vous me fâcher? »

Ce fut un grand effort de vertu chez Clélia que d'écrire l'avant-dernière
ligne de ce
billet. Tout le monde prétendait, dans la société de la cour, que Mme
Sanseverina
prenait beaucoup d'amitié pour le comte Baldi, ce si bel homme, l'ancien ami de
la marquise Raversi. Ce qu'il y avait de sûr, c'est qu'il s'était brouillé
de la façon la
plus scandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi
de mère
et l'avait établi dans le monde.

Clélia avait été obligée de recommencer ce petit mot écrit à la hâte, parce que
dans la première rédaction il perçait quelque chose des nouvelles amours que la
malignité publique supposait à la duchesse.

-- Quelle bassesse à moi! s'était-elle écriée: dire du mal à Fabrice de la
femme
qu'il aime!...

Le lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la chambre de
Fabrice, y déposa un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire. Ce paquet
contenait un pain assez gros, garni de tous les côtés de petites croix tracées à la
plume: Fabrice les couvrit de baisers: il était amoureux. A côté du pain se
trouvait
un rouleau recouvert d'un grand nombre de doubles de papier; il renfermait six
mille francs en sequins; enfin, Fabrice trouva un beau bréviaire tout neuf: une
main qu'il commençait à connaître avait tracé ces mots à la marge:

«Le poison! Prendre garde à l'eau, au vin, à tout; vivre de chocolat,
tâcher de
faire manger par le chien le dîner auquel on ne touchera pas; il ne faut pas
paraître méfiant, l'ennemi chercherait un autre moyen. Pas d'étourderie, au nom
de Dieu! pas de légèreté! »

Fabrice se hâta d'enlever ces caractères chéris qui pouvaient compromettre
Clélia,
et de déchirer un grand nombre de feuillets du bréviaire, à l'aide desquels
il fit
plusieurs alphabets; chaque lettre était proprement tracée avec du charbon
écrasé
délayé dans du vin. Ces alphabets se trouvèrent secs lorsqu'à onze heures trois
quarts Clélia parut à deux pas en arrière de la fenêtre de la volière. La
grande
affaire maintenant, se dit Fabrice, c'est qu'elle consente à en faire
usage. Mais, par
bonheur, il se trouva qu'elle avait beaucoup de choses à dire au jeune
prisonnier
sur la tentative d'empoisonnement: un chien des filles de service était
mort pour
avoir mangé un plat qui lui était destiné. Clélia, bien loin de faire des
objections
contre l'usage des alphabets, en avait préparé un magnifique avec de
l'encre. La
conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers moments,
ne dura pas moins d'une heure et demie, c'est-à-dire tout le temps que
Clélia put
rester à la volière. Deux ou trois fois, Fabrice se permettant des choses
défendues, elle ne répondit pas, et alla pendant un instant donner à ses
oiseaux
les soins nécessaires.

Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant de l'eau, elle lui
ferait parvenir
un des alphabets tracés par elle avec de l'encre, et qui se voyait beaucoup
mieux.
Il ne manqua pas d'écrire une fort longue lettre dans laquelle il eut soin
de ne
point placer de choses tendres, du moins d'une façon qui pût offenser. Ce moyen
lui réussit; sa lettre fut acceptée.

Le lendemain, dans la conversation par les alphabets, Clélia ne lui fit pas de
reproches; elle lui apprit que le danger du poison diminuait; le Barbone
avait été
attaqué et presque assommé par les gens qui faisaient la cour aux filles de
cuisine
du palais du gouverneur, probablement il n'oserait plus reparaître dans les
cuisines. Clélia lui avoua que, pour lui, elle avait osé voler du
contre-poison à son
père; elle le lui envoyait: l'essentiel était de repousser à l'instant tout
aliment
auquel on trouverait une saveur extraordinaire.

Clélia avait fait beaucoup de questions à don Cesare, sans pouvoir
découvrir d'où
provenaient les six cents sequins reçus par Fabrice; dans tous les cas,
c'était un
signe excellent; la sévérité diminuait.

Cet épisode du poison avança infiniment les affaires de notre prisonnier;
toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui ressemblât à de l'amour,
mais il avait le bonheur de vivre de la manière la plus intime avec Clélia.
Tous les
matins, et souvent les soirs, il y avait une longue conversation avec les
alphabets;
chaque soir, à neuf heures, Clélia acceptait une longue lettre, et
quelquefois y
répondait par quelques mots; elle lui envoyait le journal et quelques
livres; enfin,
Grillo avait été amadoué au point d'apporter à Fabrice du pain et du vin,
qui lui
étaient remis journellement par la femme de chambre de Clélia. Le geôlier
Grillo
en avait conclu que le gouverneur n'était pas d'accord avec les gens qui
avaient
chargé Barbone d'empoisonner le jeune Monsignore, et il en était fort aise,
ainsi
que tous ses camarades, car un proverbe s'était établi dans la prison: il
suffit de
regarder en face monsignore del Dongo pour qu'il vous donne de l'argent.

Fabrice était devenu fort pâle; le manque absolu d'exercice nuisait à sa
santé; à
cela près, jamais il n'avait été aussi heureux. Le ton de la conversation était
intime, et quelquefois fort gai, entre Clélia et lui. Les seuls moments de la vie de
Clélia qui ne fussent pas assiégés de prévisions funestes et de remords étaient
ceux qu'elle passait à s'entretenir avec lui. Un jour elle eut l'imprudence
de lui
dire:

-- J'admire votre délicatesse; comme je suis la fille du gouverneur, vous ne me
parlez jamais du désir de recouvrer la liberté!

-- C'est que je me garde bien d'avoir un désir aussi absurde, lui répondit
Fabrice;
une fois de retour à Parme, comment vous reverrais-je? et la vie me serait
désormais insupportable si je ne pouvais vous dire tout ce que je pense... non,
pas précisément tout ce que je pense, vous y mettez bon ordre; mais enfin,
malgré votre méchanceté, vivre sans vous voir tous les jours serait pour moi un
bien autre supplice que cette prison! de la vie je ne fus aussi heureux!...
N'est-il
pas plaisant de voir que le bonheur m'attendait en prison?

-- Il y a bien des choses à dire sur cet article répondit Clélia d'un air
qui devint
tout à coup excessivement sérieux et presque sinistre.

-- Comment! s'écria Fabrice fort alarmé, serais-je exposé à perdre cette
place si
petite que j'ai pu gagner dans votre coeur, et qui fait ma seule joie en ce
monde?

-- Oui, lui dit-elle, j'ai tout lieu de croire que vous manquez de probité
envers moi,
quoique passant d'ailleurs dans le monde pour fort galant homme; mais je ne
veux pas traiter ce sujet aujourd'hui.

Cette ouverture singulière jeta beaucoup d'embarras dans leur conversation, et
souvent l'un et l'autre eurent les larmes aux yeux.

Le fiscal général Rassi aspirait toujours à changer de nom; il était bien
las de celui
qu'il s'était fait, et voulait devenir baron Riva. Le comte Mosca, de son côté,
travaillait, avec toute l'habileté dont il était capable, à fortifier chez
ce juge vendu
la passion de la baronnie, comme il cherchait à redoubler chez le prince la
folle
espérance de se faire roi constitutionnel de la Lombardie. C'étaient les seuls
moyens qu'il eût pu inventer de retarder la mort de Fabrice.

Le prince disait à Rassi:

-- Quinze jours de désespoir et quinze jours d'espérance, c'est par ce régime
patiemment suivi que nous parviendrons à vaincre le caractère de cette femme
altière; c'est par ces alternatives de douceur et de dureté que l'on arrive
à dompter
les chevaux les plus féroces. Appliquez le caustique ferme.

En effet, tous les quinze jours on voyait renaître dans Parme un nouveau bruit
annonçant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuse
duchesse dans le dernier désespoir. Fidèle à la résolution de ne pas
entraîner le
comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux fois par mois; mais elle
était punie
de sa cruauté envers ce pauvre homme par les alternatives continuelles de
sombre
désespoir où elle passait sa vie. En vain le comte Mosca, surmontant la
jalousie
cruelle que lui inspiraient les assiduités du comte Baldi, ce si bel homme,
écrivait
à la duchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait connaissance de
tous les
renseignements qu'il devait au zèle du futur baron Riva, la duchesse aurait eu
besoin, pour pouvoir résister aux bruits atroces qui couraient sans cesse sur
Fabrice de passer sa vie avec un homme d'esprit et de coeur tel que Mosca; la
nullité du Baldi, la laissant à ses pensées, lui donnait une façon
d'exister affreuse,
et le comte ne pouvait parvenir à lui communiquer ses raisons d'espérer.

Au moyen de divers prétextes assez ingénieux, ce ministre était parvenu à faire
consentir le prince à ce que l'on déposât dans un château ami, au centre
même de
la Lombardie, dans les environs de Sarono, les archives de toutes les intrigues
fort compliquées au moyen desquelles Ranuce-Ernest IV nourrissait l'espérance
archifolle de se faire roi constitutionnel de ce beau pays.

Plus de vingt de ces pièces fort compromettantes étaient de la main du
prince ou
signées par lui, et dans le cas où la vie de Fabrice serait sérieusement
menacée, le
comte avait le projet d'annoncer à Son Altesse qu'il allait livrer ces
pièces à une
grande puissance qui d'un mot pouvait l'anéantir.

Le comte Mosca se croyait sûr du futur baron Riva, il ne craignait que le
poison;
la tentative de Barbone l'avait profondément alarmé, et à un tel point
qu'il s'était
déterminé à hasarder une démarche folle en apparence. Un matin il passa à la
porte de la citadelle, et fit appeler le général Fabio Conti qui descendit
jusque sur
le bastion au-dessus de la porte; là, se promenant amicalement avec lui, il
n'hésita
pas à lui dire, après une petite préface aigre-douce et convenable:

-- Si Fabrice périt d'une façon suspecte, cette mort pourra m'être
attribuée, je
passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable et que
je suis
résolu de ne pas accepter. Donc, et pour m'en laver, s'il périt de maladie,
je vous
tuerai de ma main
; comptez là-dessus. Le général Fabio Conti fit une réponse
magnifique et parla de sa bravoure, mais le regard du comte resta présent à sa
pensée.

Peu de jours après, et comme s'il se fût concerté avec le comte, le fiscal
Rassi se
permit une imprudence bien singulière chez un tel homme. Le mépris public
attaché à son nom qui servait de proverbe à la canaille, le rendait malade
depuis
qu'il avait l'espoir fondé de pouvoir y échapper. Il adressa au général
Fabio Conti
une copie officielle de la sentence qui condamnait Fabrice à douze années de
citadelle. D'après la loi, c'est ce qui aurait dû être fait dès le
lendemain même de
l'entrée de Fabrice en prison; mais ce qui était inouï à Parme, dans ce pays de
mesures secrètes, c'est que la justice se permît une telle démarche sans
l'ordre
exprès du souverain. En effet, comment nourrir l'espoir de redoubler tous les
quinze jours l'effroi de la duchesse, et de dompter ce caractère altier,
selon le mot
du prince, une fois qu'une copie officielle de la sentence était sortie de la
chancellerie de justice? La veille du jour où le général Fabio Conti reçut
le pli
officiel du fiscal Rassi, il apprit que le commis Barbone avait été roué de
coups en
rentrant un peu tard à la citadelle; il en conclut qu'il n'était plus
question en
certain lieu de se défaire de Fabrice; et, par un trait de prudence qui
sauva Rassi
des suites immédiates de sa folie, il ne parla point au prince, à la première
audience qu'il en obtint, de la copie officielle de la sentence du
prisonnier à lui
transmise. Le comte avait découvert, heureusement pour la tranquillité de la
pauvre duchesse, que la tentative gauche de Barbone n'avait été qu'une
velléité de
vengeance particulière, et il avait fait donner à ce commis l'avis dont on
a parlé.

Fabrice fut bien agréablement surpris quand, après cent trente-cinq jours de
prison dans une cage assez étroite, le bon aumônier don Cesare vint le chercher
un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la tour Farnèse: Fabrice
n'y eut
pas été dix minutes que, surpris par le grand air, il se trouva mal.

Don Cesare prit prétexte de cet accident pour lui accorder une promenade d'une
demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise; ces promenades fréquentes eurent
bientôt rendu à notre héros des forces dont il abusa.

Il y eut plusieurs sérénades; le ponctuel gouverneur ne les souffrait que parce
qu'elles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille Clélia, dont le
caractère lui
faisait peur: il sentait vaguement qu'il n'y avait nul point de contact
entre elle et
lui, et craignait toujours de sa part quelque coup de tête. Elle pouvait
s'enfuir au
couvent, et il restait désarmé. Du reste, le général craignait que toute cette
musique, dont les sons pouvaient pénétrer jusque dans les cachots les plus
profonds, réservés aux plus noirs libéraux, ne contînt des signaux. Les
musiciens
aussi lui donnaient de la jalousie par eux-mêmes; aussi, à peine la sérénade
terminée, on les enfermait à clef dans les grandes salles basses du palais du
gouverneur, qui de jour servaient de bureaux pour l'état-major, et on ne leur
ouvrait la porte que le lendemain matin au grand jour. C'était le
gouverneur lui-
même qui, placé sur le pont de l'esclave, les faisait fouiller en sa
présence et
leur rendait la liberté, non sans leur répéter plusieurs fois qu'il ferait pendre à
l'instant celui d'entre eux qui aurait l'audace de se charger de la moindre
commission pour quelque prisonnier. Et l'on savait que dans sa peur de
déplaire il
était homme à tenir parole, de façon que le marquis Crescenzi était obligé de
payer triple ses musiciens fort choqués de cette nuit à passer en prison.

Tout ce que la duchesse put obtenir et à grand-peine de la pusillanimité de
l'un de
ces hommes, ce fut qu'il se chargerait d'une lettre pour la remettre au
gouverneur.
La lettre était adressée à Fabrice; on y déplorait la fatalité qui faisait
que depuis
plus de cinq mois qu'il était en prison, ses amis du dehors n'avaient pu
établir
avec lui la moindre correspondance.

En entrant à la citadelle, le musicien gagné se jeta aux genoux du général
Fabio
Conti, et lui avoua qu'un prêtre, à lui inconnu, avait tellement insisté
pour le
charger d'une lettre adressée au sieur del Dongo, qu'il n'avait osé
refuser; mais,
fidèle à son devoir, il se hâtait de la remettre entre les mains de Son
Excellence.

L'Excellence fut très flattée: elle connaissait les ressources dont la duchesse
disposait, et avait grand-peur d'être mystifié. Dans sa joie, le général
alla présenter
cette lettre au prince, qui fut ravi.

-- Ainsi, la fermeté de mon administration est parvenue à me venger! Cette
femme hautaine souffre depuis cinq mois! Mais l'un de ces jours nous allons
faire
préparer un échafaud, et sa folle imagination ne manquera pas de croire
qu'il est
destiné au petit del Dongo.




Livre Second - Chapitre XX.

Une nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couché sur sa fenêtre, avait
passé la
tête par le guichet pratiqué dans l'abat-jour, et contemplait les étoiles
et l'immense
horizon dont on jouit du haut de la tour Farnèse. Ses yeux, errant dans la
campagne du côté du bas Pô et de Ferrare, remarquèrent par hasard une lumière
excessivement petite, mais assez vive, qui semblait partir du haut d'une tour.
Cette lumière ne doit pas être aperçue de la plaine, se dit Fabrice,
l'épaisseur de la
tour l'empêche d'être vue d'en bas; ce sera quelque signal pour un point
éloigné.
Tout à coup il remarqua que cette lueur paraissait et disparaissait à des
intervalles
fort rapprochés. C'est quelque jeune fille qui parle à son amant du village
voisin.
Il compta neuf apparitions successives: Ceci est un I, dit-il; en effet,
l'I est la
neuvième lettre de l'alphabet. Il y eut ensuite, après un repos, quatorze
apparitions: Ceci est un N; puis, encore après un repos, une seule apparition:
C'est un A; le mot est Ina.

Quelle ne fut pas sa joie et son étonnement, quand les apparitions successives,
toujours séparées par de petits repos, vinrent compléter les mots suivants:

INA PENSA A TE.

Evidemment: Gina pense à toi!

Il répondit à l'instant par des apparitions successives de sa lampe au
vasistas par
lui pratiqué:

FABRICE T'AIME!

La correspondance continua jusqu'au jour. Cette nuit était la cent soixante-
treizième de sa captivité, et on lui apprit que depuis quatre mois on
faisait ces
signaux toutes les nuits. Mais tout le monde pouvait les voir et les
comprendre;
on commença dès cette première nuit à établir des abréviations: trois
apparitions
se suivant très rapidement indiquaient la duchesse; quatre, le prince; deux, le
comte Mosca; deux apparitions rapides suivies de deux lentes voulaient dire
évasion. On convint de suivre à l'avenir l'ancien alphabet alla Monaca,
qui,
afin de n'être pas deviné par des indiscrets, change le numéro ordinaire des
lettres, et leur en donne d'arbitraires; A, par exemple, porte le numéro
10; le B, le
numéro 3; c'est-à-dire que trois éclipses successives de la lampe veulent
dire B,
dix éclipses successives, l'A, etc.; un moment d'obscurité fait la
séparation des
mots. On prit rendez-vous pour le lendemain à une heure après minuit, et le
lendemain la duchesse vint à cette tour qui était à un quart de lieue de la
ville. Ses
yeux se remplirent de larmes en voyant les signaux faits par ce Fabrice qu'elle
avait cru mort si souvent. Elle lui dit elle-même par des apparitions de lampe: Je
t'aime, bon courage, santé, bon espoir! Exerce tes forces dans ta chambre, tu
auras besoin de la force de tes bras
. Je ne l'ai pas vu, se disait la
duchesse,
depuis le concert de la Fausta, lorsqu'il parut à la porte de mon salon
habillé en
chasseur. Qui m'eût dit alors le sort qui nous attendait!

La duchesse fit faire des signaux qui annonçaient à Fabrice que bientôt il
serait
délivré, GR¬CE A LA BONTE DU PRINCE (ces signaux pouvaient être
compris); puis elle revint à lui dire des tendresses; elle ne pouvait
s'arracher
d'auprès de lui! Les seules représentations de Ludovic, qui, parce qu'il
avait été
utile à Fabrice, était devenu son factotum, purent l'engager, lorsque le
jour allait
déjà paraître, à discontinuer des signaux qui pouvaient attirer les regards de
quelque méchant. Cette annonce plusieurs fois répétée d'une délivrance
prochaine jeta Fabrice dans une profonde tristesse: Clélia, la remarquant le
lendemain, commit l'imprudence de lui en demander la causé.

-- Je me vois sur le point de donner un grave sujet de mécontentement à la
duchesse.

-- Et que peut-elle exiger de vous que vous lui refusiez? s'écria Clélia
transportée
de la curiosité la plus vive.

-- Elle veut que je sorte d'ici, lui répondit-il, et c'est à quoi je ne
consentirai
jamais.

Clélia ne put répondre, elle le regarda et fondit en larmes. S'il eût pu
lui adresser
la parole de près, peut-être alors eût-il obtenu l'aveu de sentiments dont
l'incertitude le plongeait souvent dans un profond découragement; il sentait
vivement que la vie, sans l'amour de Clélia, ne pouvait être pour lui
qu'une suite
de chagrins amers ou d'ennuis insupportables. Il lui semblait que ce
n'était plus la
peine de vivre pour retrouver ces mêmes bonheurs qui lui semblaient
intéressants
avant d'avoir connu l'amour, et quoique le suicide ne soit pas encore à la
mode en
Italie, il y avait songé comme à une ressource, si le destin le séparait de
Clélia.

Le lendemain il reçut d'elle une fort longue lettre.

«Il faut, mon ami, que vous sachiez la vérité: bien souvent, depuis que
vous êtes
ici, l'on a cru à Parme que votre dernier jour était arrivé. Il est vrai
que vous n'êtes
condamné qu'à douze années de forteresse; mais il est, par malheur, impossible
de douter qu'une haine toute-puissante ne s'attache à vous poursuivre, et vingt
fois j'ai tremblé que le poison ne vînt mettre fin à vos jours: saisissez
donc tous
les moyens possibles de sortir d'ici. Vous voyez que pour vous je manque
aux devoirs les plus saints; jugez de l'imminence du danger par les choses
que je
me hasarde à vous dire et qui sont si déplacées dans ma bouche. S'il le faut
absolument, s'il n'est aucun autre moyen de salut, fuyez. Chaque instant que
vous passez dans cette forteresse peut mettre votre vie dans le plus grand
péril;
songez qu'il est un parti à la cour que la perspective d'un crime n'arrêta
jamais
dans ses desseins. Et ne voyez-vous pas tous les projets de ce parti sans cesse
déjoués par l'habileté supérieure du comte Mosca? Or, on a trouvé un moyen
certain de l'exiler de Parme, c'est le désespoir de la duchesse; et
n'est-on pas trop
certain d'amener ce désespoir par la mort d'un jeune prisonnier? Ce mot
seul, qui
est sans réponse, doit vous faire juger de votre situation. Vous dites que vous
avez de l'amitié pour moi: songez d'abord que des obstacles insurmontables
s'opposent à ce que ce sentiment prenne jamais une certaine fixité entre nous.
Nous nous serons rencontrés dans notre jeunesse, nous nous serons tendu une
main secourable dans une période malheureuse; le destin m'aura placée en ce
lieu
de sévérité pour adoucir vos peines, mais je me ferais des reproches
éternels si
des illusions, que rien n'autorise et n'autorisera jamais, vous portaient à
ne pas
saisir toutes les occasions possibles de soustraire votre vie à un si
affreux péril.
J'ai perdu la paix de l'âme par la cruelle imprudence que j'ai commise en
échangeant avec vous quelques signes de bonne amitié. Si nos jeux d'enfant, avec
des alphabets, vous conduisent à des illusions si peu fondées et qui
peuvent vous
être si fatales, ce serait en vain que pour me justifier je me rappellerais
la tentative
de Barbone. Je vous aurais jeté moi-même dans un péril bien plus affreux, bien
plus certain, en croyant vous soustraire à un danger du moment; et mes
imprudences sont à jamais impardonnables si elles ont fait naître des
sentiments
qui puissent vous porter à résister aux conseils de la duchesse. Voyez ce que
vous m'obligez à vous répéter; sauvez-vous, je vous l'ordonne... »

Cette lettre était fort longue; certains passages, tels que le je vous
l'ordonne
,
que nous venons de transcrire donnèrent des moments d'espoir délicieux à
l'amour de Fabrice. Il lui semblait que le fond des sentiments était assez
tendre, si
les expressions étaient remarquablement prudentes. Dans d'autres instants, il
payait la peine de sa complète ignorance en ce genre de guerre; il ne
voyait que
de la simple amitié, ou même de l'humanité fort ordinaire, dans cette lettre de
Clélia.

Au reste, tout ce qu'elle lui apprenait ne lui fit pas changer un instant
de dessein:
en supposant que les périls qu'elle lui peignait fussent bien réels,
était-ce trop que
d'acheter, par quelques dangers du moment le bonheur de la voir tous les jours?
Quelle vie mènerait-il quand il serait de nouveau réfugié à Bologne ou à
Florence? car, en se sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas même espérer la
permission de vivre à Parme. Et même, quand le prince changerait au point de le
mettre en liberté (ce qui était si peu probable, puisque lui, Fabrice,
était devenu,
pour une faction puissante, un moyen de renverser le comte Mosca), quelle vie
mènerait-il à Parme, séparé de Clélia par toute la haine qui divisait les deux
partis? Une ou deux fois par mois, peut-être, le hasard les placerait dans les
mêmes salons; mais, même alors, quelle sorte de conversation pourrait-il avoir
avec elle? Comment retrouver cette intimité parfaite dont chaque jour
maintenant
il jouissait pendant plusieurs heures? que serait la conversation de salon,
comparée à celle qu'ils faisaient avec des alphabets? Et, quand je devrais
acheter
cette vie de délices et cette chance unique de bonheur par quelques petits
dangers, où serait le mal? Et ne serait-ce pas encore un bonheur que de trouver
ainsi une faible occasion de lui donner une preuve de mon amour?

Fabrice ne vit dans la lettre de Clélia que l'occasion de lui demander une
entrevue:
c'était l'unique et constant objet de tous ses désirs; il ne lui avait
parlé qu'une fois,
et encore un instant, au moment de son entrée en prison, et il y avait
alors de cela
plus de deux cents jours.

Il se présentait un moyen facile de rencontrer Clélia: l'excellent abbé don
Cesare
accordait à Fabrice une demi-heure de promenade sur la terrasse de la tour
Farnèse tous les jeudis, pendant le jour; mais les autres jours de la
semaine, cette
promenade, qui pouvait être remarquée par tous les habitants de Parme et des
environs et compromettre gravement le gouverneur, n'avait lieu qu'à la
tombée de
la nuit. Pour monter sur la terrasse de la tour Farnèse il n'y avait
d'autre escalier
que celui du petit clocher dépendant de la chapelle si lugubrement décorée en
marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient peut-être. Grillo
conduisait
Fabrice à cette chapelle, il lui ouvrait le petit escalier du clocher: son
devoir eût
été de l'y suivre, mais, comme les soirées commençaient à être fraîches, le
geôlier
le laissait monter seul, l'enfermait à clef dans ce clocher qui
communiquait à la
terrasse, et retournait se chauffer dans sa chambre. Eh bien! un soir,
Clélia ne
pourrait-elle pas se trouver, escortée par sa femme de chambre, dans la
chapelle
de marbre noir?

Toute la longue lettre par laquelle Fabrice répondait à celle de Clélia
était calculée
pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait confidence avec une
sincérité
parfaite, et comme s'il se fût agi d'une autre personne, de toutes les
raisons qui le
décidaient à ne pas quitter la citadelle.

Je m'exposerais chaque jour à la perspective de mille morts pour avoir le
bonheur
de vous parler à l'aide de nos alphabets, qui maintenant ne nous arrêtent
pas un
instant, et vous voulez que je fasse la duperie de m'exiler à Parme, ou
peut-être à
Bologne ou même à Florence! Vous voulez que je marche pour m'éloigner de
vous! Sachez qu'un tel effort m'est impossible; c'est en vain que je vous
donnerais ma parole, je ne pourrais la tenir.

Le résultat de cette demande de rendez-vous fut une absence de Clélia, qui ne
dura pas moins de cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint à la volière
que dans
les instants où elle savait que Fabrice ne pouvait pas faire usage de la petite
ouverture pratiquée à l'abat-jour. Fabrice fut au désespoir; il conclut de
cette
absence que, malgré certains regards qui lui avaient fait concevoir de folles
espérances, jamais il n'avait inspiré à Clélia d'autres sentiments que ceux
d'une
simple amitié. En ce cas, se disait-il, que m'importe la vie? que le prince
me la
fasse perdre, il sera le bienvenu; raison de plus pour ne pas quitter la
forteresse.
Et c'était avec un profond sentiment de dégoût que, toutes les nuits, il
répondait
aux signaux de la petite lampe. La duchesse le crut tout à fait fou quand
elle lut,
sur le bulletin des signaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots
étranges: je ne veux pas me sauver; je veux mourir ici!

Pendant ces cinq journées, si cruelles pour Fabrice, Clélia était plus
malheureuse
que lui; elle avait eu cette idée, si poignante pour une âme généreuse: mon
devoir
est de m'enfuir dans un couvent, loin de la citadelle; quand Fabrice saura
que je
ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par Grillo et par tous les
geôliers, alors il se
déterminera à une tentative d'évasion. Mais aller au couvent, c'était
renoncer à
jamais revoir Fabrice; et renoncer à le voir quand il donnait une preuve si
évidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier à la duchesse
n'existaient plus maintenant! Quelle preuve d'amour plus touchante un jeune
homme pouvait-il donner? Après sept longs mois de prison, qui avaient
gravement altéré sa santé, il refusait de reprendre sa liberté. Un être
léger, tel que
les discours des courtisans avaient dépeint Fabrice aux yeux de Clélia, eût
sacrifié
vingt maîtresses pour sortir un jour plus tôt de la citadelle; et que
n'eût-il pas fait
pour sortir d'une prison où chaque jour le poison pouvait mettre fin à sa vie!

Clélia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas chercher un
refuge dans un couvent, ce qui en même temps lui eût donné un moyen tout
naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois cette faute commise,
comment résister à ce jeune homme si aimable, si naturel, si tendre, qui
exposait
sa vie à des périls affreux pour obtenir le simple bonheur de l'apercevoir
d'une
fenêtre à l'autre? Après cinq jours de combats affreux, entremêlés de
moments de
mépris pour elle-même, Clélia se détermina à répondre à la lettre par laquelle
Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre
noir. A la
vérité elle refusait, et en termes assez durs; mais de ce moment toute
tranquillité
fut perdue pour elle, à chaque instant son imagination lui peignait Fabrice
succombant aux atteintes du poison; elle venait six ou huit fois par jour à la
volière, elle éprouvait le besoin passionné de s'assurer par ses yeux que
Fabrice
vivait.

S'il est encore à la forteresse, se disait-elle, s'il est exposé à toutes
les horreurs que
la faction Raversi trame peut-être contre lui dans le but de chasser le comte
Mosca, c'est uniquement parce que j'ai eu la lâcheté de ne pas m'enfuir au
couvent! Quel prétexte pour rester ici une fois qu'il eût été certain que
je m'en
étais éloignée à jamais?

Cette fille si timide à la fois et si hautaine en vint à courir la chance
d'un refus de
la part du geôlier Grillo; bien plus, elle s'exposa à tous les commentaires
que cet
homme pourrait se permettre sur la singularité de sa conduite. Elle
descendit à ce
degré d'humiliation de le faire appeler, et de lui dire d'une voix
tremblante et qui
trahissait tout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa
liberté,
que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux démarches les plus
actives, que souvent il était nécessaire d'avoir à l'instant même la réponse du
prisonnier à de certaines propositions qui étaient faites, et qu'elle
l'engageait, lui
Grillo, à permettre à Fabrice de pratiquer une ouverture dans l'abat-jour qui
masquait sa fenêtre, afin qu'elle pût lui communiquer par signes les avis
qu'elle
recevait plusieurs fois la journée de Mme Sanseverina.

Grillo sourit et lui donna l'assurance de son respect et de son obéissance.
Clélia
lui sut un gré infini de ce qu'il n'ajoutait aucune parole; il était
évident qu'il savait
fort bien tout ce qui se passait depuis plusieurs mois.

A peine ce geôlier fut-il hors de chez elle que Clélia fit le signal dont
elle était
convenue pour appeler Fabrice dans les grandes occasions; elle lui avoua
tout ce
qu'elle venait de faire. Vous voulez périr par le poison, ajouta-t-elle:
j'espère avoir
le courage un de ces jours de quitter mon père, et de m'enfuir dans quelque
couvent lointain; voilà l'obligation que je vous aurai; alors j'espère que
vous ne
résisterez plus aux plans qui peuvent vous être proposés pour vous tirer
d'ici; tant
que vous y êtes, j'ai des moments affreux et déraisonnables; de la vie je n'ai
contribué au malheur de personne, et il me semble que je suis cause que vous
mourrez. Une pareille idée que j'aurais au sujet d'un parfait inconnu me
mettrait
au désespoir, jugez de ce que j'éprouve quand je viens à me figurer qu'un ami,
dont la déraison me donne de graves sujets de plaintes, mais qu'enfin je
vois tous
les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment même aux douleurs
de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de vous-même que vous vivez.

C'est pour me soustraire à cette affreuse douleur que je viens de m'abaisser
jusqu'à demander une grâce à un subalterne qui pouvait me la refuser, et
qui peut
encore me trahir. Au reste, je serais peut-être heureuse qu'il vînt me
dénoncer à
mon père, à l'instant je partirais pour le couvent, je ne serais plus la
complice bien
involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer
longtemps, vous obéirez aux ordres de la duchesse. Etes-vous satisfait, ami
cruel?
c'est moi qui vous sollicite de trahir mon père! Appelez Grillo, et
faites-lui un
cadeau.

Fabrice était tellement amoureux, la plus simple expression de la volonté de
Clélia le plongeait dans une telle crainte, que même cette étrange
communication
ne fut point pour lui la certitude d'être aimé. Il appela Grillo auquel il paya
généreusement les complaisances passées, et quant à l'avenir, il lui dit
que pour
chaque jour qu'il lui permettrait de faire usage de l'ouverture pratiquée dans
l'abat-jour, il recevrait un sequin. Grillo fut enchanté de ces conditions.

-- Je vais vous parler le coeur sur la main, monseigneur: voulez-vous vous
soumettre à manger votre dîner froid tous les jours? il est un moyen bien
simple
d'éviter le poison. Mais je vous demande la plus profonde discrétion, un
geôlier
doit tout voir et ne rien deviner, etc., etc. Au lieu d'un chien j'en aurai
plusieurs, et
vous-même vous leur ferez goûter de tous les plats dont vous aurez le projet de
manger; quant au vin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu'aux
bouteilles dont j'aurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre à
jamais, il
suffit qu'elle fasse confidence de ces détails même à Mlle Clélia; les
femmes sont
toujours femmes; si demain elle se brouille avec vous, après-demain, pour se
venger, elle raconte toute cette invention à son père, dont la plus douce
joie serait
d'avoir de quoi faire pendre un geôlier. Après Barbone, c'est peut-être
l'être le plus
méchant de la forteresse, et c'est là ce qui fait le vrai danger de votre
position; il
sait manier le poison, soyez-en sûr, et il ne me pardonnerait pas cette
idée d'avoir
trois ou quatre petits chiens.

Il y eut une nouvelle sérénade. Maintenant Grillo répondait à toutes les
questions
de Fabrice; il s'était bien promis toutefois d'être prudent, et de ne point
trahir Mlle
Clélia, qui, selon lui, tout en étant sur le point d'épouser le marquis
Crescenzi,
l'homme le plus riche des états de Parme, n'en faisait pas moins l'amour,
autant
que les murs de la prison le permettaient, avec l'aimable monsignore del Dongo.
Il répondait aux dernières questions de celui-ci sur la sérénade, lorsqu'il eut
l'étourderie d'ajouter: On pense qu'il l'épousera bientôt. On peut juger de
l'effet de
ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne répondit aux signaux de la lampe que
pour annoncer qu'il était malade. Le lendemain matin, dès les dix heures,
Clélia
ayant paru à la volière, il lui demanda, avec un ton de politesse cérémonieuse
bien nouveau entre eux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement
qu'elle
aimait le marquis Crescenzi, et qu'elle était sur le point de l'épouser.

-- C'est que rien de tout cela n'est vrai, répondit Clélia avec impatience.
Il est
véritable aussi que le reste de sa réponse fut moins net: Fabrice le lui fit
remarquer et profita de l'occasion pour renouveler la demande d'une entrevue.
Clélia, qui voyait sa bonne foi mise en doute l'accorda presque aussitôt,
tout en
lui faisant observer qu'elle se déshonorait à jamais aux yeux de Grillo. Le
soir,
quand la nuit fut faite, elle parut, accompagnée de sa femme de chambre,
dans la
chapelle de marbre noir; elle s'arrêta au milieu, à côté de la lampe de
veille; la
femme de chambre et Grillo retournèrent à trente pas auprès de la porte.
Clélia,
toute tremblante, avait préparé un beau discours: son but était de ne point
faire
d'aveu compromettant, mais la logique de la passion est pressante; le profond
intérêt qu'elle met à savoir la vérité ne lui permet point de garder de vains
ménagements, en même temps que l'extrême dévouement qu'elle sent pour ce
qu'elle aime lui ôte la crainte d'offenser. Fabrice fut d'abord ébloui de
la beauté de
Clélia, depuis près de huit mois il n'avait vu d'aussi près que des
geôliers. Mais le
nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta quand il vit
clairement que Clélia ne répondait qu'avec des ménagements prudents; Clélia
elle-même comprit qu'elle augmentait les soupçons au lieu de les dissiper.
Cette
sensation fut trop cruelle pour elle.

-- Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colère et les
larmes aux
yeux, de m'avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois à moi-même?
Jusqu'au 3 août de l'année passée, je n'avais éprouvé que de l'éloignement pour
les hommes qui avaient cherché à me plaire. J'avais un mépris sans bornes et
probablement exagéré pour le caractère des courtisans, tout ce qui était
heureux à
cette cour me déplaisait. Je trouvai au contraire des qualités singulières à un
prisonnier qui le 3 août fut amené dans cette citadelle. J'éprouvai,
d'abord sans
m'en rendre compte tous les tourments de la jalousie. Les grâces d'une femme
charmante, et de moi bien connue, étaient des coups de poignard pour mon
coeur, parce que je croyais, et je crois encore un peu, que ce prisonnier
lui était
attaché. Bientôt les persécutions du marquis Crescenzi, qui avait demandé ma
main, redoublèrent; il est fort riche et nous n'avons aucune fortune; je les
repoussais avec une grande liberté d'esprit, lorsque mon père prononça le mot
fatal de couvent; je compris que si je quittais la citadelle je ne pourrais
plus veiller
sur la vie du prisonnier dont le sort m'intéressait. Le chef-d'oeuvre de mes
précautions avait été que jusqu'à ce moment il ne se doutât en aucune façon des
affreux dangers qui menaçaient sa vie. Je m'étais bien promis de ne jamais
trahir
ni mon père ni mon secret; mais cette femme d'une activité admirable, d'un
esprit
supérieur, d'une volonté terrible, qui protège ce prisonnier, lui offrit, à
ce que je
suppose, des moyens d'évasion, il les repoussa et voulut me persuader qu'il se
refusait à quitter la citadelle pour ne pas s'éloigner de moi. Alors je fis une grande
faute, je combattis pendant cinq jours, j'aurais dû à l'instant me réfugier au
couvent et quitter la forteresse: cette démarche m'offrait un moyen bien
simple de
rompre avec le marquis Crescenzi. Je n'eus point le courage de quitter la
forteresse et je suis une fille perdue; je me suis attachée à un homme
léger: je sais
quelle a été sa conduite à Naples; et quelle raison aurais-je de croire
qu'il aura
changé de caractère? Enfermé dans une prison sévère, il a fait la cour à la
seule
femme qu'il pût voir, elle a été une distraction pour son ennui. Comme il ne
pouvait lui parler qu'avec de certaines difficultés, cet amusement a pris
la fausse
apparence d'une passion. Ce prisonnier s'étant fait un nom dans le monde
par son
courage, il s'imagine prouver que son amour est mieux qu'un simple goût
passager, en s'exposant à d'assez grands périls pour continuer à voir la
personne
qu'il croit aimer. Mais dès qu'il sera dans une grande ville, entouré de
nouveau
des séductions de la société, il sera de nouveau ce qu'il a toujours été,
un homme
du monde adonné aux dissipations, à la galanterie, et sa pauvre compagne de
prison finira ses jours dans un couvent, oubliée de cet être léger, et avec
le mortel
regret de lui avoir fait un aveu.

Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits, fut
comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il était éperdument
amoureux, aussi il était parfaitement convaincu qu'il n'avait jamais aimé avant
d'avoir vu Clélia, et que la destinée de sa vie était de ne vivre que pour elle.

Le lecteur se figure sans doute les belles choses qu'il disait, lorsque la
femme de
chambre avertit sa maîtresse que onze heures et demie venaient de sonner,
et que
le général pouvait rentrer à tout moment; la séparation fut cruelle.

-- Je vous vois peut-être pour la dernière fois, dit Clélia au prisonnier:
une mesure
qui est dans l'intérêt évident de la cabale Raversi peut vous fournir une
cruelle
façon de prouver que vous n'êtes pas inconstant. Clélia quitta Fabrice étouffée
par ses sanglots, et mourant de honte de ne pouvoir les dérober entièrement
à sa
femme de chambre ni surtout au geôlier Grillo. Une seconde conversation n'était
possible que lorsque le général annoncerait devoir passer la soirée dans le
monde;
et comme depuis la prison de Fabrice, et l'intérêt qu'elle inspirait à la
curiosité du
courtisan, il avait trouvé prudent de se donner un accès de goutte presque
continuel, ses courses à la ville, soumises aux exigences d'une politique
savante,
ne se décidaient qu'au moment de monter en voiture.

Depuis cette soirée dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut une
suite de
transports de joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient encore
s'opposer à
son bonheur; mais enfin il avait cette joie suprême et peu espérée d'être
aimé par
l'être divin qui occupait toutes ses pensées.

La troisième journée après cette entrevue, les signaux de la lampe finirent
de fort
bonne heure, à peu près sur le minuit; à l'instant où ils se terminaient,
Fabrice eut
presque la tête cassée par une grosse balle de plomb qui, lancée dans la partie
supérieure de l'abat-jour de sa fenêtre, vint briser ses vitres de papier
et tomba
dans sa chambre.

Cette fort grosse balle n'était point aussi pesante à beaucoup près que
l'annonçait
son volume; Fabrice réussit facilement à l'ouvrir et trouva une lettre de la
duchesse. Par l'entremise de l'archevêque qu'elle flattait avec soin, elle
avait gagné
un soldat de la garnison de la citadelle. Cet homme, frondeur adroit,
trompait les
soldats placés en sentinelle aux angles et à la porte du palais du
gouverneur ou
s'arrangeait avec eux.

«Il faut te sauver avec des cordes: je frémis en te donnant cet avis étrange,
j'hésite depuis plus de deux mois entiers à te dire cette parole; mais l'avenir
officiel se rembrunit chaque jour, et l'on peut s'attendre à ce qu'il y a
de pis. A
propos, recommence à l'instant les signaux avec ta lampe, pour nous prouver que
tu as reçu cette lettre dangereuse; marque P, B et G à la monaca, c'est-à-dire
quatre, douze et deux; je ne respirerai pas jusqu'à ce que j'aie vu ce
signal; je suis
à la tour, on répondra par N et O, sept et cinq. La réponse reçue, ne fais plus
aucun signal, et occupe-toi uniquement à comprendre ma lettre. »

Fabrice se hâta d'obéir, et fit les signaux convenus qui furent suivis des
réponses
annoncées, puis il continua la lecture de la lettre.

«On peut s'attendre à ce qu'il y a de pis; c'est ce que m'ont déclaré les trois
hommes dans lesquels j'ai le plus de confiance, après que je leur ai fait
jurer sur
l'Evangile de me dire la vérité, quelque cruelle qu'elle pût être pour moi. Le
premier de ces hommes menaça le chirurgien dénonciateur à Ferrare de tomber
sur lui avec un couteau ouvert à la main; le second te dit à ton retour de
Belgirate,
qu'il aurait été plus strictement prudent de donner un coup de pistolet au
valet de
chambre qui arrivait en chantant dans le bois et conduisant en laisse un beau
cheval un peu maigre; tu ne connais pas le troisième, c'est un voleur de grand
chemin de mes amis, homme d'exécution s'il en fut, et qui autant de courage que
toi; c'est pourquoi surtout je lui ai demandé de me déclarer ce que tu
devais faire.
Tous les trois m'ont dit, sans savoir chacun que j'eusse consulté les deux
autres,
qu'il vaut mieux s'exposer à se casser le cou que de passer encore onze
années et
quatre mois dans la crainte continuelle d'un poison fort probable.

«Il faut pendant un mois t'exercer dans ta chambre à monter et descendre au
moyen d'une corde nouée. Ensuite, un jour de fête où la garnison de la
citadelle
aura reçu une gratification de vin, tu tenteras la grande entreprise. Tu
auras trois
cordes en soie et chanvre, de la grosseur d'une plume de cygne, la première de
quatre-vingts pieds pour descendre les trente-cinq pieds qu'il y a de ta
fenêtre au
bois d'orangers, la seconde de trois cents pieds, et c'est là la difficulté
à cause du
poids, pour descendre les cent quatre-vingts pieds qu'a de hauteur le mur de la
grosse tour; une troisième de trente pieds te servira à descendre le
rempart. Je
passe ma vie à étudier le grand mur à l'orient, c'est-à-dire du côté de
Ferrare: une
fente causée par un tremblement de terre a été remplie au moyen d'un contrefort
qui forme plan incliné. Mon voleur de grand chemin m'assure qu'il se ferait
fort de descendre de ce côté-là sans trop de difficulté et sous peine
seulement de
quelques écorchures, en se laissant glisser sur le plan incliné formé par ce
contrefort. L'espace vertical n'est que de vingt-huit pieds tout à fait au
bas; ce côté
est le moins bien gardé. »

«Cependant, à tout prendre, mon voleur, qui trois fois s'est sauvé de
prison, et
que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu'il exècre les gens de ta
caste; mon
voleur de grand chemin, dis-je, agile et leste comme toi, pense qu'il aimerait
mieux descendre par le côté du couchant, exactement vis-à-vis le petit palais
occupé jadis par la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le déciderait pour
ce côté,
c'est que la muraille, quoique très peu inclinée, est presque constamment
garnie
de broussailles; il y a des brins de bois, gros comme le petit doigt, qui
peuvent
fort bien écorcher si l'on n'y prend garde, mais qui, aussi, sont
excellents pour se
retenir. Encore ce matin, je regardais ce côté du couchant avec une excellente
lunette; la place à choisir, c'est précisément au-dessous d'une pierre
neuve que
l'on a placée à la balustrade d'en haut, il y a deux ou trois ans.
Verticalement au-
dessous de cette pierre, tu trouveras d'abord un espace nu d'une vingtaine de
pieds; il faut aller là très lentement (tu sens si mon coeur frémit en te
donnant ces
instructions terribles, mais le courage consiste à savoir choisir le
moindre mal, si
affreux qu'il soit encore); après l'espace nu, tu trouveras quatre-vingts
ou quatre-
vingt-dix pieds de broussailles fort grandes, où l'on voit voler des
oiseaux, puis
un espace de trente pieds qui n'a que des herbes, des violiers et des
pariétaires.
Ensuite, en approchant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin
vingt-cinq ou
trente pieds récemment éparvérés. »

«Ce qui me déciderait pour ce côté, c'est que là se trouve verticalement, au-
dessous de la pierre neuve de la balustrade d'en haut, une cabane en bois bâtie
par un soldat dans son jardin, et que le capitaine du génie employé à la
forteresse
veut le forcer à démolir; elle a dix-sept pieds de haut, elle est couverte
en chaume,
et le toit touche au grand mur de la citadelle. C'est ce toit qui me tente;
dans le cas
affreux d'un accident, il amortirait la chute. Une fois arrivé là, tu es
dans l'enceinte
des remparts assez négligemment gardés; si l'on t'arrêtait là, tire des
coups de
pistolet et défends-toi quelques minutes. Ton ami de Ferrare et un autre homme
de coeur, celui que j'appelle le voleur de grand chemin, auront des
échelles, et
n'hésiteront pas à escalader ce rempart assez bas, et à voler à ton secours. »

«Le rempart n'a que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand talus. Je
serai au
pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens armés. »

«J'ai l'espoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la même voie
que celle-ci.
Je répéterai sans cesse les mêmes choses en d'autres termes, afin que nous
soyons bien d'accord. Tu devines de quel coeur je te dis que l'homme du coup
de pistolet au valet de chambre
, qui, après tout, est le meilleur des
êtres et se
meurt de repentir, pense que tu en seras quitte pour un bras cassé. Le
voleur de
grand chemin, qui a plus d'expérience de ces sortes d'expéditions, pense
que, si
tu veux descendre fort lentement, et surtout sans te presser, ta liberté ne te
coûtera que des écorchures. La grande difficulté, c'est d'avoir des cordes;
c'est à
quoi aussi je pense uniquement depuis quinze jours que cette grande idée occupe
tous mes instants. »

«Je ne réponds pas à cette folie, la seule chose sans esprit que tu aies
dite de ta
vie: «Je ne veux pas me sauver! » L'homme du coup de pistolet au valet de
chambre s'écria que l'ennui t'avait rendu fou. Je ne te cacherai point que nous
redoutons un fort imminent danger qui peut-être fera hâter le jour de ta fuite.
Pour t'annoncer ce danger, la lampe dira plusieurs fois de suite: Le feu a
pris au
château!
»

«Tu répondras: »

«Mes livres sont-ils brûlés? »

Cette lettre contenait encore cinq ou six pages de détails; elle était
écrite en
caractères microscopiques sur du papier très fin.

-- Tout cela est fort beau et fort bien inventé, se dit Fabrice; je dois une
reconnaissance éternelle au comte et à la duchesse; ils croiront peut-être
que j'ai
eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que jamais l'on se sauva d'un
lieu où
l'on est au comble du bonheur, pour aller se jeter dans un exil affreux où tout
manquera jusqu'à l'air pour respirer? Que ferais-je au bout d'un mois que
je serais
à Florence? je prendrais un déguisement pour venir rôder auprès de la porte de
cette forteresse, et tâcher d'épier un regard!

Le lendemain, Fabrice eut peur; il était à sa fenêtre vers les onze heures,
regardant
le magnifique paysage et attendant l'instant heureux où il pourrait voir
Clélia,
lorsque Grillo entra hors d'haleine dans sa chambre:

-- Et vite! vite! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant d'être
malade; voici trois juges qui montent! Ils vont vous interroger:
réfléchissez bien
avant de parler; ils viennent pour vous entortiller.

En disant ces paroles Grillo se hâtait de fermer la petite trappe de
l'abat-jour,
poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou trois manteaux.

-- Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites répéter les
questions pour réfléchir.

Les trois juges entrèrent. Trois échappés des galères, se dit Fabrice en
voyant ces
physionomies basses, et non pas trois juges; ils avaient de longues robes
noires.
Ils saluèrent gravement, et occupèrent, sans mot dire, les trois chaises
qui étaient
dans la chambre.

-- Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus âgé, nous sommes peinés de la triste
mission que nous venons remplir auprès de vous. Nous sommes ici pour vous
annoncer le décès de Son Excellence M. le marquis del Dongo, votre père,
second grand majordome major du royaume lombardo-vénitien, chevalier grand-
croix des ordres de, etc., etc., etc. Fabrice fondit en larmes; le juge
continua.

-- Madame la marquise del Dongo, votre mère, vous fait part de cette nouvelle
par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des réflexions
inconvenantes, par un arrêt d'hier, la cour de justice a décidé que sa
lettre vous
serait communiquée seulement par extrait, et c'est cet extrait que M. le
greffier
Bona va vous lire.

Cette lecture terminée, le juge s'approcha de Fabrice toujours couché, et
lui fit
suivre sur la lettre de sa mère les passages dont on venait de lire les copies.
Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement injuste, punition cruelle
pour un crime qui n'en est pas un
, et comprit ce qui avait motivé la
visite des
juges. Du reste dans son mépris pour des magistrats sans probité, il ne
leur dit
exactement que ces paroles:

-- Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous m'excuserez
si je
ne puis me lever.

Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit: Suis-je
hypocrite?
il me semblait que je ne l'aimais point.

Ce jour-là et les suivants, Clélia fut fort triste; elle l'appela plusieurs
fois, mais eut
à peine le courage de lui dire quelques paroles. Le matin du cinquième jour qui
suivit la première entrevue, elle lui dit que dans la soirée elle viendrait
à la
chapelle de marbre.

-- Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant. Elle
était
tellement tremblante qu'elle avait besoin de s'appuyer sur sa femme de chambre.
Après l'avoir renvoyée à l'entrée de la chapelle: -- Vous allez me donner votre
parole d'honneur, ajouta-t-elle d'une voix à peine intelligible, vous allez me
donner votre parole d'honneur d'obéir à la duchesse, et de tenter de fuir
le jour
qu'elle vous l'ordonnera et de la façon qu'elle vous l'indiquera, ou demain
matin je
me réfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous
adresserai
la parole.

Fabrice resta muet.

-- Promettez, dit Clélia les larmes aux yeux et comme hors d'elle-même, ou bien
nous nous parlons ici pour la dernière fois. La vie que vous m'avez faite est
affreuse: vous êtes ici à cause de moi et chaque jour peut être le dernier
de votre
existence. En ce moment Clélia était si faible qu'elle fut obligée de
chercher un
appui sur un énorme fauteuil placé jadis au milieu de la chapelle, pour
l'usage du
prince prisonnier; elle était sur le point de se trouver mal.

-- Que faut-il promettre? dit Fabrice d'un air accablé.

-- Vous le savez.

-- Je jure donc de me précipiter sciemment dans un malheur affreux, et de me
condamner à vivre loin de tout ce que j'aime au monde.

-- Promettez des choses précises.

-- Je jure d'obéir à la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu'elle le
voudra et
comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de vous?

-- Jurez de vous sauver, quoi qu'il puisse arriver.

-- Comment! êtes-vous décidée à épouser le marquis Crescenzi dès que je n'y
serai plus?

-- O Dieu! quelle âme me croyez-vous?... Mais jurez, ou je n'aurai plus un seul
instant la paix de l'âme.

-- Eh bien! je jure de me sauver d'ici le jour que Mme Sanseverina
l'ordonnera, et
quoi qu'il puisse arriver d'ici là.

Ce serment obtenu, Clélia était si faible qu'elle fut obligée de se retirer
après avoir
remercié Fabrice.

-- Tout était prêt pour ma fuite demain matin, lui dit-elle, si vous vous étiez
obstiné à rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la dernière fois de
ma vie,
j'en avais fait le voeu à la Madone. Maintenant, dès que je pourrai sortir
de ma
chambre, j'irai examiner le mur terrible au-dessous de la pierre neuve de la
balustrade.

Le lendemain, il la trouva pâle au point de lui faire une vive peine. Elle
lui dit de la
fenêtre de la volière:

-- Ne nous faisons point illusion, cher ami; comme il y a du péché dans notre
amitié, je ne doute pas qu'il ne nous arrive malheur. Vous serez découvert en
cherchant à prendre la fuite, et perdu à jamais, si ce n'est pis; toutefois
il faut
satisfaire à la prudence humaine, elle nous ordonne de tout tenter. Il vous
faut
pour descendre en dehors de la grosse tour une corde solide de plus de deux
cents pieds de longueur. Quelques soins que je me donne depuis que je sais le
projet de la duchesse, je n'ai pu me procurer que des cordes formant à peine
ensemble une cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes
les cordes que l'on voit dans la forteresse sont brûlées, et tous les soirs
on enlève
les cordes des puits, si faibles d'ailleurs que souvent elles cassent en
remontant
leur léger fardeau. Mais priez Dieu qu'il me pardonne, je trahis mon père,
et je
travaille, fille dénaturée, à lui donner un chagrin mortel. Priez Dieu pour
moi, et si
votre vie est sauvée, faites le voeu d'en consacrer tous les instants à sa
gloire.

Voici une idée qui m'est venue: dans huit jours je sortirai de la citadelle
pour
assister aux noces d'une des soeurs du marquis Crescenzi. Je rentrerai le soir
comme il est convenable, mais je ferai tout au monde pour ne rentrer que fort
tard, et peut-être Barbone n'osera-t-il pas m'examiner de trop près. A
cette noce
de la soeur du marquis se trouveront les plus grandes dames de la cour, et sans
doute Mme Sanseverina. Au nom de Dieu! faites qu'une de ces dames me
remette un paquet de cordes bien serrées, pas trop grosses, et réduites au plus
petit volume. Dussé-je m'exposer à mille morts, j'emploierai les moyens même
les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes dans la citadelle, au
mépris, hélas! de tout mes devoirs. Si mon père en a connaissance je ne vous
reverrai jamais; mais quelle que soit la destinée qui m'attend, je serai
heureuse
dans les bornes d'une amitié de soeur si je puis contribuer à vous sauver.

Le soir même, par la correspondance de nuit au moyen de la lampe, Fabrice
donna avis à la duchesse de l'occasion unique qu'il y aurait de faire
entrer dans la
citadelle une quantité de cordes suffisante. Mais il la suppliait de garder
le secret
même envers le comte, ce qui parut bizarre. Il est fou, pensa la duchesse, la
prison l'a changé, il prend les choses au tragique. Le lendemain, une balle de
plomb, lancée par le frondeur, apporta au prisonnier l'annonce du plus
grand péril
possible: la personne qui se chargeait de faire entrer les cordes, lui
disait-on, lui
sauvait positivement et exactement la vie. Fabrice se hâta de donner cette
nouvelle à Clélia. Cette balle de plomb apportait aussi à Fabrice une vue fort
exacte du mur du couchant par lequel il devait descendre du haut de la grosse
tour dans l'espace compris entre les bastions; de ce lieu, il était assez
facile
ensuite de se sauver, les remparts n'ayant que vingt-trois pieds de haut et
étant
assez négligemment gardés. Sur le revers du plan était écrit d'une petite
écriture
fine un sonnet magnifique: une âme généreuse exhortait Fabrice à prendre la
fuite, et à ne pas laisser avilir son âme et dépérir son corps par les onze
années de
captivité qu'il avait encore à subir.

Ici un détail nécessaire et qui explique en partie le courage qu'eut la
duchesse de
conseiller à Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige d'interrompre pour un
instant l'histoire de cette entreprise hardie.

Comme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi
n'était pas
fort uni. Le chevalier Riscara détestait le fiscal Rassi qu'il accusait de
lui avoir fait
perdre un procès important dans lequel, à la vérité, lui Riscara avait
tort. Par
Riscara, le prince reçut un avis anonyme qui l'avertissait qu'une
expédition de la
sentence de Fabrice avait été adressée officiellement au gouverneur de la
citadelle. La marquise Raversi, cet habile chef de parti, fut excessivement
contrariée de cette fausse démarche, et en fit aussitôt donner avis à son
ami, le
fiscal général; elle trouvait fort simple qu'il voulût tirer quelque chose
du ministre
Mosca, tant que Mosca était au pouvoir. Rassi se présenta intrépidement au
palais, pensant bien qu'il en serait quitte pour quelques coups de pied; le
prince
ne pouvait se passer d'un jurisconsulte habile, et Rassi avait fait exiler
comme
libéraux un juge et un avocat, les seuls hommes du pays qui eussent pu prendre
sa place.

Le prince hors de lui le chargea d'injures et avançait sur lui pour le battre.

-- Eh bien, c'est une distraction de commis, répondit Rassi du plus grand sang-
froid; la chose est prescrite par la loi, elle aurait dû être faite le
lendemain de
l'écrou du sieur del Dongo à la citadelle. Le commis plein de zèle a cru
avoir fait
un oubli, et m'aura fait signer la lettre d'envoi comme une chose de forme.

-- Et tu prétends me faire croire des mensonges aussi mal bâtis? s'écria le
prince
furieux; dis plutôt que tu t'es vendu à ce fripon de Mosca, et c'est pour
cela qu'il
t'a donné la croix. Mais parbleu, tu n'en seras pas quitte pour des coups:
je te ferai
mettre en jugement, je te révoquerai honteusement.

-- Je vous défie de me faire mettre en jugement! répondit Rassi avec
assurance, il
savait que c'était un sûr moyen de calmer le prince: la loi est pour moi,
et vous
n'avez pas un second Rassi pour savoir l'éluder. Vous ne me révoquerez pas,
parce qu'il est des moments où votre caractère est sévère, vous avez soif
de sang
alors, mais en même temps vous tenez à conserver l'estime des Italiens
raisonnables; cette estime est un sine qua non pour votre ambition. Enfin,
vous me rappellerez au premier acte de sévérité dont votre caractère vous
fera un
besoin, et, comme à l'ordinaire, je vous procurerai une sentence bien régulière
rendue par des juges timides et assez honnêtes gens, et qui satisfera vos
passions.
Trouvez un autre homme dans vos états aussi utile que moi!

Cela dit, Rassi s'enfuit; il en avait été quitte pour un coup de règle bien
appliqué
et cinq ou six coups de pied. En sortant du palais, il partit pour sa terre
de Riva; il
avait quelque crainte d'un coup de poignard dans le premier mouvement de
colère, mais il ne doutait pas non plus qu'avant quinze jours un courrier ne le
rappelât dans la capitale. Il employa le temps qu'il passa à la campagne à
organiser un moyen de correspondance sûr avec le comte Mosca; il était
amoureux fou du titre de baron, et pensait que le prince faisait trop de cas de
cette chose jadis sublime, la noblesse, pour la lui conférer jamais; tandis
que le
comte, très fier de sa naissance, n'estimait que la noblesse prouvée par
des titres
avant l'an 1400.

Le fiscal général ne s'était point trompé dans ses prévisions: il y avait à
peine huit
jours qu'il était à sa terre, lorsqu'un ami du prince, qui y vint par
hasard, lui
conseilla de retourner à Parme sans délai; le prince le reçut en riant,
prit ensuite
un air fort sérieux, et lui fit jurer sur l'Evangile qu'il garderait le
secret sur ce qu'il
allait lui confier; Rassi jura d'un grand sérieux, et le prince, l'oeil
enflammé de
haine, s'écria qu'il ne serait pas le maître chez lui tant que Fabrice del
Dongo
serait en vie.

-- Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa présence;
ses regards
me bravent et m'empêchent de vivre.

Après avoir laissé le prince s'expliquer bien au long, lui, Rassi, jouant
l'extrême
embarras, s'écria enfin:

-- Votre Altesse sera obéie, sans doute, mais la chose est d'une horrible
difficulté:
il n'y a pas d'apparence de condamner un del Dongo à mort pour le meurtre d'un
Giletti; c'est déjà un tour de force étonnant que d'avoir tiré de cela
douze années
de citadelle. De plus, je soupçonne la duchesse d'avoir découvert trois des
paysans qui travaillaient à la fouille de Sanguigna et qui se trouvaient
hors du
fossé au moment où ce brigand de Giletti attaqua del Dongo.

-- Et où sont ces témoins? dit le prince irrité.

-- Cachés en Piémont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la vie de
Votre Altesse...

-- Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer à la chose.

-- Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voilà tout mon arsenal
officiel.

-- Reste le poison...

-- Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbécile de Conti?

-- Mais, à ce qu'on dit, ce ne serait pas son coup d'essai...

-- Il faudrait le mettre en colère, reprit Rassi; et d'ailleurs, lorsqu'il
expédia le
capitaine, il n'avait pas trente ans, et il était amoureux et infiniment moins
pusillanime que de nos jours. Sans doute, tout doit céder à la raison
d'Etat; mais,
ainsi pris au dépourvu et à la première vue, je ne vois, pour exécuter les
ordres du
souverain, qu'un nommé Barbone, commis-greffier de la prison, et que le sieur
del Dongo renversa d'un soufflet le jour qu'il y entra.

Une fois le prince mis à son aise, la conversation fut infinie; il la
termina en
accordant à son fiscal général un délai d'un mois; le Rassi en voulait deux. Le
lendemain, il reçut une gratification secrète de mille sequins. Pendant
trois jours il
réfléchit; le quatrième il revint à son raisonnement, qui lui semblait
évident: le
seul comte Mosca aura le coeur de me tenir parole parce que, en me faisant
baron, il ne me donne pas ce qu'il estime; secondo, en l'avertissant, je me
sauve probablement un crime pour lequel je suis à peu près payé d'avance;
tertio, je venge les premiers coups humiliants qu'ait reçus le chevalier
Rassi. La
nuit suivante, il communiqua au comte Mosca toute sa conversation avec le
prince.

Le comte faisait en secret la cour à la duchesse; il est bien vrai qu'il ne
la voyait
toujours chez elle qu'une ou deux fois par mois, mais presque toutes les
semaines
et quand il savait faire naître les occasions de parler de Fabrice, la
duchesse,
accompagnée de Chékina, venait dans la soirée avancée, passer quelques
instants dans le jardin du comte. Elle savait tromper même son cocher, qui lui
était dévoué et qui la croyait en visite dans une maison voisine.

On peut penser si le comte, ayant reçu la terrible confidence du fiscal,
fit aussitôt
à la duchesse le signal convenu. Quoique l'on fût au milieu de la nuit,
elle le fit
prier par la Chékina de passer à l'instant chez elle. Le comte, ravi comme un
amoureux de cette apparence d'intimité, hésitait cependant à tout dire à la
duchesse; il craignait de la voir devenir folle de douleur.

Après avoir cherché des demi-mots pour mitiger l'annonce fatale, il finit
cependant par lui tout dire; il n'était pas en son pouvoir de garder un
secret qu'elle
lui demandait. Depuis neuf mois le malheur extrême avait eu une grande
influence sur cette âme ardente, elle l'avait fortifiée, et la duchesse ne
s'emporta
point en sanglots ou en plaintes.

Le lendemain soir elle fit faire à Fabrice le signal du grand péril.

Le feu a pris au château.

Il répondit fort bien.

Mes livres sont-ils brulés?

La même nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans une
balle de
plomb. Ce fut huit jours après qu'eut lieu le mariage de la soeur du marquis
Crescenzi, où la duchesse commit une énorme imprudence dont nous rendrons
compte en son lieu.




Livre Second - Chapitre XXI.

A l'époque de ses malheurs il y avait déjà près d'une année que la duchesse
avait
fait une rencontre singulière: un jour qu'elle avait la luna, comme on
dit dans
le pays, elle était allée à l'improviste, sur le soir, à son château de
Sacca, situé au-
delà de Colorno, sur la colline qui domine le Pô. Elle se plaisait à
embellir cette
terre; elle aimait la vaste forêt qui couronne la colline et touche au
château; elle
s'occupait à y faire tracer des sentiers dans des directions pittoresques.

-- Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait un
jour le
prince; il est impossible qu'une forêt où l'on sait que vous vous promenez,
reste
déserte. Le prince jetait un regard sur le comte dont il prétendait
émoustiller la
jalousie.

-- Je n'ai pas de craintes, Altesse Sérénissime, répondit la duchesse d'un air
ingénu, quand je me promène dans mes bois; je me rassure par cette pensée: je
n'ai fait de mal à personne, qui pourrait me haïr? Ce propos fut trouvé
hardi, il
rappelait les injures proférées par les libéraux du pays, gens fort insolents.

Le jour de la promenade dont nous parlons, le propos du prince revint à l'esprit
de la duchesse, en remarquant un homme fort mal vêtu qui la suivait de loin à
travers le bois. A un détour imprévu que fit la duchesse en continuant sa
promenade, cet inconnu se trouva tellement près d'elle qu'elle eut peur.
Dans le
premier mouvement elle appela son garde-chasse qu'elle avait laissé à mille pas
de là, dans le parterre de fleurs tout près du château. L'inconnu eut le
temps de
s'approcher d'elle et se jeta à ses pieds. Il était jeune, fort bel homme, mais
horriblement mal mis; ses habits avaient des déchirures d'un pied de long, mais
ses yeux respiraient le feu d'une âme ardente.

-- Je suis condamné à mort, je suis le médecin Ferrante Palla, je meurs de faim
ainsi que mes cinq enfants.

La duchesse avait remarqué qu'il était horriblement maigre; mais ses yeux
étaient
tellement beaux et remplis d'une exaltation si tendre, qu'ils lui ôtèrent
l'idée du
crime. Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien dû donner de tels yeux au saint
Jean dans
le désert qu'il vient de placer à la cathédrale. L'idée de saint Jean lui
était suggérée
par l'incroyable maigreur de Ferrante. La duchesse lui donna trois sequins
qu'elle
avait dans sa bourse, s'excusant de lui offrir si peu sur ce qu'elle venait
de payer
un compte à son jardinier. Ferrante la remercia avec effusion. -- Hélas,
lui dit-il,
autrefois j'habitais les villes, je voyais des femmes élégantes; depuis qu'en
remplissant mes devoirs de citoyen je me suis fait condamner à mort, je vis
dans
les bois, et je vous suivais, non pour vous demander l'aumône ou vous voler,
mais comme un sauvage fasciné par une angélique beauté. Il y a si longtemps que
je n'ai vu deux belles mains blanches!

-- Levez-vous donc, lui dit la duchesse; car il était resté à genoux.

-- Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante; cette position me prouve
que je ne
suis pas occupé actuellement à voler, et elle me tranquillise; car vous
saurez que
je vole pour vivre depuis que l'on m'empêche d'exercer ma profession. Mais dans
ce moment-ci je ne suis qu'un simple mortel qui adore la sublime beauté. La
duchesse comprit qu'il était un peu fou, mais elle n'eut point peur; elle
voyait
dans les yeux de cet homme qu'il avait une âme ardente et bonne, et
d'ailleurs elle
ne haïssait pas les physionomies extraordinaires.

-- Je suis donc médecin, et je faisais la cour à la femme de l'apothicaire
Sarasine
de Parme: il nous a surpris et l'a chassée, ainsi que trois enfants qu'il
soupçonnait avec raison être de moi et non de lui. J'en ai eu deux depuis.
La mère
et les cinq enfants vivent dans la dernière misère, au fond d'une sorte de
cabane
construite de mes mains à une lieue d'ici, dans le bois. Car je dois me
préserver
des gendarmes, et la pauvre femme ne veut pas se séparer de moi. Je fus
condamné à mort, et fort justement: je conspirais. J'exècre le prince, qui
est un
tyran. Je ne pris pas la fuite faute d'argent. Mes malheurs sont bien plus
grands, et
j'aurais dû mille fois me tuer; je n'aime plus la malheureuse femme qui m'a
donné
ces cinq enfants et s'est perdue pour moi; j'en aime une autre. Mais si je
me tue,
les cinq enfants et la mère mourront littéralement de faim. Cet homme avait
l'accent de la sincérité.

-- Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie.

-- La mère des enfants file; la fille aînée est nourrie dans une ferme de
libéraux,
où elle garde les moutons; moi, je vole sur la route de Plaisance à Gênes.

-- Comment accordez-vous le vol avec vos principes libéraux?

-- Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j'ai quelque chose, je
leur rendrai
les sommes volées. J'estime qu'un tribun du peuple tel que moi exécute un
travail
qui, à raison de son danger, vaut bien cent francs par mois; ainsi je me
garde bien
de prendre plus de douze cents francs par an.

Je me trompe, je vole quelque petite somme au-delà, car je fais face par ce
moyen aux frais d'impression de mes ouvrages.

-- Quels ouvrages?

-- La... aura-t-elle jamais une chambre et un budget?

-- Quoi! dit la duchesse étonnée, c'est vous, monsieur, qui êtes l'un des plus
grands poètes du siècle, le fameux Ferrante Palla!

-- Fameux peut-être, mais fort malheureux, c'est sûr.

-- Et un homme de votre talent, monsieur, est obligé de voler pour vivre!

-- C'est peut-être pour cela que j'ai quelque talent. Jusqu'ici tous nos
auteurs qui
se sont fait connaître étaient des gens payés par le gouvernement ou par le
culte
qu'ils voulaient saper. Moi, primo, j'expose ma vie; secundo, songez,
madame, aux réflexions qui m'agitent lorsque je vais voler! Suis-je dans le
vrai,
me dis-je? La place de tribun rend-elle des services valant réellement cent
francs
par mois? J'ai deux chemises, l'habit que vous voyez, quelques mauvaises armes,
et je suis sûr de finir par la corde: j'ose croire que je suis
désintéressé. Je serais
heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse plus trouver que malheur auprès de
la mère de mes enfants. La pauvreté me pèse comme laide: j'aime les beaux
habits, les mains blanches...

Il regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur la saisit.

-- Adieu, monsieur, lui dit-elle: puis-je vous être bonne à quelque chose à
Parme?

-- Pensez quelquefois à cette question: son emploi est de réveiller les
coeurs et de
les empêcher de s'endormir dans ce faux bonheur tout matériel que donnent les
monarchies. Le service qu'il rend à ses concitoyens vaut-il cent francs par
mois?...
Mon malheur est d'aimer, dit-il d'un air fort doux, et depuis près de deux
ans mon
âme n'est occupée que de vous, mais jusqu'ici je vous avais vue sans vous faire
peur. Et il prit la fuite avec une rapidité prodigieuse qui étonna la
duchesse et la
rassura. Les gendarmes auraient de la peine à l'atteindre, pensa-t-elle; en
effet, il
est fou.

Il est fou, lui dirent ses gens; nous savons tous depuis longtemps que le
pauvre
homme est amoureux de madame; quand madame est ici nous le voyons errer
dans les parties les plus élevées du bois, et dès que madame est partie, il ne
manque pas de venir s'asseoir aux mêmes endroits où elle s'est arrêtée; il
ramasse
curieusement les fleurs qui ont pu tomber de son bouquet et les conserve
longtemps attachées à son mauvais chapeau.

-- Et vous ne m'avez jamais parlé de ces folies, dit la duchesse presque du
ton du
reproche.

-- Nous craignions que madame ne le dît au ministre Mosca. Le pauvre Ferrante
est si bon enfant! ça n'a jamais fait de mal à personne, et parce qu'il
aime notre
Napoléon, on l'a condamné à mort.

Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuis quatre ans
c'était
le premier secret qu'elle lui faisait, dix fois elle fut obligée de
s'arrêter court au
milieu d'une phrase. Elle revint à Sacca avec de l'or. Ferrante ne se
montra point.
Elle revint quinze jours plus tard: Ferrante, après l'avoir suivie quelque
temps en
gambadant dans le bois à cent pas de distance, fondit sur elle avec la
rapidité de
l'épervier, et se précipita à ses genoux comme la première fois.

-- Où étiez-vous il y a quinze jours?

-- Dans la montagne au-delà de Novi, pour voler des muletiers qui revenaient de
Milan où ils avaient vendu de l'huile.

-- Acceptez cette bourse.

Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu'il baisa et qu'il mit dans
son sein,
puis la rendit.

-- Vous me rendez cette bourse et vous volez!

-- Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus de
cent francs;
or, maintenant, la mère de mes enfants a quatre-vingts francs et moi j'en
ai vingt-
cinq, je suis en faute de cinq francs, et si l'on me pendait en ce moment
j'aurais
des remords. J'ai pris ce sequin parce qu'il vient de vous et que je vous aime.

L'intonation de ce mot fort simple fut parfaite. Il aime réellement, se dit la
duchesse.

Ce jour-là, il avait l'air tout à fait égaré. Il dit qu'il y avait à Parme
des gens qui lui
devaient six cents francs, et qu'avec cette somme il réparerait sa cabane où
maintenant ses pauvres petits enfants s'enrhumaient.

-- Mais je vous ferai l'avance de ces six cents francs, dit la duchesse
tout émue.

-- Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas me
calomnier, et dire que je me vends?

La duchesse attendrie lui offrit une cachette à Parme s'il voulait lui
jurer que pour
le moment il n'exercerait point sa magistrature dans cette ville, que
surtout il
n'exécuterait aucun des arrêts de mort que, disait-il, il avait in petto.

-- Et si l'on me pend par suite de mon imprudence, dit gravement Ferrante, tous
ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues années, et à qui la
faute?
Que me dira mon père en me recevant là-haut?

La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants à qui l'humidité pouvait
causer des maladies mortelles; il finit par accepter l'offre de la cachette
à Parme.

Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journée qu'il eût passée à Parme depuis
son mariage, avait montré à la duchesse une cachette fort singulière qui
existe à
l'angle méridional du palais de ce nom. Le mur de façade, qui date du moyen
âge,
a huit pieds d'épaisseur; on l'a creusé en dedans, et là se trouve une
cachette de
vingt pieds de haut, mais de deux seulement de largeur. C'est tout à côté
que l'on
admire ce réservoir d'eau cité dans tous les voyages, fameux ouvrage du
douzième siècle, pratiqué lors du siège de Parme par l'empereur Sigismond,
et qui
plus tard fut compris dans l'enceinte du palais Sanseverina.

On entre dans la cachette en faisant mouvoir une énorme pierre sur un axe
de fer
placé vers le centre du bloc. La duchesse était si profondément touchée de
la folie
du Ferrante et du sort de ses enfants, pour lesquels il refusait
obstinément tout
cadeau ayant une valeur, qu'elle lui permit de faire usage de cette cachette
pendant assez longtemps. Elle le revit un mois après, toujours dans les bois de
Sacca, et comme ce jour-là il était un peu plus calme, il lui récita un de ses
sonnets qui lui sembla égal ou supérieur à tout ce qu'on a fait de plus beau en
Italie depuis deux siècles. Ferrante obtint plusieurs entrevues; mais son amour
s'exalta, devint importun, et la duchesse s'aperçut que cette passion
suivait les lois
de tous les amours que l'on met dans la possibilité de concevoir une lueur
d'espérance. Elle le renvoya dans ses bois, lui défendit de lui adresser la
parole: il
obéit à l'instant et avec une douceur parfaite. Les choses en étaient à ce
point
quand Fabrice fut arrêté. Trois jours après, à la tombée de la nuit, un
capucin se
présenta à la porte du palais Sanseverina; il avait, disait-il, un secret
important à
communiquer à la maîtresse du logis. Elle était si malheureuse qu'elle fit
entrer:
c'était Ferrante.-- Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le tribun du
peuple doit
prendre connaissance, lui dit cet homme fou d'amour. D'autre part, agissant
comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner à madame la duchesse
Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.

Ce dévouement si sincère de la part d'un voleur et d'un fou toucha vivement la
duchesse. Elle parla longtemps à cet homme qui passait pour le plus grand poète
du nord de l'Italie, et pleura beaucoup. Voilà un homme qui comprend mon
coeur, se disait-elle. Le lendemain il reparut toujours à l'Ave Maria,
déguisé
en domestique et portant livrée.

-- Je n'ai point quitté Parme; j'ai entendu dire une horreur que ma bouche ne
répétera point; mais me voici. Songez, madame, à ce que vous refusez!
L'être que
vous voyez n'est pas une poupée de cour, c'est un homme! Il était à genoux en
prononçant ces paroles d'un air à leur donner de la valeur. Hier, je me
suis dit,
ajouta-t-il: Elle a pleuré en ma présence; donc elle est un peu moins
malheureuse!

-- Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arrêtera
dans cette ville!

-- Le tribun vous dira: Madame, qu'est-ce que la vie quand le devoir parle?
L'homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de passion pour la
vertu depuis qu'il est brûlé par l'amour, ajoutera: Madame la duchesse,
Fabrice,
un homme de coeur, va périr peut-être; ne repoussez pas un autre homme de
coeur qui s'offre à vous! Voici un corps de fer et une âme qui ne craint au monde
que de vous déplaire.

-- Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte à jamais.

La duchesse eut bien l'idée, ce soir-là, d'annoncer à Ferrante qu'elle
ferait une
petite pension à ses enfants mais elle eut peur qu'il ne partît de là pour
se tuer.

A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se dit:
Moi aussi
je puis mourir, et plût à Dieu qu'il en fût ainsi, et bientôt! si je
trouvais un homme
digne de ce nom à qui recommander mon pauvre Fabrice.

Une idée saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut, par un
écrit auquel elle mêla le peu de mots de droit qu'elle savait, qu'elle
avait reçu du
sieur Ferrante Palla la somme de 25 000 francs, sous l'expresse condition de
payer chaque année une rente viagère de 1 500 francs à la dame Sarasine et
à ses
cinq enfants. La duchesse ajouta: De plus je lègue une rente viagère de 300
francs
à chacun de ses cinq enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des
soins comme médecin à mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un frère.
Je l'en prie. Elle signa, antidata d'un an et serra ce papier.

Deux jours après Ferrante reparut. C'était au moment où toute la ville
était agitée
par le bruit de la prochaine exécution de Fabrice. Cette triste cérémonie
aurait-elle
lieu dans la citadelle ou sous les arbres de la promenade publique? Plusieurs
hommes du peuple allèrent se promener ce soir-là devant la porte de la
citadelle,
pour tâcher de voir si l'on dressait l'échafaud: ce spectacle avait ému
Ferrante. Il
trouva la duchesse noyée dans les larmes, et hors d'état de parler; elle le
salua de
la main et lui montra un siège.

Ferrante, déguisé ce jour-là en capucin, était superbe; au lieu de
s'asseoir il se mit
à genoux et pria Dieu dévotement à demi-voix. Dans un moment où la duchesse
semblait un peu plus calme, sans se déranger de sa position, il interrompit un
instant sa prière pour dire ces mots: De nouveau il offre sa vie.

-- Songez à ce que vous dites, s'écria la duchesse, avec cet oeil hagard
qui, après
les sanglots, annonce que la colère prend le dessus sur l'attendrissement.

-- Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le venger.

-- Il y a telle occurrence, répliqua la duchesse, où je pourrais accepter
le sacrifice
de votre vie.

Elle le regardait avec une attention sévère. Un éclair de joie brilla dans
son regard;
il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel. La duchesse alla se
munir d'un
papier caché dans le secret d'une grande armoire de noyer.-- Lisez, dit-elle à
Ferrante. C'était la donation en faveur de ses enfants, dont nous avons parlé.

Les larmes et les sanglots empêchaient Ferrante de lire la fin; il tomba à
genoux.

-- Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le brûla à
la bougie.

Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous êtes pris et
exécuté, car
il y va de votre tête.

-- Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie de
mourir
pour vous. Cela posé et bien compris, daignez ne plus faire mention de ce
détail
d'argent, j'y verrais un doute injurieux.

-- Si vous êtes compromis, je puis l'être aussi, repartit la duchesse, et
Fabrice
après moi: c'est pour cela, et non pas parce que je doute de votre
bravoure, que
j'exige que l'homme qui me perce le coeur soit empoisonné et non tué. Par la
même raison importante pour moi, je vous ordonne de faire tout au monde pour
vous sauver.

-- J'exécuterai fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je prévois, madame la
duchesse, que ma vengeance sera mêlée à la vôtre: il en serait autrement, que
j'obéirais encore fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas
réussir, mais j'emploierai toute ma force d'homme.

-- Il s'agit d'empoisonner le meurtrier de Fabrice.

-- Je l'avais deviné, et depuis vingt-sept mois que je mène cette vie
errante et
abominable, j'ai souvent songé à une pareille action pour mon compte.

-- Si je suis découverte et condamnée comme complice, poursuivit la duchesse
d'un ton de fierté, je ne veux point que l'on puisse m'imputer de vous avoir
séduit. Je vous ordonne de ne plus chercher à me voir avant l'époque de notre
vengeance: il ne s'agit point de le mettre à mort avant que je vous en aie
donné le
signal. Sa mort en cet instant, par exemple, me serait funeste loin de
m'être utile.
Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle
aura
lieu. J'exige qu'il meure par le poison, et j'aimerais mieux le laisser
vivre que de le
voir atteint d'un coup de feu. Pour des intérêts que je ne veux pas vous
expliquer,
j'exige que votre vie soit sauvée.

Ferrante était ravi de ce ton d'autorité que la duchesse prenait avec lui:
ses yeux
brillaient d'une profonde joie. Ainsi que nous l'avons dit, il était
horriblement
maigre; mais on voyait qu'il avait été fort beau dans sa première jeunesse,
et il
croyait être encore ce qu'il avait été jadis. Suis-je fou, se dit-il, ou
bien la
duchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donné cette preuve de
dévouement,
faire de moi l'homme le plus heureux? Et dans le fait, pourquoi pas? Est-ce
que je
ne vaux point cette poupée de comte Mosca qui, dans l'occasion, n'a rien pu
pour
elle, pas même faire évader monsignore Fabrice?

-- Je puis vouloir sa mort dès demain, continua la duchesse, toujours du même
air d'autorité. Vous connaissez cet immense réservoir d'eau qui est au coin du
palais, tout près de la cachette que vous avez occupée quelquefois; il est un
moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue: hé bien! ce sera
là le
signal de ma vengeance. Vous verrez, si vous êtes à Parme, ou vous entendrez
dire, si vous habitez les bois, que le grand réservoir du palais
Sanseverina a crevé.
Agissez aussitôt, mais par le poison, et surtout n'exposez votre vie que le
moins
possible. Que jamais personne ne sache que j'ai trempé dans cette affaire.

-- Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec un enthousiasme mal
contenu:
je suis déjà fixé sur les moyens que j'emploierai. La vie de cet homme me
devient
plus odieuse qu'elle n'était, puisque je n'oserai vous revoir tant qu'il vivra.
J'attendrai le signal du réservoir crevé dans la rue. Il salua brusquement
et partit.
La duchesse le regardait marcher.

Quand il fut dans l'autre chambre, elle le rappela.

-- Ferrante! s'écria-t-elle; homme sublime!

Il rentra, comme impatient d'être retenu; sa figure était superbe en cet
instant.

-- Et vos enfants?

-- Madame, ils seront plus riches que moi; vous leur accordez peut-être quelque
petite pension.

-- Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros étui en bois
d'olivier, voici tous les diamants qui me restent; ils valent cinquante
mille francs.

-- Ah, madame! vous m'humiliez!... dit Ferrante avec un mouvement d'horreur; et
sa figure changea du tout au tout.

-- Je ne vous reverrai jamais avant l'action: prenez, je le veux, ajouta la
duchesse
avec un air de hauteur qui atterra Ferrante; il mit l'étui dans sa poche et
sortit.

La porte avait été refermée par lui. La duchesse le rappela de nouveau; il
rentra
d'un air inquiet: la duchesse était debout au milieu du salon; elle se jeta
dans ses
bras. Au bout d'un instant, Ferrante s'évanouit presque de bonheur; la duchesse
se dégagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte.

-- Voilà le seul homme qui m'ait comprise, se dit-elle, c'est ainsi qu'en
eût agi
Fabrice, s'il eût pu m'entendre.

Il y avait deux choses dans le caractère de la duchesse, elle voulait
toujours ce
qu'elle avait voulu une fois; elle ne remettait jamais en délibération ce
qui avait
été une fois décidé. Elle citait à ce propos un mot de son premier mari,
l'aimable
général Pietranera: quelle insolence envers moi-même! disait-il; pourquoi
croirai-
je avoir plus d'esprit aujourd'hui que lorsque je pris ce parti?

De ce moment, une sorte de gaieté reparut dans le caractère de la duchesse.
Avant la fatale résolution, à chaque pas que faisait son esprit, à chaque chose
nouvelle qu'elle voyait, elle avait le sentiment de son infériorité envers
le prince,
de sa faiblesse et de sa duperie; le prince, suivant elle, l'avait lâchement trompée,
et le comte Mosca, par suite de son génie courtisanesque, quoique innocemment,
avait secondé le prince. Dès que la vengeance fut résolue, elle sentit sa
force,
chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le
bonheur
immoral qu'on trouve à se venger en Italie tient à la force d'imagination de ce
peuple; les gens des autres pays ne pardonnent pas à proprement parler, ils
oublient.

La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice.
Comme on l'a deviné peut-être, ce fut lui qui donna l'idée de l'évasion: il
existait
dans les bois, à deux lieues de Sacca, une tour du moyen âge, à demi ruinée, et
haute de plus de cent pieds; avant de parler une seconde fois de fuite à la
duchesse, Ferrante la supplia d'envoyer Ludovic, avec des hommes sûrs, disposer
une suite d'échelles auprès de cette tour. En présence de la duchesse il y
monta
avec les échelles, et en descendit avec une simple corde nouée; il
renouvela trois
fois l'expérience, puis il expliqua de nouveau son idée. Huit jours après,
Ludovic
voulut aussi descendre de cette vieille tour avec une corde nouée: ce fut
alors que
la duchesse communiqua cette idée à Fabrice.

Dans les derniers jours qui précédèrent cette tentative, qui pouvait amener
la mort
du prisonnier, et de plus d'une façon, la duchesse ne pouvait trouver un
instant de
repos qu'autant qu'elle avait Ferrante à ses côtés; le courage de cet homme
électrisait le sien; mais l'on sent bien qu'elle devait cacher au comte ce
voisinage
singulier. Elle craignait, non pas qu'il se révoltât, mais elle eût été
affligée de ses
objections, qui eussent redoublé ses inquiétudes. Quoi! prendre pour conseiller
intime un fou reconnu comme tel, et condamné à mort! Et, ajoutait la duchesse,
se parlant à elle-même, un homme qui, par la suite, pouvait faire de si
étranges
choses! Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse au moment où le comte
vint lui donner connaissance de la conversation que le prince avait eue avec
Rassi; et, lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup à faire pour empêcher
Ferrante de marcher sur-le-champ à l'exécution d'un affreux dessein!

-- Je suis fort maintenant! s'écriait ce fou; je n'ai plus de doute sur la
légitimité de
l'action!

-- Mais, dans le moment de colère qui suivra inévitablement, Fabrice serait
mis à
mort!

-- Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette descente: elle est
possible, facile
même, ajoutait-il; mais l'expérience manque à ce jeune homme.

On célébra le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, et ce fut à la fête
donnée
dans cette occasion que la duchesse rencontra Clélia, et put lui parler
sans donner
de soupçons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse elle-même
remit à Clélia le paquet de cordes dans le jardin, où ces dames étaient allées
respirer un instant. Ces cordes, fabriquées avec le plus grand soin,
mi-parties de
chanvre et de soie, avec des noeuds, étaient fort menues et assez flexibles;
Ludovic avait éprouvé leur solidité, et, dans toutes leurs parties, elles
pouvaient
porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprimées de
façon à en former plusieurs paquets de la forme d'un volume in-quarto;
Clélia s'en empara, et promit à la duchesse que tout ce qui était humainement
possible serait accompli pour faire arriver ces paquets jusqu'à la tour Farnèse.

-- Mais je crains la timidité de votre caractère; et d'ailleurs, ajouta
poliment la
duchesse, quel intérêt peut vous inspirer un inconnu?

-- M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera sauvé!

Mais la duchesse, ne comptant que fort médiocrement sur la présence d'esprit
d'une jeune personne de vingt ans, avait pris d'autres précautions dont elle se
garda bien de faire part à la fille du gouverneur. Comme il était naturel de le
supposer, ce gouverneur se trouvait à la fête donnée pour le mariage de la
soeur
du marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un
fort
narcotique, on pourrait croire dans le premier moment qu'il s'agissait d'une
attaque d'apoplexie, et alors, au lieu de le placer dans sa voiture pour le
ramener à
la citadelle, on pourrait, avec un peu d'adresse, faire prévaloir l'avis de
se servir
d'une litière, qui se trouverait par hasard dans la maison où se donnait la
fête. Là
se rencontreraient aussi des hommes intelligents, vêtus en ouvriers employés
pour la fête, et qui, dans le trouble général, s'offriraient obligeamment pour
transporter le malade jusqu'à son palais si élevé. Ces hommes, dirigés par
Ludovic, portaient une assez grande quantité de cordes, adroitement cachées
sous leurs habits. On voit que la duchesse avait réellement l'esprit égaré
depuis
qu'elle songeait sérieusement à la fuite de Fabrice. Le péril de cet être
chéri était
trop fort pour son âme, et surtout durait trop longtemps. Par excès de
précautions, elle faillit faire manquer cette fuite, ainsi qu'on va le
voir. Tout
s'exécuta comme elle l'avait projeté avec cette seule différence que le
narcotique
produisit un effet trop puissant; tout le monde crut, et même les gens de
l'art, que
le général avait une attaque d'apoplexie.

Par bonheur, Clélia, au désespoir, ne se douta en aucune façon de la
tentative si
criminelle de la duchesse. Le désordre fut tel au moment de l'entrée à la
citadelle
de la litière où le général, à demi-mort, était enfermé, que Ludovic et ses
gens
passèrent sans objection; ils ne furent fouillés que pour la bonne forme au
pont
de l'Esclave. Quand ils eurent transporté le général jusqu'à son lit, on les
conduisit à l'office, où les domestiques les traitèrent fort bien; mais
après ce
repas, qui ne finit que fort près du matin, on leur expliqua que l'usage de
la prison
exigeait que pour le reste de la nuit, ils fussent enfermés à clef dans les
salles
basses du palais; le lendemain au jour ils seraient mis en liberté par le
lieutenant
du gouverneur.

Ces hommes avaient trouvé le moyen de remettre à Ludovic les cordes dont ils
s'étaient chargés, mais Ludovic eut beaucoup de peine à obtenir un instant
d'attention de Clélia. A la fin, dans un moment où elle passait d'une chambre à
une autre, il lui fit voir qu'il déposait des paquets de corde dans l'angle
obscur
d'un des salons du premier étage. Clélia fut profondément frappée de cette
circonstance étrange: aussitôt elle conçut d'atroces soupçons.

-- Qui êtes-vous? dit-elle à Ludovic.

Et, sur la réponse fort ambiguÎ; de celui-ci, elle ajouta:

-- Je devrais vous faire arrêter; vous ou les vôtres vous avez empoisonné mon
père!... Avouez à l'instant quelle est la nature du poison dont vous avez
fait usage,
afin que le médecin de la citadelle puisse administrer les remèdes convenables;
avouez à l'instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne sortirez
de cette
citadelle!

-- Mademoiselle a tort de s'alarmer, répondit Ludovic, avec une grâce et une
politesse parfaites; il ne s'agit nullement de poison; on a eu l'imprudence
d'administrer au général une dose de laudanum, et il paraît que le domestique
chargé de ce crime a mis dans le verre quelques gouttes de trop; nous en aurons
un remords éternel; mais mademoiselle peut croire que, grâce au ciel, il
n'existe
aucune sorte de danger: M. le gouverneur doit être traité pour avoir pris, par
erreur, une trop forte dose de laudanum; mais, j'ai l'honneur de le répéter à
mademoiselle, le laquais chargé du crime ne faisait point usage de poisons
véritables, comme Barbone, lorsqu'il voulut empoisonner monseigneur Fabrice.
On n'a point prétendu se venger du péril qu'a couru monseigneur Fabrice; on n'a
confié à ce laquais maladroit qu'une fiole où il y avait du laudanum, j'en fais
serment à mademoiselle! Mais il est bien entendu que, si j'étais interrogé
officiellement, je nierais tout.

D'ailleurs, si mademoiselle parle à qui que ce soit de laudanum et de
poison, fût-
ce à l'excellent don Cesare, Fabrice est tué de la main de mademoiselle.
Elle rend
à jamais impossibles tous les projets de fuite; et mademoiselle sait mieux que
moi que ce n'est pas avec du simple laudanum que l'on veut empoisonner
monseigneur; elle sait aussi que quelqu'un n'a accordé qu'un mois de délai pour
ce crime, et qu'il y a déjà plus d'une semaine que l'ordre fatal a été
reçu. Ainsi, si
elle me fait arrêter, ou si seulement elle dit un mot à don Cesare ou à
tout autre,
elle retarde toutes nos entreprises de bien plus d'un mois, et j'ai raison
de dire
qu'elle tue de sa main monseigneur Fabrice.

Clélia était épouvantée de l'étrange tranquillité de Ludovic.

Ainsi, me voilà en dialogue réglé, se disait-elle, avec l'empoisonneur de
mon père,
et qui emploie des tournures polies pour me parler! Et c'est l'amour qui m'a
conduite à tous ces crimes!...

Le remords lui laissait à peine la force de parler; elle dit à Ludovic:

-- Je vais vous enfermer à clef dans ce salon. Je cours apprendre au
médecin qu'il
ne s'agit que de laudanum; mais, grand Dieu! comment lui dirai-je que je l'ai
appris moi-même? Je reviens ensuite vous délivrer.

Mais, dit Clélia revenant en courant d'auprès de la porte, Fabrice
savait-il quelque
chose du laudanum?

-- Mon Dieu non, mademoiselle, il n'y eût jamais consenti. Et puis, à quoi bon
faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence la plus
stricte. Il
s'agit de sauver la vie à monseigneur, qui sera empoisonné d'ici à trois
semaines;
l'ordre en a été donné par quelqu'un qui d'ordinaire ne trouve point
d'obstacle à
ses volontés; et, pour tout dire à mademoiselle, on prétend que c'est le
terrible
fiscal général Rassi qui a reçu cette commission.

Clélia s'enfuit épouvantée: elle comptait tellement sur la parfaite probité
de don
Cesare, qu'en employant certaine précaution, elle osa lui dire qu'on avait
administré au général du laudanum, et pas autre chose. Sans répondre, sans
questionner, don Cesare courut au médecin.

Clélia revint au salon, où elle avait enfermé Ludovic dans l'intention de
le presser
de questions sur le laudanum. Elle ne l'y trouva plus: il avait réussi à
s'échapper.
Elle vit sur une table une bourse remplie de sequins, et une petite boîte
renfermant diverses sortes de poisons. La vue de ces poisons la fit frémir.
Qui me
dit, pensa-t-elle, que l'on n'a donné que du laudanum à mon père, et que la
duchesse n'a pas voulu se venger de la tentative de Barbone?

-- Grand Dieu! s'écria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs
de mon
père! Et je les laisse s'échapper! Et peut-être cet homme, mis à la
question, eût
avoué autre chose que du laudanum!

Aussitôt Clélia tomba à genoux fondant en larmes, et pria la Madone avec
ferveur.

Pendant ce temps, le médecin de la citadelle, fort étonné de l'avis qu'il
recevait de
don Cesare, et d'après lequel il n'avait affaire qu'à du laudanum, donna les
remèdes convenables qui bientôt firent disparaître les symptômes les plus
alarmants. Le général revint un peu à lui comme le jour commençait à
paraître. Sa
première action marquant de la connaissance fut de charger d'injures le colonel
commandant en second la citadelle, et qui s'était avisé de donner quelques
ordres
les plus simples du monde pendant que le général n'avait pas sa connaissance.

Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colère contre une fille de
cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s'avisa de prononcer le mot
d'apoplexie.

-- Est-ce que je suis d'âge, s'écria-t-il, à avoir des apoplexies? Il n'y a
que mes
ennemis acharnés qui puissent se plaire à répandre de tels bruits. Et
d'ailleurs, est-
ce que j'ai été saigné, pour que la calomnie elle-même ose parler d'apoplexie?

Fabrice, tout occupé des préparatifs de sa fuite, ne put concevoir les bruits
étranges qui remplissaient la citadelle au moment où l'on y rapportait le
gouverneur à demi mort. D'abord il eut quelque idée que sa sentence était
changée, et qu'on venait le mettre à mort. Voyant ensuite que personne ne se
présentait dans sa chambre, il pensa que Clélia avait été trahie, qu'à sa
rentrée
dans la forteresse on lui avait enlevé les cordes que probablement elle
rapportait,
et qu'enfin ses projets de fuite étaient désormais impossibles. Le lendemain, à
l'aube du jour, il vit entrer dans sa chambre un homme à lui inconnu, qui, sans
dire mot, y déposa un panier de fruits: sous les fruits était cachée la lettre
suivante:

«Pénétrée des remords les plus vifs par ce qui a été fait, non pas, grâce
au ciel, de
mon consentement, mais à l'occasion d'une idée que j'avais eue, j'ai fait
voeu à la
très sainte Vierge que si, par l'effet de sa sainte intercession, mon père
est sauvé,
jamais je n'opposerai un refus à ses ordres; j'épouserai le marquis
aussitôt que
j'en serai requise par lui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, je
crois qu'il est
de mon devoir d'achever ce qui a été commencé. Dimanche prochain, au retour
de la messe où l'on vous conduira à ma demande (songez à préparer votre âme,
vous pouvez vous tuer dans la difficile entreprise); au retour de la messe,
dis-je,
retardez le plus possible votre rentrée dans votre chambre; vous y trouverez ce
qui vous est nécessaire pour l'entreprise méditée. Si vous périssez,
j'aurai l'âme
navrée! Pourrez-vous m'accuser d'avoir contribué à votre mort? La duchesse elle-
même ne m'a-t-elle pas répété à diverses reprises que la faction Raversi
l'emporte? on veut lier le prince par une cruauté qui le sépare à jamais du
comte
Mosca. La duchesse, fondant en larmes, m'a juré qu'il ne reste que cette
ressource: vous périssez si vous ne tentez rien. Je ne puis plus vous
regarder, j'en
ai fait le voeu; mais si dimanche, vers le soir, vous me voyez entièrement
vêtue de
noir, à la fenêtre accoutumée, ce sera le signal que la nuit suivante tout sera
disposé autant qu'il est possible à mes faibles moyens. Après onze heures, peut-
être seulement à minuit ou une heure, une petite lampe paraîtra à ma
fenêtre, ce
sera l'instant décisif; recommandez-vous à votre saint patron, prenez en
hâte les
habits de prêtre dont vous êtes pourvu, et marchez. »

«Adieu, Fabrice, je serai en prière, et répandant les larmes les plus
amères, vous
pouvez le croire, pendant que vous courrez de si grands dangers. Si vous
périssez, je ne vous survivrai point; grand Dieu! qu'est-ce que je dis?
mais si vous
réussissez, je ne vous reverrai jamais. Dimanche, après la messe, vous
trouverez
dans votre prison l'argent, les poisons, les cordes, envoyés par cette femme
terrible qui vous aime avec passion, et qui m'a répété jusqu'à trois fois
qu'il fallait
prendre ce parti. Dieu vous sauve et la sainte Madone! »

Fabio Conti était un geôlier toujours inquiet, toujours malheureux, voyant
toujours en songe quelqu'un de ses prisonniers lui échapper: il était
abhorré de
tout ce qui était dans la citadelle; mais le malheur inspirant les mêmes
résolutions
à tous les hommes, les pauvres prisonniers, ceux-là mêmes qui étaient enchaînés
dans des cachots hauts de trois pieds, larges de trois pieds et de huit
pieds de
longueur et où ils ne pouvaient se tenir debout ou assis, tous les prisonniers,
même ceux-là, dis-je, eurent l'idée de faire chanter à leur frais un Te Deum
lorsqu'ils surent que leur gouverneur était hors de danger. Deux ou trois
de ces
malheureux firent des sonnets en l'honneur de Fabio Conti. O effet du malheur
sur ces hommes! Que celui qui les blâme soit conduit par sa destinée à
passer un
an dans un cachot haut de trois pieds, avec huit onces de pain par jour et
jeûnant les vendredis.

Clélia, qui ne quittait la chambre de son père que pour aller prier dans la
chapelle,
dit que le gouverneur avait décidé que les réjouissances n'auraient lieu que le
dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice assista à la messe et au Te
Deum
;
le soir il y eut feu d'artifice, et dans les salles basses du château l'on
distribua
aux soldats une quantité de vin quadruple de celle que le gouverneur avait
accordée; une main inconnue avait même envoyé plusieurs tonneaux d'eau-de-
vie que les soldats défoncèrent. La générosité des soldats qui s'enivraient ne
voulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme sentinelles
autour du
palais souffrissent de leur position; à mesure qu'ils arrivaient à leurs guérites, un
domestique affidé leur donnait du vin, et l'on ne sait par quelle main ceux qui
furent placés en sentinelle à minuit et pendant le reste de la nuit
reçurent aussi un
verre d'eau-de-vie, et l'on oubliait à chaque fois la bouteille auprès de
la guérite
(comme il a été prouvé au procès qui suivit).

Le désordre dura plus longtemps que Clélia ne l'avait pensé, et ce ne fut
que vers
une heure que Fabrice, qui, depuis plus de huit jours, avait scié deux
barreaux de
sa fenêtre, celle qui ne donnait pas vers la volière, commença à démonter
l'abat-
jour; il travaillait presque sur la tête des sentinelles qui gardaient le
palais du
gouverneur, ils n'entendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux noeuds
seulement à l'immense corde nécessaire pour descendre de cette terrible hauteur
de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde en bandoulière autour
de son
corps: elle le gênait beaucoup, son volume étant énorme; les noeuds
l'empêchaient de former masse, et elle s'écartait à plus de dix-huit pouces du
corps. Voilà le grand obstacle, se dit Fabrice.

Cette corde arrangée tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle il
comptait
descendre les trente-cinq pieds qui séparaient sa fenêtre de l'esplanade où
était le
palais du gouverneur. Mais comme pourtant, quelque enivrées que fussent les
sentinelles, il ne pouvait pas descendre exactement sur leurs têtes, il sortit,
comme nous l'avons dit, par la seconde fenêtre de sa chambre, celle qui
avait jour
sur le toit d'une sorte de vaste corps de garde. Par une bizarrerie de
malade, dès
que le général Fabio Conti avait pu parler, il avait fait monter deux cents
soldats
dans cet ancien corps de garde abandonné depuis un siècle. Il disait qu'après
l'avoir empoisonné on voulait l'assassiner dans son lit, et ces deux cents
soldats
devaient le garder. On peut juger de l'effet que cette mesure imprévue
produisit
sur le coeur de Clélia: cette fille pieuse sentait fort bien jusqu'à quel
point elle
trahissait son père, et un père qui venait d'être presque empoisonné dans
l'intérêt
du prisonnier qu'elle aimait. Elle vit presque dans l'arrivée imprévue de
ces deux
cents hommes un arrêt de la Providence qui lui défendait d'aller plus avant
et de
rendre la liberté à Fabrice.

Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du prisonnier. On
avait encore traité ce triste sujet à la fête même donnée à l'occasion du
mariage de
la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une pareille vétille, un coup d'épée
maladroit donné à un comédien, un homme de la naissance de Fabrice n'était pas
mis en liberté au bout de neuf mois de prison et avec la protection du premier
ministre, c'est qu'il y avait de la politique dans son affaire. Alors,
inutile de
s'occuper davantage de lui, avait-on dit; s'il ne convenait pas au pouvoir
de le
faire mourir en place publique, il mourrait bientôt de maladie. Un ouvrier
serrurier
qui avait été appelé au palais du général Fabio Conti parla de Fabrice
comme d'un
prisonnier expédié depuis longtemps et dont on taisait la mort par
politique. Le
mot de cet homme décida Clélia.




Livre Second - Chapitre XXII.

Dans la journée Fabrice fut attaqué par quelques réflexions sérieuses et
désagréables, mais à mesure qu'il entendait sonner les heures qui le
rapprochaient
du moment de l'action, il se sentait allègre et dispos. La duchesse lui
avait écrit
qu'il serait surpris par le grand air, et qu'à peine hors de sa prison il
se trouverait
dans l'impossibilité de marcher; dans ce cas il valait mieux pourtant
s'exposer à
être repris que se précipiter du haut d'un mur de cent quatre-vingts pieds.
Si ce
malheur m'arrive, disait Fabrice, je me coucherai contre le parapet, je
dormirai
une heure, puis je recommencerai; puisque je l'ai juré à Clélia, j'aime mieux
tomber du haut d'un rempart, si élevé qu'il soit, que d'être toujours à
faire des
réflexions sur le goût du pain que je mange. Quelles horribles douleurs ne
doit-on
pas éprouver avant la fin, quand on meurt empoisonné! Fabio Conti n'y
cherchera pas de façons, il me fera donner de l'arsenic avec lequel il tue les rats de
sa citadelle.

Vers le minuit un de ces brouillards épais et blancs que le Pô jette
quelquefois sur
ses rives s'étendit d'abord sur la ville, et ensuite gagna l'esplanade et
les bastions
au milieu desquels s'élève la grosse tour de la citadelle. Fabrice crut
voir que du
parapet de la plate-forme, on n'apercevait plus les petits acacias qui
environnaient
les jardins établis par les soldats au pied du mur de cent quatre-vingts pieds.
Voilà qui est excellent, pensa-t-il.

Un peu après que minuit et demi eut sonné, le signal de la petite lampe
parut à la
fenêtre de la volière. Fabrice était prêt à agir; il fit un signe de croix,
puis attacha à
son lit la petite corde destinée à lui faire descendre les trente-cinq
pieds qui le
séparaient de la plate-forme où était le palais. Il arriva sans encombre
sur le toit
du corps de garde occupé depuis la veille par les deux cents hommes de renfort
dont nous avons parlé. Par malheur les soldats, à minuit trois quarts qu'il
était
alors, n'étaient pas encore endormis; pendant qu'il marchait à pas de loup
sur le
toit de grosses tuiles creuses, Fabrice les entendait qui disaient que le
diable était
sur le toit, et qu'il fallait essayer de le tuer d'un coup de fusil.
Quelques voix
prétendaient que ce souhait était d'une grande impiété, d'autres disaient
que si l'on
tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait
tous en
prison pour avoir alarmé la garnison inutilement. Toute cette belle discussion
faisait que Fabrice se hâtait le plus possible en marchant sur le toit et
qu'il faisait
beaucoup plus de bruit. Le fait est qu'au moment où, pendu à sa corde, il passa
devant les fenêtres, par bonheur à quatre ou cinq pieds de distance à cause de
l'avance du toit, elles étaient hérissées de baïonnettes. Quelques-uns ont
prétendu
que Fabrice toujours fou eut l'idée de jouer le rôle du diable, et qu'il
jeta à ces
soldats une poignée de sequins. Ce qui est sûr, c'est qu'il avait semé des
sequins
sur le plancher de sa chambre, et il en sema aussi sur la plate-forme dans son
trajet de la tour Farnèse au parapet, afin de se donner la chance de
distraire les
soldats qui auraient pu se mettre à le poursuivre.

Arrivé sur la plate-forme et entouré de sentinelles qui ordinairement
criaient tous
les quarts d'heure une phrase entière: Tout est bien autour de mon poste, il
dirigea ses pas vers le parapet du couchant et chercha la pierre neuve.

Ce qui paraît incroyable et pourrait faire douter du fait si le résultat
n'avait eu
pour témoin une ville entière, c'est que les sentinelles placées le long du
parapet
n'aient pas vu et arrêté Fabrice; à la vérité, le brouillard dont nous
avons parlé
commençait à monter, et Fabrice a dit que lorsqu'il était sur la
plate-forme, le
brouillard lui semblait arrivé déjà jusqu'à moitié de la tour Farnèse. Mais ce
brouillard n'était point épais, et il apercevait fort bien les sentinelles dont
quelques-unes se promenaient. Il ajoutait que, poussé comme par une force
surnaturelle, il alla se placer hardiment entre deux sentinelles assez
voisines. Il
défit tranquillement la grande corde qu'il avait autour du corps et qui
s'embrouilla
deux fois; il lui fallut beaucoup de temps pour la débrouiller et l'étendre
sur le
parapet. Il entendait les soldats parler de tous les côtés, bien résolu à
poignarder
le premier qui s'avancerait vers lui. Je n'étais nullement troublé,
ajoutait-il, il me
semblait que j'accomplissais une cérémonie.

Il attacha sa corde enfin débrouillée à une ouverture pratiquée dans le parapet
pour l'écoulement des eaux, il monta sur ce même parapet, et pria Dieu avec
ferveur; puis, comme un héros des temps de chevalerie, il pensa un instant à
Clélia. Combien je suis différent, se dit-il, du Fabrice léger et libertin
qui entra ici
il y a neuf mois! Enfin il se mit à descendre cette étonnante hauteur. Il
agissait
mécaniquement, dit-il, et comme il eût fait en plein jour, descendant
devant des
amis, pour gagner un pari. Vers le milieu de la hauteur, il sentit tout à coup ses
bras perdre leur force; il croit même qu'il lâcha la corde un instant; mais
bientôt il
la reprit; peut-être, dit-il, il se retint aux broussailles sur lesquelles
il glissait et qui
l'écorchaient. Il éprouvait de temps à autre une douleur atroce entre les
épaules,
elle allait jusqu'à lui ôter la respiration. Il y avait un mouvement
d'ondulation fort
incommode; il était renvoyé sans cesse de la corde aux broussailles. Il fut
touché
par plusieurs oiseaux assez gros qu'il réveillait et qui se jetaient sur lui en
s'envolant. Les premières fois il crut être atteint par des gens descendant
de la
citadelle par la même voie que lui pour le poursuivre, et il s'apprêtait à se
défendre. Enfin il arriva au bas de la grosse tour sans autre inconvénient que
d'avoir les mains en sang. Il raconte que depuis le milieu de la tour, le
talus qu'elle
forme lui fut fort utile; il frottait le mur en descendant, et les plantes qui
croissaient entre les pierres le retenaient beaucoup. En arrivant en bas
dans les
jardins des soldats il tomba sur un acacia qui, vu d'en haut, lui semblait
avoir
quatre ou cinq pieds de hauteur, et qui en avait réellement quinze ou vingt. Un
ivrogne qui se trouvait là endormi le prit pour un voleur. En tombant de
cet arbre,
Fabrice se démit presque le bras gauche. Il se mit à fuir vers le rempart,
mais, à ce
qu'il dit, ses jambes lui semblaient comme du coton; il n'avait plus aucune
force.
Malgré le péril, il s'assit et but un peu d'eau-de-vie qui lui restait. Il
s'endormit
quelques minutes au point de ne plus savoir où il était; en se réveillant il ne
pouvait comprendre comment, se trouvant dans sa chambre, il voyait des arbres.
Enfin la terrible vérité revint à sa mémoire. Aussitôt il marcha vers le
rempart; il y
monta par un grand escalier. La sentinelle, qui était placée tout près,
ronflait dans
sa guérite. Il trouva une pièce de canon gisant dans l'herbe; il y attacha sa
troisième corde; elle se trouva un peu trop courte, et il tomba dans un fossé
bourbeux où il pouvait y avoir un pied d'eau. Pendant qu'il se relevait et
cherchait
à se reconnaître, il se sentit saisi par deux hommes: il eut peur un
instant; mais
bientôt il entendit prononcer près de son oreille et à voix basse: Ah!
monsignore!
monsignore! Il comprit vaguement que ces hommes appartenaient à la duchesse;
aussitôt il s'évanouit profondément. Quelque temps après il sentit qu'il
était porté
par des hommes qui marchaient en silence et fort vite; puis on s'arrêta, ce
qui lui
donna beaucoup d'inquiétude. Mais il n'avait ni la force de parler ni celle
d'ouvrir
les yeux; il sentait qu'on le serrait; tout à coup il reconnut le parfum des
vêtements de la duchesse. Ce parfum le ranima; il ouvrit les yeux; il put
prononcer les mots: Ah! chère amie! puis il s'évanouit de nouveau profondément.

Le fidèle Bruno, avec une escouade de gens de police dévoués au comte, était en
réserve à deux cents pas; le comte lui-même était caché dans une petite maison
tout près du lieu où la duchesse attendait. Il n'eût pas hésité, s'il l'eût
fallu, à
mettre l'épée à la main avec quelques officiers à demi-solde, ses amis
intimes; il
se regardait comme obligé de sauver la vie à Fabrice, qui lui semblait
grandement
exposé, et qui jadis eût eu sa grâce signée du prince, si lui Mosca n'eût eu la
sottise de vouloir éviter une sottise écrite au souverain.

Depuis minuit la duchesse, entourée d'hommes armés jusqu'aux dents, errait
dans un profond silence devant les remparts de la citadelle; elle ne
pouvait rester
en place, elle pensait qu'elle aurait à combattre pour enlever Fabrice à
des gens
qui le poursuivraient. Cette imagination ardente avait pris cent
précautions, trop
longues à détailler ici, et d'une imprudence incroyable. On a calculé que
plus de
quatre-vingts agents étaient sur pied cette nuit-là, s'attendant à se
battre pour
quelque chose d'extraordinaire. Par bonheur, Ferrante et Ludovic étaient à
la tête
de tout cela, et le ministre de la police n'était pas hostile; mais le
comte lui-même
remarqua que la duchesse ne fut trahie par personne, et qu'il ne sut rien comme
ministre.

La duchesse perdit la tête absolument en revoyant Fabrice; elle le serrait
convulsivement dans ses bras, puis fut au désespoir en se voyant couverte de
sang: c'était celui des mains de Fabrice; elle le crut dangereusement
blessé. Aidée
d'un de ses gens, elle lui ôtait son habit pour le panser, lorsque Ludovic,
qui, par
bonheur, se trouvait là, mit d'autorité la duchesse et Fabrice dans une des
petites
voitures qui étaient cachées dans un jardin près de la porte de la ville,
et l'on partit
ventre à terre pour aller passer le Pô près de Sacca. Ferrante, avec vingt
hommes
bien armés, faisait l'arrière-garde, et avait promis sur sa tête d'arrêter
la poursuite.
Le comte, seul et à pied, ne quitta les environs de la citadelle que deux
heures
plus tard, quand il vit que rien ne bougeait. Me voici en haute trahison!
se disait-il
ivre de joie.

Ludovic eut l'idée excellente de placer dans une voiture un jeune chirurgien
attaché à la maison de la duchesse, et qui avait beaucoup de la tournure de
Fabrice.

-- Prenez la fuite, lui dit-il, du côté de Bologne; soyez fort maladroit,
tâchez de
vous faire arrêter; alors coupez-vous dans vos réponses, et enfin avouez
que vous
êtes Fabrice del Dongo; surtout gagnez du temps. Mettez de l'adresse à être
maladroit, vous en serez quitte pour un mois de prison, et madame vous donnera
50 sequins.

-- Est-ce qu'on songe à l'argent quand on sert madame?

Il partit, et fut arrêté quelques heures plus tard, ce qui causa une joie bien
plaisante au général Fabio Conti et à Rassi, qui, avec le danger de
Fabrice, voyait
s'envoler sa baronnie.

L'évasion ne fut connue à la citadelle que sur les six heures du matin, et
ce ne fut
qu'à dix qu'on osa en instruire le prince. La duchesse avait été si bien
servie que,
malgré le profond sommeil de Fabrice, qu'elle prenait pour un évanouissement
mortel, ce qui fit que trois fois elle fit arrêter la voiture, elle passait
le Pô dans une
barque comme quatre heures sonnaient. Il y avait des relais sur la rive
gauche; on
fit encore deux lieues avec une extrême rapidité, puis on fut arrêté plus d'une
heure pour la vérification des passeports. La duchesse en avait de toutes les
sortes pour elle et pour Fabrice; mais elle était folle ce jour-là, elle
s'avisa de
donner dix napoléons au commis de la police autrichienne, et de lui prendre la
main en fondant en larmes. Ce commis, fort effrayé, recommença l'examen. On
prit la poste; la duchesse payait d'une façon si extravagante, que partout elle
excitait les soupçons en ce pays où tout étranger est suspect. Ludovic lui vint
encore en aide; il dit que Mme la duchesse était folle de douleur, à cause
de la
fièvre continue du jeune comte Mosca, fils du premier ministre de Parme,
qu'elle
emmenait avec elle consulter les médecins de Pavie.

Ce ne fut qu'à dix lieues par delà le Pô que le prisonnier se réveilla tout
à fait, il
avait une épaule luxée et force écorchures. La duchesse avait encore des
façons si
extraordinaires que le maître d'une auberge de village, où l'on dîna, crut
avoir
affaire à une princesse du sang impérial, et allait lui faire rendre les
honneurs qu'il
croyait lui être dus, lorsque Ludovic dit à cet homme que la princesse le
ferait
immanquablement mettre en prison s'il s'avisait de faire sonner les cloches.

Enfin, sur les six heures du soir, on arriva au territoire piémontais. Là
seulement
Fabrice était en toute sûreté; on le conduisit dans un petit village écarté
de la
grande route; on pansa ses mains, et il dormit encore quelques heures.

Ce fut dans ce village que la duchesse se livra à une action non seulement
horrible aux yeux de la morale, mais qui fut encore bien funeste à la
tranquillité
du reste de sa vie. Quelques semaines avant l'évasion de Fabrice, et un
jour que
tout Parme était allé à la porte de la citadelle pour tâcher de voir dans
la cour
l'échafaud qu'on dressait en son honneur, la duchesse avait montré à Ludovic,
devenu le factotum de sa maison, le secret au moyen duquel on faisait sortir d'un
petit cadre de fer, fort bien caché, une des pierres formant le fond du fameux
réservoir d'eau du palais Sanseverina, ouvrage du treizième siècle, et dont
nous
avons parlé. Pendant que Fabrice dormait dans la trattoria de ce petit
village, la
duchesse fit appeler Ludovic; il la crut devenue folle, tant les regards
qu'elle lui
lançait étaient singuliers.

-- Vous devez vous attendre, lui dit-elle, que je vais vous donner quelques
milliers de francs: eh bien! non; je vous connais, vous êtes un poète, vous
auriez
bientôt mangé cet argent. Je vous donne la petite terre de la Ricciarda, à
une lieue
de Casal-Maggiore. Ludovic se jeta à ses pieds fou de joie, et protestant avec
l'accent du coeur que ce n'était point pour gagner de l'argent qu'il avait
contribué à
sauver monsignore Fabrice; qu'il l'avait toujours aimé d'une façon particulière
depuis qu'il avait eu l'honneur de le conduire une fois en sa qualité de
troisième
cocher de madame. Quand cet homme, qui réellement avait du coeur, crut avoir
assez occupé de lui une aussi grande dame, il prit congé; mais elle, avec
des yeux
étincelants, lui dit:

-- Restez.

Elle se promenait sans mot dire dans cette chambre de cabaret, regardant de
temps à autre Ludovic avec des yeux incroyables. Enfin cet homme, voyant que
cette étrange promenade ne prenait point de fin, crut devoir adresser la
parole à sa
maîtresse.

-- Madame m'a fait un don tellement exagéré, tellement au-dessus de tout ce
qu'un pauvre homme tel que moi pouvait s'imaginer, tellement supérieur surtout
aux faibles services que j'ai eu l'honneur de rendre, que je crois en
conscience ne
pas pouvoir garder sa terre de la Ricciarda. J'ai l'honneur de rendre cette
terre à
madame, et de la prier de m'accorder une pension de quatre cents francs.

-- Combien de fois en votre vie, lui dit-elle avec la hauteur la plus sombre,
combien de fois avez-vous ouï dire que j'avais déserté un projet une fois
énoncé
par moi?

Après cette phrase, la duchesse se promena encore durant quelques minutes;
puis, s'arrêtant tout à coup, elle s'écria:

-- C'est par hasard et parce qu'il a su plaire à cette petite fille, que la
vie de Fabrice
a été sauvée! S'il n'avait été aimable, il mourait. Est-ce que vous pourrez
me nier
cela? dit-elle en marchant sur Ludovic avec des yeux où éclatait la plus sombre
fureur. Ludovic recula de quelques pas et la crut folle, ce qui lui donna
de vives
inquiétudes pour la propriété de sa terre de la Ricciarda.

-- Eh bien! reprit la duchesse du ton le plus doux et le plus gai, et
changée du tout
au tout, je veux que mes bons habitants de Sacca aient une journée folle et de
laquelle ils se souviennent longtemps. Vous allez retourner à Sacca, avez-vous
quelque objection? Pensez-vous courir quelque danger?

-- Peu de chose, madame: aucun des habitants de Sacca ne dira jamais que
j'étais
de la suite de monsignore Fabrice. D'ailleurs, si j'ose le dire à madame,
je brûle de
voir ma terre de la Ricciarda: il me semble si drôle d'être propriétaire!

-- Ta gaieté me plaît. Le fermier de la Ricciarda me doit, je pense, trois
ou quatre
ans de son fermage: je lui fais cadeau de la moitié de ce qu'il me doit, et
l'autre
moitié de tous ces arrérages, je te la donne, mais à cette condition: tu
vas aller à
Sacca, tu diras qu'après-demain est le jour de la fête d'une de mes
patronnes, et,
le soir qui suivra ton arrivée, tu feras illuminer mon château de la façon
la plus
splendide. N'épargne ni argent ni peine: songe qu'il s'agit du plus grand
bonheur
de ma vie. De longue main j'ai préparé cette illumination; depuis plus de
trois ans
j'ai réuni dans les caves du château tout ce qui peut servir à cette noble
fête; j'ai
donné en dépôt au jardinier toutes les pièces d'artifice nécessaires pour
un feu
magnifique: tu le feras tirer sur la terrasse qui regarde le Pô. J'ai
quatre-vingt-neuf
grands tonneaux de vin dans mes caves, tu feras établir quatre-vingt-neuf
fontaines de vin dans mon parc. Si le lendemain il reste une bouteille de
vin qui
ne soit pas bue, je dirai que tu n'aimes pas Fabrice. Quand les fontaines de vin,
l'illumination et le feu d'artifice seront bien en train, tu t'esquiveras
prudemment,
car il est possible, et c'est mon espoir, qu'à Parme toutes ces belles
choses-là
paraissent une insolence.

-- C'est ce qui n'est pas possible, seulement c'est sûr; comme il est
certain aussi
que le fiscal Rassi, qui a signé la sentence de monsignore, en crèvera de
rage. Et
même... ajouta Ludovic avec timidité, si madame voulait faire plus de plaisir à
son pauvre serviteur que de lui donner la moitié des arrérages de la
Ricciarda, elle
me permettrait de faire une petite plaisanterie à ce Rassi...

-- Tu es un brave homme! s'écria la duchesse avec transport, mais je te défends
absolument de rien faire à Rassi; j'ai le projet de le faire pendre en
public, plus
tard. Quant à toi, tâche de ne pas te faire arrêter à Sacca, tout serait
gâté si je te
perdais.

-- Moi, madame! Quand j'aurai dit que je fête une des patronnes de madame,
si la
police envoyait trente gendarmes pour déranger quelque chose, soyez sûre
qu'avant d'être arrivés à la croix rouge qui est au milieu du village, pas
un d'eux
ne serait à cheval. Ils ne se mouchent pas du coude, non les habitants de
Sacca;
tous contrebandiers finis et qui adorent madame.

-- Enfin, reprit la duchesse d'un air singulièrement dégagé, si je donne du
vin à
mes braves gens de Sacca, je veux inonder les habitants de Parme, le même soir
où mon château sera illuminé, prends le meilleur cheval de mon écurie, cours à
mon palais, à Parme, et ouvre le réservoir.

-- Ah! l'excellente idée qu'a madame! s'écria Ludovic, riant comme un fou,
du vin
aux braves gens de Sacca, de l'eau aux bourgeois de Parme qui étaient si
sûrs, les
misérables, que monsignore Fabrice allait être empoisonné comme le pauvre L...

La joie de Ludovic n'en finissait point; la duchesse regardait avec
complaisance
ses rires fous; il répétait sans cesse: Du vin aux gens de Sacca et de
l'eau à ceux
de Parme! Madame sait sans doute mieux que moi que lorsqu'on vida
imprudemment le réservoir, il y a une vingtaine d'années, il y eut jusqu'à
un pied
d'eau dans plusieurs des rues de Parme.

-- Et de l'eau aux gens de Parme, répliqua la duchesse en riant. La promenade
devant la citadelle eût été remplie de monde si l'on eût coupé le cou à
Fabrice...
Tout le monde l'appelle le grand coupable... Mais, surtout, fais cela avec
adresse, que jamais personne vivante ne sache que cette inondation a été
faite par
toi, ni ordonnée par moi. Fabrice, le comte lui-même, doivent ignorer cette
folle
plaisanterie... Mais j'oubliais les pauvres de Sacca; va-t'en écrire une
lettre à mon
homme d'affaires, que je signerai; tu lui diras que pour la fête de ma sainte
patronne il distribue cent sequins aux pauvres de Sacca et qu'il t'obéisse
en tout
pour l'illumination, le feu d'artifice et le vin; que le lendemain surtout
il ne reste
pas une bouteille pleine dans mes caves.

-- L'homme d'affaires de madame ne se trouvera embarrassé qu'en un point:
depuis cinq ans que madame a le château, elle n'a pas laissé dix pauvres dans
Sacca.

-- Et de l'eau pour les gens de Parme! reprit la duchesse en chantant.
Comment exécuteras-tu cette plaisanterie?

-- Mon plan est tout fait: je pars de Sacca sur les neuf heures, à dix et
demie mon
cheval est à l'auberge des Trois Ganaches, sur la route de Casal-Maggiore et
de ma terre de la Ricciarda; à onze heures je suis dans ma chambre au palais,
et à onze heures et un quart de l'eau pour les gens de Parme, et plus
qu'ils n'en
voudront, pour boire à la santé du grand coupable. Dix minutes plus tard je
sors
de la ville par la route de Bologne. Je fais, en passant, un profond salut à la
citadelle, que le courage de monsignore et l'esprit de madame viennent de
déshonorer; je prends un sentier dans la campagne, de moi bien connu, et je
fais
mon entrée à la Ricciarda.

Ludovic leva les yeux sur la duchesse et fut effrayé: elle regardait
fixement la
muraille nue à six pas d'elle et, il faut en convenir, son regard était atroce. Ah! ma
pauvre terre! pensa Ludovic; le fait est qu'elle est folle! La duchesse le
regarda et
devina sa pensée.

-- Ah! monsieur Ludovic le grand poète, vous voulez une donation par écrit:
courez me chercher une feuille de papier. Ludovic ne se fit pas répéter cet
ordre,
et la duchesse écrivit de sa main une longue reconnaissance antidatée d'un
an, et
par laquelle elle déclarait avoir reçu, de Ludovic San-Micheli la somme de
80 000
francs, et lui avoir donné en gage la terre de la Ricciarda. Si après douze
mois
révolus la duchesse n'avait pas rendu lesdits 80 000 francs à Ludovic, la
terre de la
Ricciarda resterait sa propriété.

Il est beau, se disait la duchesse, de donner à un serviteur fidèle le
tiers à peu près
de ce qui me reste pour moi-même.

-- Ah ça! dit la duchesse à Ludovic, après la plaisanterie du réservoir, je
ne te
donne que deux jours pour te réjouir à Casal-Maggiore. Pour que la vente soit
valable, dis que c'est une affaire qui remonte à plus d'un an. Reviens me
rejoindre
à Belgirate, et cela sans le moindre délai; Fabrice ira peut-être en
Angleterre où tu
le suivras.

Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice étaient à Belgirate.

On s'établit dans ce village enchanteur; mais un chagrin mortel attendait la
duchesse sur ce beau lac. Fabrice était entièrement changé; dès les premiers
moments où il s'était réveillé de son sommeil, en quelque sorte
léthargique, après
sa fuite, la duchesse s'était aperçue qu'il se passait en lui quelque chose
d'extraordinaire. Le sentiment profond par lui caché avec beaucoup de soin
était
assez bizarre, ce n'était rien moins que ceci: il était au désespoir d'être
hors de
prison. Il se gardait bien d'avouer cette cause de sa tristesse, elle eût
amené des
questions auxquelles il ne voulait pas répondre.

-- Mais quoi! lui disait la duchesse étonnée, cette horrible sensation
lorsque la
faim te forçait à te nourrir, pour ne pas tomber, d'un de ces mets détestables
fournis par la cuisine de la prison, cette sensation, y a-t-il ici quelque goût
singulier, est-ce que je m'empoisonne en cet instant, cette sensation ne te
fait pas
horreur?

-- Je pensais à la mort, répondait Fabrice, comme je suppose qu'y pensent les
soldats: c'était une chose possible que je pensais bien éviter par mon adresse.

Ainsi quelle inquiétude, quelle douleur pour la duchesse! Cet être adoré,
singulier, vif, original, était désormais sous ses yeux en proie à une rêverie
profonde; il préférait la solitude même au plaisir de parler de toutes
choses, et à
coeur ouvert, à la meilleure amie qu'il eût au monde. Toujours il était bon,
empressé, reconnaissant auprès de la duchesse, il eût comme jadis donné cent
fois sa vie pour elle; mais son âme était ailleurs. On faisait souvent
quatre ou cinq
lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. La conversation,
l'échange de
pensées froides désormais possible entre eux, eût peut-être semblé agréable à
d'autres: mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce
qu'était leur
conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les avait séparés. Fabrice
devait à la duchesse l'histoire des neuf mois passés dans une horrible
prison, et il
se trouvait que sur ce séjour il n'avait à dire que des paroles brèves et
incomplètes.

Voilà ce qui devait arriver tôt ou tard, se disait la duchesse avec une
tristesse
sombre. Le chagrin m'a vieillie, ou bien il aime réellement, et je n'ai
plus que la
seconde place dans son coeur. Avilie, atterrée par ce plus grand des chagrins
possibles, la duchesse se disait quelquefois: Si le ciel voulait que
Ferrante fût
devenu tout à fait fou ou manquât de courage, il me semble que je serais moins
malheureuse. Dès ce moment ce demi-remords empoisonna l'estime que la
duchesse avait pour son propre caractère. Ainsi, se disait-elle avec
amertume, je
me repens d'une résolution prise: Je ne suis donc plus une del Dongo!

Le ciel l'a voulu, reprenait-elle: Fabrice est amoureux, et de quel droit
voudrais-je
qu'il ne fût pas amoureux? Une seule parole d'amour véritable a-t-elle jamais été
échangée entre nous?

Cette idée si raisonnable lui ôta le sommeil, et enfin ce qui montrait que la
vieillesse et l'affaiblissement de l'âme étaient arrivées pour elle avec la
perspective
d'une illustre vengeance, elle était cent fois plus malheureuse à Belgirate
qu'à
Parme. Quant à la personne qui pouvait causer l'étrange rêverie de Fabrice, il
n'était guère possible d'avoir des doutes raisonnables: Clélia Conti, cette
fille si
pieuse, avait trahi son père puisqu'elle avait consenti à enivrer la
garnison, et
jamais Fabrice ne parlait de Clélia! Mais, ajoutait la duchesse se frappant la
poitrine avec désespoir, si la garnison n'eût pas été enivrée, toutes mes
inventions,
tous mes soins devenaient inutiles; ainsi c'est elle qui l'a sauvé!

C'était avec une extrême difficulté que la duchesse obtenait de Fabrice des
détails
sur les événements de cette nuit, qui, se disait la duchesse, autrefois eût
formé
entre nous le sujet d'un entretien sans cesse renaissant! Dans ces temps
fortunés,
il eût parlé tout un jour et avec une verve et une gaieté sans cesse
renaissantes sur
la moindre bagatelle que je m'avisais de mettre en avant.

Comme il fallait tout prévoir, la duchesse avait établi Fabrice au port de
Locarno,
ville suisse à l'extrémité du lac Majeur. Tous les jours elle allait le
prendre en
bateau pour de longues promenades sur le lac. Eh bien! une fois qu'elle
s'avisa de
monter chez lui, elle trouva sa chambre tapissée d'une quantité de vues de
la ville
de Parme qu'il avait fait venir de Milan ou de Parme même, pays qu'il aurait dû
tenir en abomination. Son petit salon, changé en atelier, était encombré de
tout
l'appareil d'un peintre à l'aquarelle, et elle le trouva finissant une
troisième vue de
la tour Farnèse et du palais du gouverneur.

-- Il ne te manque plus, lui dit-elle d'un air piqué, que de faire de
souvenir le
portrait de cet aimable gouverneur qui voulait seulement t'empoisonner.
Mais j'y
songe, continua la duchesse, tu devrais lui écrire une lettre d'excuses
d'avoir pris
la liberté de te sauver et de donner un ridicule à sa citadelle.

La pauvre femme ne croyait pas dire si vrai: à peine arrivé en lieu de
sûreté, le
premier soin de Fabrice avait été d'écrire au général Fabio Conti une lettre
parfaitement polie et dans un certain sens bien ridicule; il lui demandait
pardon
de s'être sauvé, alléguant pour excuse qu'il avait pu croire que certain
subalterne
de la prison avait été chargé de lui administrer du poison. Peu lui
importait ce
qu'il écrivait, Fabrice espérait que les yeux de Clélia verraient cette
lettre, et sa
figure était couverte de larmes en l'écrivant. Il la termina par une phrase
bien
plaisante: il osait dire que, se trouvant en liberté, souvent il lui
arrivait de regretter
sa petite chambre de la tour Farnèse. C'était là la pensée capitale de sa
lettre, il
espérait que Clélia la comprendrait. Dans son humeur écrivante, et dans
l'espoir
d'être lu par quelqu'un, Fabrice adressa des remerciements à don Cesare, ce bon
aumônier qui lui avait prêté des livres de théologie. Quelques jours plus tard,
Fabrice engagea le petit libraire de Locarno à faire le voyage de Milan, où ce
libraire, ami du célèbre bibliomane Reina, acheta les plus magnifiques éditions
qu'il pût trouver des ouvrages prêtés par don Cesare. Le bon aumônier reçut ces
livres et une belle lettre qui lui disait que, dans des moments
d'impatience, peut-
être pardonnables à un pauvre prisonnier, on avait chargé les marges de ces
livres
de notes ridicules. On le suppliait en conséquence de les remplacer dans sa
bibliothèque par les volumes que la plus vive reconnaissance se permettait
de lui
présenter.

Fabrice était bien bon de donner le simple nom de notes aux griffonnages
infinis
dont il avait chargé les marges d'un exemplaire in-folio des oeuvres de saint
Jérôme. Dans l'espoir qu'il pourrait renvoyer ce livre au bon aumônier, et
l'échanger contre un autre, il avait écrit jour par jour sur les marges un
journal fort
exact de tout ce qui lui arrivait en prison; les grands événements n'étaient autre
chose que des extases d'amour divin (ce mot divin en remplaçait un autre
qu'on n'osait écrire). Tantôt cet amour divin conduisait le prisonnier à un
profond
désespoir, d'autres fois une voix entendue à travers les airs rendait quelque
espérance et causait des transports de bonheur. Tout cela, heureusement, était
écrit avec une encre de prison, formée de vin, de chocolat et de suie, et don
Cesare n'avait fait qu'y jeter un coup d'oeil en replaçant dans sa
bibliothèque le
volume de saint Jérôme. S'il en avait suivi les marges, il aurait vu qu'un
jour le
prisonnier, se croyant empoisonné, se félicitait de mourir à moins de
quarante pas
de distance de ce qu'il avait aimé le mieux dans ce monde. Mais un autre
oeil que
celui du bon aumônier avait lu cette page depuis la fuite. Cette belle idée:
Mourir près de ce qu'on aime! exprimée de cent façons différentes, était
suivie
d'un sonnet où l'on voyait que l'âme séparée, après des tourments atroces,
de ce
corps fragile qu'elle avait habité pendant vingt-trois ans, poussée par cet
instinct
de bonheur naturel à tout ce qui exista une fois, ne remonterait pas au ciel se
mêler aux choeurs des anges aussitôt qu'elle serait libre et dans le cas où le
jugement terrible lui accorderait le pardon de ses péchés mais que, plus
heureuse
après la mort qu'elle n'avait été durant la vie, elle irait à quelques pas
de la prison,
où si longtemps elle avait gémi, se réunir à tout ce qu'elle avait aimé au
monde. Et
ainsi, disait le dernier vers du sonnet, j'aurai trouvé mon paradis sur la
terre.

Quoiqu'on ne parlât de Fabrice à la citadelle de Parme que comme d'un traître
infâme qui avait violé les devoirs les plus sacrés, toutefois le bon prêtre don
Cesare fut ravi par la vue des beaux livres qu'un inconnu lui faisait
parvenir; car
Fabrice avait eu l'attention de n'écrire que quelques jours après l'envoi,
de peur
que son nom ne fît renvoyer tout le paquet avec indignation. Don Cesare ne
parla
point de cette attention à son frère, qui entrait en fureur au seul nom de
Fabrice;
mais depuis la fuite de ce dernier, il avait repris toute son ancienne
intimité avec
son aimable nièce; et comme il lui avait enseigné jadis quelques mots de
latin, il
lui fit voir les beaux ouvrages qu'il recevait. Tel avait été l'espoir du
voyageur.
Tout à coup Clélia rougit extrêmement, elle venait de reconnaître l'écriture de
Fabrice. De grands morceaux fort étroits de papier jaune étaient placés en
guise
de signets en divers endroits du volume. Et comme il est vrai de dire qu'au
milieu
des plats intérêts d'argent, et de la froideur décolorée des pensées
vulgaires qui
remplissent notre vie, les démarches inspirées par une vraie passion manquent
rarement de produire leur effet; comme si une divinité propice prenait le
soin de
les conduire par la main, Clélia, guidée par cet instinct et par la pensée
d'une seule
chose au monde, demanda à son oncle de comparer l'ancien exemplaire de saint
Jérôme avec celui qu'il venait de recevoir. Comment dire son ravissement au
milieu de la sombre tristesse où l'absence de Fabrice l'avait plongée,
lorsqu'elle
trouva sur les marges de l'ancien saint Jérôme le sonnet dont nous avons
parlé, et
les mémoires, jour par jour, de l'amour qu'on avait senti pour elle!

Dès le premier jour elle sut le sonnet par coeur; elle le chantait, appuyée
sur sa
fenêtre, devant la fenêtre désormais solitaire, où elle avait vu si souvent
une petite
ouverture se démasquer dans l'abat-jour. Cet abat-jour avait été démonté pour
être placé sur le bureau du tribunal et servir de pièce de conviction dans un
procès ridicule que Rassi instruisait contre Fabrice, accusé du crime de s'être
sauvé, ou comme disait le fiscal en riant lui-même, de s'être dérobé à la
clémence d'un prince magnanime!


Chacune des démarches de Clélia était pour elle l'objet d'un vif remords, et
depuis qu'elle était malheureuse les remords étaient plus vifs. Elle
cherchait à
apaiser un peu les reproches qu'elle s'adressait, en se rappelant le voeu
de ne
jamais revoir Fabrice
, fait par elle à la Madone lors du demi-empoisonnement
du général, et depuis chaque jour renouvelé. Son père avait été malade de
l'évasion de Fabrice, et, de plus, il avait été sur le point de perdre sa
place, lorsque
le prince, dans sa colère, destitua tous les geôliers de la tour Farnèse,
et les fit
passer comme prisonniers dans la prison de la ville. Le général avait été
sauvé en
partie par l'intercession du comte Mosca, qui aimait mieux le voir enfermé au
sommet de sa citadelle, que rival actif et intrigant dans les cercles de la
cour.

Ce fut pendant les quinze jours que dura l'incertitude relativement à la
disgrâce
du général Fabio Conti, réellement malade, que Clélia eut le courage
d'exécuter le
sacrifice qu'elle avait annoncé à Fabrice. Elle avait eu l'esprit d'être
malade le jour
des réjouissances générales, qui fut aussi celui de la fuite du prisonnier
comme le
lecteur s'en souvient peut-être; elle fut malade aussi le lendemain, et, en
un mot,
sut si bien se conduire, qu'à l'exception de geôlier Grillo, chargé
spécialement de
la garde de Fabrice, personne n'eut de soupçons sur sa complicité, et
Grillo se tut.

Mais aussitôt que Clélia n'eut plus d'inquiétudes de ce côté, elle fut plus
cruellement agitée encore par ses justes remords. Quelle raison au monde, se
disait-elle, peut diminuer le crime d'une fille qui trahit son père?

Un soir, après une journée passée presque tout entière à la chapelle et
dans les
larmes, elle pria son oncle, don Cesare, de l'accompagner chez le général,
dont les
accès de fureur l'effrayaient d'autant plus, qu'à tout propos il y mêlait des
imprécations contre Fabrice, cet abominable traître.

Arrivée en présence de son père, elle eut le courage de lui dire que si
toujours elle
avait refusé de donner la main au marquis Crescenzi, c'est qu'elle ne sentait
aucune inclination pour lui, et qu'elle était assurée de ne point trouver
le bonheur
dans cette union. A ces mots, le général entra en fureur; et Clélia eut
assez de
peine à reprendre la parole. Elle ajouta que si son père, séduit par la grande
fortune du marquis, croyait devoir lui donner l'ordre précis de l'épouser,
elle était
prête à obéir. Le général fut tout étonné de cette conclusion, à laquelle
il était loin
de s'attendre; il finit pourtant par s'en réjouir. Ainsi, dit-il à son
frère, je ne serai
pas réduit à loger dans un second étage, si ce polisson de Fabrice me fait
perdre
ma place par son mauvais procédé.

Le comte Mosca ne manquait pas de se montrer profondément scandalisé de
l'évasion de ce mauvais sujet de Fabrice, et répétait dans l'occasion la
phrase
inventée par Rassi sur le plat procédé de ce jeune homme, fort vulgaire
d'ailleurs,
qui s'était soustrait à la clémence du prince. Cette phrase spirituelle,
consacrée par
la bonne compagnie, ne prit point dans le peuple. Laissé à son bon sens, et
tout
en croyant Fabrice fort coupable, il admirait la résolution qu'il avait
fallu pour se
lancer d'un mur si haut. Pas un être de la cour n'admira ce courage. Quant à la
police, fort humiliée de cet échec, elle avait découvert officiellement qu'une
troupe de vingt soldats gagnés par les distributions d'argent de la
duchesse, cette
femme si atrocement ingrate, et dont on ne prononçait plus le nom qu'avec un
soupir, avaient tendu à Fabrice quatre échelles liées ensemble, et de
quarante-cinq
pieds de longueur chacune: Fabrice ayant tendu une corde qu'on avait liée aux
échelles n'avait eu que le mérite fort vulgaire d'attirer ces échelles à
lui. Quelques
libéraux connus par leur imprudence, et entre autre le médecin C ***, agent
payé
directement par le prince, ajoutaient, mais en se compromettant, que cette
police
atroce avait eu la barbarie de faire fusiller huit des malheureux soldats
qui avaient
facilité la fuite de cet ingrat Fabrice. Alors il fut blâmé même des libéraux
véritables, comme ayant causé par son imprudence la mort de huit pauvres
soldats. C'est ainsi que les petits despotismes réduisent à rien la valeur de
l'opinion [Tr. J. F. M. 31.].




Livre Second - Chapitre XXIII.

Au milieu de ce déchaînement général, le seul archevêque Landriani se montra
fidèle à la cause de son jeune ami; il osait répéter, même à la cour de la
princesse,
la maxime de droit suivant laquelle, dans tout procès, il faut réserver une
oreille
pure de tout préjugé pour entendre les justifications d'un absent.

Dès le lendemain de l'évasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient reçu un
sonnet assez médiocre qui célébrait cette fuite comme une des belles actions du
siècle, et comparait Fabrice à un ange arrivant sur la terre les ailes
étendues. Le
surlendemain soir, tout Parme répétait un sonnet sublime. C'était le monologue
de Fabrice se laissant glisser le long de la corde, et jugeant les divers
incidents de
sa vie. Ce sonnet lui donna rang dans l'opinion par deux vers magnifiques, tous
les connaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla.

Mais ici il me faudrait chercher le style épique: où trouver des couleurs pour
peindre les torrents d'indignation qui tout à coup submergèrent tous les coeurs
bien pensants, lorsqu'on apprit l'effroyable insolence de cette illumination du
château de Sacca? Il n'y eut qu'un cri contre la duchesse; même les libéraux
véritables trouvèrent que c'était compromettre d'une façon barbare les pauvres
suspects retenus dans les diverses prisons, et exaspérer inutilement le
coeur du
souverain. Le comte Mosca déclara qu'il ne restait plus qu'une ressource aux
anciens amis de la duchesse, c'était de l'oublier. Le concert d'exécration
fut donc
unanime: un étranger passant par la ville eût été frappé de l'énergie de
l'opinion
publique. Mais en ce pays où l'on sait apprécier le plaisir de la vengeance,
l'illumination de Sacca et la fête admirable donnée dans le parc à plus de
six mille
paysans eurent un immense succès. Tout le monde répétait à Parme que la
duchesse avait fait distribuer mille sequins à ses paysans; on expliquait ainsi
l'accueil un peu dur fait à une trentaine de gendarmes que la police avait
eu la
nigauderie d'envoyer dans ce petit village, trente-six heures après la soirée
sublime et l'ivresse générale qui l'avait suivie. Les gendarmes, accueillis
à coups
de pierres, avaient pris la fuite, et deux d'entre eux, tombés de cheval,
avaient été
jetés dans le Pô.

Quant à la rupture du grand réservoir d'eau du palais Sanseverina, elle
avait passé
à peu près inaperçue: c'était pendant la nuit que quelques rues avaient été
plus ou
moins inondées, le lendemain on eût dit qu'il avait plu. Ludovic avait eu
soin de
briser les vitres d'une fenêtre du palais, de façon que l'entrée des
voleurs était
expliquée.

On avait même trouvé une petite échelle. Le seul comte Mosca reconnut le génie
de son amie.

Fabrice était parfaitement décidé à revenir à Parme aussitôt qu'il le
pourrait; il
envoya Ludovic porter une longue lettre à l'archevêque, et ce fidèle serviteur
revint mettre à la poste au premier village du Piémont, à Sannazaro, au
couchant
de Pavie, une épître latine que le digne prélat adressait à son jeune
protégé. Nous
ajouterons un détail qui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans
les pays où l'on n'a plus besoin de précautions. Le nom de Fabrice del Dongo
n'était jamais écrit; toutes les lettres qui lui étaient destinées étaient
adressées à
Ludovic San Micheli, à Locarno en Suisse, ou à Belgirate en Piémont.
L'enveloppe était faite d'un papier grossier, le cachet mal appliqué,
l'adresse à
peine lisible, et quelquefois ornée de recommandations dignes d'une cuisinière;
toutes les lettres étaient datées de Naples six jours avant la date véritable.

Du village piémontais de Sannazaro, près de Pavie, Ludovic retourna en toute
hâte à Parme: il était chargé d'une mission à laquelle Fabrice mettait la plus
grande importance; il ne s'agissait de rien moins que de faire parvenir à
Clélia
Conti un mouchoir de soie sur lequel était imprimé un sonnet de Pétrarque.
Il est
vrai qu'un mot était changé à ce sonnet; Clélia le trouva sur sa table deux
jours
après avoir reçu les remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus
heureux des hommes, et il n'est pas besoin de dire quelle impression cette
marque d'un souvenir toujours constant produisit sur son coeur.

Ludovic devait chercher à se procurer tous les détails possibles sur ce qui se
passait à la citadelle. Ce fut lui qui apprit à Fabrice la triste nouvelle
que le
mariage du marquis Crescenzi semblait désormais une chose décidée; il ne se
passait presque pas de journée sans qu'il donnât une fête à Clélia, dans
l'intérieur
de la citadelle. Une preuve décisive du mariage c'est que ce marquis,
immensément riche et par conséquent fort avare, comme c'est l'usage parmi les
gens opulents du nord de l'Italie, faisait des préparatifs immenses, et
pourtant il
épousait une fille sans dot. Il est vrai que la vanité du général Fabio
Conti,
fort choquée de cette remarque, la première qui se fût présentée à l'esprit
de tous
ses compatriotes, venait d'acheter une terre de plus de 300 000 francs, et
cette
terre, lui qui n'avait rien, il l'avait payée comptant, apparemment des
deniers du
marquis. Aussi le général avait-il déclaré qu'il donnait cette terre en
mariage à sa
fille. Mais les frais d'acte et autres, montant à plus de 12 000 francs,
semblèrent
une dépense fort ridicule au marquis Crescenzi, être éminemment logique. De
son côté il faisait fabriquer à Lyon des tentures magnifiques de couleurs,
fort bien
agencées et calculées par l'agrément de l'oeil, par le célèbre Pallagi,
peintre de
Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie prise dans les
armes de
la famille Crescenzi, qui, comme l'univers le sait, descend du fameux
Crescentius,
consul de Rome en 985, devaient meubler les dix-sept salons qui formaient le
rez-de-chaussée du palais du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres
rendus à Parme coûtèrent plus de 350 000 francs; le prix des glaces nouvelles,
ajoutées à celles que la maison possédait déjà, s'éleva à 200 000 francs. A
l'exception de deux salons, ouvrages célèbres du Parmesan, le grand peintre
du pays après le divin Corrège, toutes les pièces du premier et du second étage
étaient maintenant occupées par les peintres célèbres de Florence, de Rome
et de
Milan, qui les ornaient de peintures à fresque. Fokelberg, le grand sculpteur
suédois; Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan, travaillaient depuis un an
à dix
bas reliefs représentant autant de belles actions de Crescentius, ce
véritable grand
homme. La plupart des plafonds, peints à fresque, offraient aussi quelque
allusion à sa vie. On admirait généralement le plafond où Hayez, de Milan,
avait
représenté Crescentius reçu dans les Champs-Elysées par François Sforce;
Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di Rienzi, Machiavel,
le Dante
et les autres grands hommes du moyen âge. L'admiration pour ces âmes d'élite
est supposée faire épigramme contre les gens au pouvoir.

Tous ces détails magnifiques occupaient exclusivement l'attention de la
noblesse
et des bourgeois de Parme, et percèrent le coeur de notre héros lorsqu'il
les lut
racontés, avec une admiration naïve, dans une longue lettre de plus de vingt
pages que Ludovic avait dictée à un douanier de Casal-Maggiore.

Et moi je suis si pauvre! se disait Fabrice, quatre mille livres de rente
en tout et
pour tout! c'est vraiment une insolence à moi d'oser être amoureux de Clélia
Conti, pour qui se font tous ces miracles.

Un seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-là écrit de sa
mauvaise
écriture, annonçait à son maître qu'il avait rencontré le soir, et dans
l'état d'un
homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien geôlier, qui avait été mis en
prison, puis relâché. Cet homme lui avait demandé un sequin par charité, et
Ludovic lui en avait donné quatre au nom de la duchesse. Les anciens geôliers
récemment mis en liberté, au nombre de douze, se préparaient à donner une fête
à coups de couteau (un trattamento di cortellate ) aux nouveaux geôliers
leurs
successeurs, si jamais ils parvenaient à les rencontrer hors de la
citadelle. Grillo
avait dit que presque tous les jours il y avait sérénade à la forteresse, que
mademoiselle Clélia Conti était fort pâle, souvent malade, et autres choses
semblables
. Ce mot ridicule fit que Ludovic reçut, courrier par courrier,
l'ordre
de revenir à Locarno. Il revint, et les détails qu'il donna de vive voix
furent encore
plus tristes pour Fabrice.

On peut juger de l'amabilité dont celui-ci était pour la pauvre duchesse;
il eût
souffert mille morts plutôt que de prononcer devant elle le nom de Clélia
Conti.
La duchesse abhorrait Parme; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette
ville
était à la fois sublime et attendrissant.

La duchesse avait moins que jamais oublié sa vengeance; elle était si heureuse
avant l'incident de la mort de Giletti! et maintenant, quel était son sort!
elle vivait
dans l'attente d'un événement affreux dont elle se serait bien gardée de
dire un
mot à Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante,
croyait
tant réjouir Fabrice en lui apprenant qu'un jour il serait vengé.

On peut se faire quelque idée maintenant de l'agrément des entretiens de
Fabrice
avec la duchesse: un silence morne régnait presque toujours entre eux. Pour
augmenter les agréments de leurs relations, la duchesse avait cédé à la
tentation
de jouer un mauvais tour à ce neveu trop chéri. Le comte lui écrivait
presque tous
les jours; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de leurs
amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite
ville de la
Suisse. Le pauvre homme se torturait l'esprit pour ne pas parler trop
ouvertement
de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes, à peine si on les
parcourait d'un oeil distrait. Que fait, hélas! la fidélité d'un amant
estimé, quand
on a le coeur percé par la froideur de celui qu'on lui préfère?

En deux mois de temps la duchesse ne lui répondit qu'une fois et ce fut pour
l'engager à sonder le terrain auprès de la princesse, et à voir si, malgré
l'insolence
du feu d'artifice, on recevrait avec plaisir une lettre d'elle duchesse. La
lettre qu'il
devait présenter, s'il le jugeait à propos, demandait la place de chevalier
d'honneur
de la princesse, devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et
désirait qu'elle lui fût accordée en considération de son mariage. La
lettre de la
duchesse était un chef-d'oeuvre: c'était le respect le plus tendre et le mieux
exprimé; on n'avait pas admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont
les conséquences, même les plus éloignées, pussent n'être pas agréables à la
princesse. Aussi la réponse respirait-elle une amitié tendre et que
l'absence met à
la torture.

«Mon fils et moi, lui disait la princesse, n'avons pas eu une soirée un peu
passable depuis votre départ si brusque. Ma chère duchesse ne se souvient donc
plus que c'est elle qui m'a fait rendre une voix consultative dans la
nomination
des officiers de ma maison? »

«Elle se croit donc obligée de me donner des motifs pour la place du marquis,
comme si son désir exprimé n'était pas pour moi le premier des motifs? Le
marquis aura la place, si je puis quelque chose; et il y en aura toujours
une dans
mon coeur, et la première, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert
absolument des mêmes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d'un
grand garçon de vingt et un ans, et vous demande des échantillons de minéraux
de la vallée d'Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos
lettres, que
j'espère fréquentes, au comte, qui vous déteste toujours et que j'aime
surtout à
cause de ces sentiments. L'archevêque aussi vous est resté fidèle. Nous
espérons
tous vous revoir un jour: rappelez-vous qu'il le faut. La marquise Ghisleri, ma
grande maîtresse, se dispose à quitter ce monde pour un meilleur: la pauvre
femme m'a fait bien du mal; elle me déplaît encore en s'en allant mal à
propos; sa
maladie me fait penser au nom que j'eusse mis autrefois avec tant de
plaisir à la
place du sien, si toutefois j'eusse pu obtenir ce sacrifice de
l'indépendance de
cette femme unique qui, en nous fuyant, a emporté avec elle toute la joie de ma
petite cour, etc., etc. »

C'était donc avec la conscience d'avoir cherché à hâter, autant qu'il était
en elle, le
mariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la duchesse le voyait tous
les jours.
Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures à voguer ensemble sur le
lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance était entière et parfaite
du côté de
Fabrice; mais il pensait à d'autres choses, et son âme naïve et simple ne lui
fournissait rien à dire. La duchesse le voyait, et c'était son supplice.

Nous avons oublié de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison
à Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un
beau tournant du lac). De la porte-fenêtre de son salon, la duchesse pouvait
mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et
pour laquelle
quatre rameurs eussent suffi; elle en engagea douze, et s'arrangea de façon
à avoir
un homme de chacun des villages situés aux environs de Belgirate. La troisième
ou quatrième fois qu'elle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien
choisis, elle fit arrêter le mouvement des rames.

-- Je vous considère tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous
confier
un secret. Mon neveu Fabrice s'est sauvé de prison; et peut-être, par
trahison, on
cherchera à le reprendre, quoiqu'il soit sur votre lac, pays de franchise. Ayez
l'oreille au guet, et prévenez-moi de tout ce que vous apprendrez. Je vous
autorise
à entrer dans ma chambre le jour et la nuit.

Les rameurs répondirent avec enthousiasme; elle savait se faire aimer. Mais
elle
ne pensait pas qu'il fût question de reprendre Fabrice: c'était pour elle
qu'étaient
tous ces soins et, avant l'ordre fatal d'ouvrir le réservoir du palais
Sanseverina, elle
n'y eût pas songé.

Sa prudence l'avait aussi engagée à prendre un appartement au port de Locarno
pour Fabrice; tous les jours il venait la voir, ou elle-même allait en
Suisse. On
peut juger de l'agrément de leurs perpétuels tête-à-tête par ce détail: La
marquise
et ses filles vinrent les voir deux fois, et la présence de ces étrangères
leur fit
plaisir; car, malgré les liens du sang, on peut appeler étrangère une
personne qui
ne sait rien de nos intérêts les plus chers, et que l'on ne voit qu'une
fois par an.

La duchesse se trouvait un soir à Locarno, chez Fabrice, avec la marquise
et ses
deux filles. L'archiprêtre du pays et le curé étaient venus présenter leurs
respects à
ces dames: l'archiprêtre, qui était intéressé dans une maison de commerce,
et se
tenait fort au courant des nouvelles, s'avisa de dire:

-- Le prince de Parme est mort!

La duchesse pâlit extrêmement; elle eut à peine le courage de dire:

-- Donne-t-on des détails?

-- Non, répondit l'archiprêtre; la nouvelle se borne à dire la mort, qui
est certaine.

La duchesse regarda Fabrice. J'ai fait cela pour lui, se dit-elle; j'aurais
fait mille
fois pis, et le voilà qui est là devant moi indifférent et songeant à une
autre! Il était
au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette affreuse pensée; elle
tomba dans un profond évanouissement. Tout le monde s'empressa pour la
secourir; mais, en revenant à elle, elle remarqua que Fabrice se donnait
moins de
mouvement que l'archiprêtre et le curé; il rêvait comme à l'ordinaire.

-- Il pense à retourner à Parme, se dit la duchesse, et peut-être à rompre le
mariage de Clélia avec le marquis; mais je saurai l'empêcher. Puis, se
souvenant
de la présence des deux prêtres, elle se hâta d'ajouter:

-- C'était un grand prince, et qui a été bien calomnié! C'est une perte immense
pour nous!

Les deux prêtres prirent congé, et la duchesse, pour être seule, annonça
qu'elle
allait se mettre au lit.

-- Sans doute, se disait-elle, la prudence m'ordonne d'attendre un mois ou deux
avant de retourner à Parme; mais je sens que je n'aurai jamais cette
patience; je
souffre trop ici. Cette rêverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont
pour mon
coeur un spectacle intolérable. Qui me l'eût dit que je m'ennuierais en me
promenant sur ce lac charmant, en tête à tête avec lui, et au moment où j'ai fait
pour le venger plus que je ne puis lui dire! Après un tel spectacle, la
mort n'est
rien. C'est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie
enfantine
que je trouvais dans mon palais à Parme lorsque j'y reçus Fabrice revenant de
Naples. Si j'eusse dit un mot, tout était fini, et peut-être que, lié avec
moi, il n'eût
pas songé à cette petite Clélia; mais ce mot me faisait une répugnance
horrible.
Maintenant elle l'emporte sur moi. Quoi de plus simple? elle a vingt ans;
et moi,
changée par les soucis, malade, j'ai le double de son âge!... Il faut
mourir, il faut
finir! Une femme de quarante ans n'est plus quelque chose que pour les hommes
qui l'ont aimée dans sa jeunesse! Maintenant je ne trouverai plus que des
jouissances de vanité; et cela vaut-il la peine de vivre? Raison de plus
pour aller à
Parme, et pour m'amuser. Si les choses tournaient d'une certaine façon, on
m'ôterait la vie. Eh bien! où est le mal? Je ferai une mort magnifique, et,
avant
que de finir, mais seulement alors, je dirai à Fabrice: Ingrat! c'est pour
toi!... Oui,
je ne puis trouver d'occupation pour ce peu de vie qui me reste qu'à Parme; j'y
ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais être sensible maintenant à
toutes
ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi! Alors,
pour voir
mon bonheur, j'avais besoin de regarder dans les yeux de l'envie... Ma
vanité a un
bonheur; à l'exception du comte peut-être, personne n'aura pu deviner quel
a été
l'événement qui a mis fin à la vie de mon coeur... J'aimerai Fabrice, je serai
dévouée à sa fortune, mais il ne faut pas qu'il rompe le mariage de la
Clélia, et
qu'il finisse par l'épouser... Non, cela ne sera pas!

La duchesse en était là de son triste monologue lorsqu'elle entendit un
grand bruit
dans la maison.

-- Bon! se dit-elle, voilà qu'on vient m'arrêter; Ferrante se sera laissé
prendre, il
aura parlé. Eh bien tant mieux! je vais avoir une occupation, je vais leur
disputer
ma tête. Mais primo, il ne faut pas se laisser prendre.

La duchesse, à demi vêtue, s'enfuit au fond de son jardin: elle songeait déjà à
passer par-dessus un petit mur et à se sauver dans la campagne; mais elle vit
qu'on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l'homme de confiance du
comte: il était seul avec sa femme de chambre. Elle s'approcha de la
porte-fenêtre.
Cet homme parlait à la femme de chambre des blessures qu'il avait reçues. La
duchesse rentra chez elle, Bruno se jeta presque à ses pieds, la conjurant
de ne
pas dire au comte l'heure ridicule à laquelle il arrivait.

-- Aussitôt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donné l'ordre, à
toutes les
postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des états de Parme. En
conséquence, je suis allé jusqu'au Pô avec les chevaux de la maison; mais au
sortir de la barque, ma voiture a été renversée, brisée, abîmée, et j'ai eu des
contusions si graves que je n'ai pu monter à cheval, comme c'était mon devoir.

-- Eh bien! dit la duchesse, il est trois heures du matin: je dirai que
vous êtes
arrivé à midi; vous n'allez pas me contredire.

-- Je reconnais bien les bontés de madame.

La politique dans une oeuvre littéraire, c'est un coup de pistolet au
milieu d'un
concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n'est pas possible de
refuser son attention.

Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d'une raison,
nous
voudrions taire; mais nous sommes forcés d'en venir à des événements qui sont
de notre domaine, puisqu'ils ont pour théâtre le coeur des personnages.

-- Mais, grand Dieu! comment est mort ce grand prince? dit la duchesse à Bruno.

-- Il était à la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long du
Pô, à
deux lieues de Sacca. Il est tombé dans un trou caché par une touffe
d'herbe: il
était tout en sueur, et le froid l'a saisi; on l'a transporté dans une
maison isolée, où
il est mort au bout de quelques heures. D'autres prétendent que MM. Catena et
Borone sont morts aussi, et que tout l'accident provient des casseroles de cuivre
du paysan chez lequel on est entré, qui étaient remplies de vert-de-gris. On a
déjeuné chez cet homme. Enfin, les têtes exaltées, les jacobins, qui
racontent ce
qu'ils désirent, parlent de poison. Je sais que mon ami Toto, fourrier de
la cour,
aurait péri sans les soins généreux d'un manant qui paraissait avoir de grandes
connaissances en médecine, et lui a fait faire des remèdes fort singuliers.
Mais on
ne parle déjà plus de cette mort du prince: au fait, c'était un homme cruel.
Lorsque je suis parti, le peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal
général
Rassi: on voulait aussi aller mettre le feu aux portes de la citadelle,
pour tâcher de
faire sauver les prisonniers. Mais on prétendait que Fabio Conti tirerait ses
canons. D'autres assuraient que les canonniers de la citadelle avaient jeté
de l'eau
sur leur poudre et ne voulaient pas massacrer leurs concitoyens. Mais voici qui
est bien plus intéressant: tandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon
pauvre bras, un homme est arrivé de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouvé
dans les rues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, l'a assommé, et
ensuite
on est allé le pendre à l'arbre de la promenade qui est le plus voisin de
la citadelle.
Le peuple était en marche pour aller briser cette belle statue du prince
qui est
dans les jardins de la cour. Mais M. le comte a pris un bataillon de la
garde, l'a
rangé devant la statue, et a fait dire au peuple qu'aucun de ceux qui
entreraient
dans les jardins n'en sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce
qui est bien
singulier, et que cet homme arrivant de Parme, et qui est un ancien
gendarme, m'a
répété plusieurs fois, c'est que M. le comte a donné des coups de pied au
général
P..., commandant la garde du prince, et l'a fait conduire hors du jardin
par deux
fusiliers, après lui avoir arraché ses épaulettes.

-- Je reconnais bien là le comte, s'écria la duchesse avec un transport de joie
qu'elle n'eût pas prévu une minute auparavant: il ne souffrira jamais qu'on
outrage
notre princesse; et quant au général P..., par dévouement pour ses maîtres
légitimes, il n'a jamais voulu servir l'usurpateur, tandis que le comte, moins
délicat, a fait toutes les campagnes d'Espagne, ce qu'on lui a souvent
reproché à la
cour.

La duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la
lecture pour
faire cent questions à Bruno.

La lettre était bien plaisante; le comte employait les termes les plus
lugubres, et
cependant la joie la plus vive éclatait à chaque mot; il évitait les
détails sur le
genre de mort du prince, et finissait sa lettre par ces mots:

«Tu vas revenir sans doute, mon cher ange! mais je te conseille d'attendre un
jour ou deux le courrier que la princesse t'enverra, à ce que j'espère,
aujourd'hui
ou demain; il faut que ton retour soit magnifique comme ton départ a été hardi.
Quant au grand criminel qui est auprès de toi, je compte bien le faire
juger par
douze juges appelés de toutes les parties de cet état. Mais, pour faire
punir ce
monstre-là comme il le mérite, il faut d'abord que je puisse faire des
papillotes
avec la première sentence, si elle existe. »

Le comte avait rouvert sa lettre:

«Voici bien une autre affaire: je viens de faire distribuer des cartouches
aux deux
bataillons de la garde; je vais me battre et mériter de mon mieux ce surnom de
Cruel dont les libéraux m'ont gratifié depuis si longtemps. Cette vieille
momie de
général P... a osé parler dans la caserne d'entrer en pourparlers avec le
peuple à
demi révolté. Je t'écris du milieu de la rue; je vais au palais, où l'on ne
pénétrera
que sur mon cadavre. Adieu! Si je meurs, ce sera en t'adorant quand même,
ainsi que j'ai vécu! N'oublie pas de faire prendre 300 000 francs déposés
en ton
nom chez D..., à Lyon. »

«Voilà ce pauvre diable de Rassi pâle comme la mort, et sans perruque; tu n'as
pas d'idée de cette figure! Le peuple veut absolument le pendre; ce serait un
grand tort qu'on lui ferait, il mérite d'être écartelé. Il se réfugiait à
mon palais, et
m'a couru après dans la rue; je ne sais trop qu'en faire... je ne veux pas le
conduire au palais du prince, ce serait faire éclater la révolte de ce
côté. F... verra
si je l'aime; mon premier mot à Rassi a été: Il me faut la sentence contre
M. del
Dongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et dites à tous ces juges
iniques, qui sont cause de cette révolte, que je les ferai tous pendre,
ainsi que
vous, mon cher ami, s'ils soufflent un mot de cette sentence, qui n'a
jamais existé.
Au nom de Fabrice, j'envoie une compagnie de grenadiers à l'archevêque. Adieu,
cher ange! mon palais va être brûlé, et je perdrai les charmants portraits
que j'ai
de toi. Je cours au palais pour faire destituer cet infâme général P...,
qui fait des
siennes; il flatte bassement le peuple, comme autrefois il flattait le feu
prince.
Tous ces généraux ont une peur du diable; je vais, je crois, me faire nommer
général en chef. »

La duchesse eut la malice de ne pas envoyer réveiller Fabrice; elle se
sentait pour
le comte un accès d'admiration qui ressemblait fort à de l'amour. Toutes
réflexions faites, se dit-elle, il faut que je l'épouse. Elle le lui
écrivit aussitôt, et fit
partir un de ses gens. Cette nuit, la duchesse n'eut pas le temps d'être
malheureuse.

Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque montée par dix rameurs et qui
fendait rapidement les eaux du lac; Fabrice et elle reconnurent bientôt un
homme
portant la livrée du prince de Parme: c'était en effet un de ses courriers
qui, avant
de descendre à terre, cria à la duchesse:-- La révolte est apaisée! Ce
courrier lui
remit plusieurs lettres du comte, une lettre admirable de la princesse et une
ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur parchemin, qui la nommait duchesse
de San Giovanni et grande maîtresse de la princesse douairière. Ce jeune
prince,
savant en minéralogie, et qu'elle croyait un imbécile, avait eu l'esprit de
lui écrire
un petit billet; mais il y avait de l'amour à la fin. Le billet commençait
ainsi:

«Le comte dit, madame la duchesse, qu'il est content de moi; le fait est
que j'ai
essuyé quelques coups de fusil à ses côtés et que mon cheval a été touché:
à voir
le bruit qu'on fait pour si peu de chose, je désire vivement assister à une
vraie
bataille, mais que ce ne soit pas contre mes sujets. Je dois tout au comte;
tous
mes généraux, qui n'ont pas fait la guerre, se sont conduits comme des
lièvres; je
crois que deux ou trois se sont enfuis jusqu'à Bologne. Depuis qu'un grand et
déplorable événement m'a donné le pouvoir, je n'ai point signé d'ordonnance qui
m'ait été aussi agréable que celle qui vous nomme grande maîtresse de ma mère.
Ma mère et moi, nous nous sommes souvenus qu'un jour vous admiriez la belle
vue que l'on a du palazzeto de San Giovanni, qui jadis appartint à Pétrarque,
du moins on le dit; ma mère a voulu vous donner cette petite terre; et moi, ne
sachant que vous donner, et n'osant vous offrir tout ce qui vous appartient, je
vous ai faite duchesse dans mon pays; je ne sais si vous êtes assez savante
pour
savoir que Sanseverina est un titre romain. Je viens de donner le grand
cordon de
mon ordre à notre digne archevêque, qui a déployé une fermeté bien rare
chez les
hommes de soixante-dix ans. Vous ne m'en voudrez pas d'avoir rappelé toutes
les dames exilées. On me dit que je ne dois plus signer, dorénavant, qu'après
avoir écrit les mots votre affectionné : je suis fâché que l'on me fasse
prodiguer une assurance qui n'est complètement vraie que quand je vous écris.

«Votre affectionné,

«RANUCE-ERNEST. »

Qui n'eût dit, d'après ce langage, que la duchesse allait jouir de la plus
haute
faveur? Toutefois elle trouva quelque chose de fort singulier dans d'autres
lettres
du comte, qu'elle reçut deux heures plus tard. Il ne s'expliquait point
autrement,
mais lui conseillait de retarder de quelques jours son retour à Parme, et
d'écrire à
la princesse qu'elle était fort indisposée. La duchesse et Fabrice n'en
partirent pas
moins pour Parme aussitôt après dîner. Le but de la duchesse, que toutefois
elle
ne s'avouait pas, était de presser le mariage du marquis Crescenzi:
Fabrice, de son
côté, fit la route dans des transports de bonheur fous, et qui semblèrent
ridicules
à sa tante. Il avait l'espoir de revoir bientôt Clélia; il comptait bien
l'enlever, même
malgré elle, s'il n'y avait que ce moyen de rompre son mariage.

Le voyage de la duchesse et de son neveu fut très gai. A une poste avant Parme,
Fabrice s'arrêta un instant pour reprendre l'habit ecclésiastique;
d'ordinaire il était
vêtu comme un homme en deuil. Quand il rentra dans la chambre de la duchesse:

-- Je trouve quelque chose de louche et d'inexplicable, lui dit-elle, dans
les lettres
du comte. Si tu m'en croyais, tu passerais ici quelques heures; je
t'enverrai un
courrier dès que j'aurai parlé à ce grand ministre.

Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit à cet avis raisonnable. Des
transports de joie dignes d'un enfant de quinze ans marquèrent la réception
que le
comte fit à la duchesse, qu'il appelait sa femme. Il fut longtemps sans vouloir
parler politique, et, quand enfin on en vint à la triste raison:

-- Tu as fort bien fait d'empêcher Fabrice d'arriver officiellement; nous
sommes
ici en pleine réaction. Devine un peu le collègue que le prince m'a donné comme
ministre de la justice! c'est Rassi, ma chère, Rassi, que j'ai traité comme
un gueux
qu'il est, le jour de nos grandes affaires. A propos, je t'avertis qu'on a
supprimé
tout ce qui s'est passé ici. Si tu lis notre gazette, tu verras qu'un
commis de la
citadelle, nommé Barbone, est mort d'une chute de voiture. Quant aux
soixante et
tant de coquins que j'ai fait tuer à coups de balles, lorsqu'ils
attaquaient la statue
du prince dans les jardins, ils se portent fort bien, seulement ils sont en
voyage.
Le comte Zurla, ministre de l'intérieur, est allé lui-même à la demeure de
chacun
de ces héros malheureux, et a remis quinze sequins à leurs familles ou à leurs
amis, avec ordre de dire que le défunt était en voyage, et menace très
expresse de
la prison, si l'on s'avisait de faire entendre qu'il avait été tué. Un
homme de mon
propre ministère, les affaires étrangères, a été envoyé en mission auprès des
journalistes de Milan et de Turin, afin qu'on ne parle pas du malheureux
événement
, c'est le mot consacré; cet homme doit pousser jusqu'à Paris et
Londres, afin de démentir dans tous les journaux, et presque
officiellement, tout
ce qu'on pourrait dire de nos troubles. Un autre agent s'est acheminé vers
Bologne et Florence. J'ai haussé les épaules.

Mais le plaisant, à mon âge, c'est que j'ai eu un moment d'enthousiasme en
parlant aux soldats de la garde et arrachant les épaulettes de ce pleutre
de général
P... En cet instant j'aurais donné ma vie, sans balancer, pour le prince;
j'avoue
maintenant que c'eût été une façon bien bête de finir. Aujourd'hui, le
prince, tout
bon jeune homme qu'il est, donnerait cent écus pour que je mourusse de
maladie; il n'ose pas encore me demander ma démission mais nous nous parlons
le plus rarement possible, et je lui envoie une quantité de petits rapports
par écrit,
comme je le pratiquais avec le feu prince, après la prison de Fabrice. A
propos, je
n'ai point fait des papillotes avec la sentence signée contre lui, par la
grande
raison que ce coquin de Rassi ne me l'a point remise. Vous avez donc fort bien
fait d'empêcher Fabrice d'arriver ici officiellement. La sentence est toujours
exécutoire; je ne crois pas pourtant que le Rassi osât faire arrêter notre
neveu
aujourd'hui, mais il est possible qu'il l'ose dans quinze jours. Si Fabrice
veut
absolument rentrer en ville, qu'il vienne loger chez moi.

-- Mais la cause de tout ceci? s'écria la duchesse étonnée.

-- On a persuadé au prince que je me donne des airs de dictateur et de
sauveur de
la patrie, et que je veux le mener comme un enfant; qui plus est, en
parlant de lui,
j'aurais prononcé le mot fatal: cet enfant. Le fait peut être vrai,
j'étais exalté
ce jour-là: par exemple, je le voyais un grand homme, parce qu'il n'avait point
trop de peur au milieu des premiers coups de fusil qu'il entendît de sa vie. Il ne
manque point d'esprit, il a même un meilleur ton que son père: enfin, je ne
saurais trop le répéter, le fond du coeur est honnête et bon; mais ce coeur
sincère
et jeune se crispe quand on lui raconte un tour de fripon, et croit qu'il
faut avoir
l'âme bien noire soi-même pour apercevoir de telles choses: songez à
l'éducation
qu'il a reçue!...

-- Votre Excellence devait songer qu'un jour il serait le maître, et placer un
homme d'esprit auprès de lui.

-- D'abord, nous avons l'exemple de l'abbé de Condillac, qui, appelé par le
marquis de Felino, mon prédécesseur, ne fit de son élève que le roi des
nigauds. Il
allait à la procession, et, en 1796, il ne sut pas traiter avec le général
Bonaparte,
qui eût triplé l'étendue de ses états. En second lieu, je n'ai jamais cru
rester
ministre dix ans de suite. Maintenant que je suis désabusé de tout, et cela
depuis
un mois, je veux réunir un million, avant de laisser à elle-même cette
pétaudière
que j'ai sauvée. Sans moi, Parme eût été république pendant deux mois, avec le
poète Ferrante Palla pour dictateur.

Ce mot fit rougir la duchesse. Le comte ignorait tout.

-- Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du dix-huitième siècle: le
confesseur et la maîtresse. Au fond, le prince n'aime que la minéralogie,
et peut-
être vous, madame. Depuis qu'il règne, son valet de chambre dont je viens de
faire le frère capitaine, ce frère a neuf mois de service, ce valet de
chambre, dis-je,
est allé lui fourrer dans la tête qu'il doit être plus heureux qu'un autre
parce que
son profil va se trouver sur les écus. A la suite de cette belle idée est
arrivé l'ennui.

Maintenant il lui faut un aide de camp, remède à l'ennui. Eh bien! quand il
m'offrirait ce fameux million qui nous est nécessaire pour bien vivre à
Naples ou
à Paris, je ne voudrais pas être son remède de l'ennui, et passer chaque jour
quatre ou cinq heures avec Son Altesse. D'ailleurs, comme j'ai plus
d'esprit que
lui, au bout d'un mois il me prendrait pour un monstre.

Le feu prince était méchant et envieux, mais il avait fait la guerre et
commandé
des corps d'armée, ce qui lui avait donné de la tenue; on trouvait en lui
l'étoffe
d'un prince, et je pouvais être ministre bon ou mauvais. Avec cet honnête homme
de fils candide et vraiment bon, je suis forcé d'être un intrigant. Me
voici le rival
de la dernière femmelette du château, et rival fort inférieur, car je
mépriserai cent
détails nécessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de ces femmes qui
distribuent les serviettes blanches tous les matins dans les appartements a eu
l'idée de faire perdre au prince la clef d'un de ses bureaux anglais. Sur
quoi Son
Altesse a refusé de s'occuper de toutes les affaires dont les papiers se
trouvent
dans ce bureau; à la vérité pour vingt francs on peut faire détacher les
planches
qui en forment le fond, ou employer de fausses clefs; mais Ranuce-Ernest V m'a
dit que ce serait donner de mauvaises habitudes au serrurier de la cour.

Jusqu'ici il lui a été absolument impossible de garder trois jours de suite
la même
volonté. S'il fût né monsieur le marquis un tel, avec de la fortune, ce
jeune prince
eût été un des hommes les plus estimables de sa cour, une sorte de Louis XVI;
mais comment, avec sa naïveté pieuse, va-t-il résister à toutes les savantes
embûches dont il est entouré? Aussi le salon de votre ennemie la Raversi
est plus
puissant que jamais; on y a découvert que moi, qui ai fait tirer sur le
peuple, et
qui étais résolu à tuer trois mille hommes s'il le fallait, plutôt que de
laisser
outrager la statue du prince qui avait été mon maître, je suis un libéral
enragé, je
voulais faire signer une constitution, et cent absurdités pareilles. Avec
ces propos
de république, les fous nous empêcheraient de jouir de la meilleure des
monarchies... Enfin, madame, vous êtes la seule personne du parti libéral
actuel
dont mes ennemis me font le chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas
expliqué en termes désobligeants; l'archevêque, toujours parfaitement honnête
homme, pour avoir parlé en termes raisonnables de ce que j'ai fait le jour
malheureux
, est en pleine disgrâce.

Le lendemain du jour qui ne s'appelait pas encore malheureux, quand il était
encore vrai que la révolte avait existé, le prince dit à l'archevêque que,
pour que
vous n'eussiez pas à prendre un titre inférieur en m'épousant, il me ferait
duc.
Aujourd'hui je crois que c'est Rassi, anobli par moi lorsqu'il me vendait les
secrets du feu prince, qui va être fait comte. En présence d'un tel
avancement je
jouerai le rôle d'un nigaud.

-- Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.

-- Sans doute: mais au fond il est le maître, qualité qui, en moins de quinze
jours, fait disparaître le ridicule. Ainsi, chère duchesse, faisons comme
au jeu
de tric-trac, allons-nous-en.

-- Mais nous ne serons guère riches.

-- Au fond, ni vous ni moi n'avons besoin de luxe. Si vous me donnez à Naples
une place dans une loge à San Carlo et un cheval, je suis plus que
satisfait; ce ne
sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous donnera un rang à vous et à moi,
c'est le plaisir que les gens d'esprit du pays pourront trouver peut-être à
venir
prendre une tasse de thé chez vous.

-- Mais, reprit la duchesse, que serait-il arrivé, le jour malheureux, si
vous
vous étiez tenu à l'écart comme j'espère que vous le ferez à l'avenir?

-- Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours de
massacre et
d'incendie (car il faut cent ans à ce pays pour que la république n'y soit
pas une
absurdité), puis quinze jours de pillage, jusqu'à ce que deux ou trois
régiments
fournis par l'étranger fussent venus mettre le holà. Ferrante Palla était
au milieu
du peuple, plein de courage et furibond comme à l'ordinaire; il avait sans
doute
une douzaine d'amis qui agissaient de concert avec lui, ce dont Rassi fera une
superbe conspiration. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, porteur d'un habit d'un
délabrement incroyable! il distribuait l'or à pleines mains.

La duchesse, émerveillée de toutes ces nouvelles, se hâta d'aller remercier la
princesse.

Au moment de son entrée dans la chambre, la dame d'atours lui remit la petite
clef d'or que l'on porte à la ceinture, et qui est la marque de l'autorité
suprême
dans la partie du palais qui dépend de la princesse. Clara Paolina se hâta
de faire
sortir tout le monde; et, une fois seule avec son amie, persista pendant
quelques
instants à ne s'expliquer qu'à demi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que
tout cela voulait dire, et ne répondait qu'avec beaucoup de réserve. Enfin, la
princesse fondit en larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse,
s'écria: Les
temps de mon malheur vont recommencer: mon fils me traitera plus mal que ne
l'a fait son père!

-- C'est ce que j'empêcherai, répliqua vivement la duchesse. Mais d'abord j'ai
besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse Sérénissime daigne accepter ici
l'hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond respect.

-- Que voulez-vous dire? s'écria la princesse remplie d'inquiétude, et
craignant
une démission.

-- C'est que toutes les fois que Votre Altesse Sérénissime me permettra de
tourner à droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa cheminée,
elle me
permettra aussi d'appeler les choses par leur vrai nom.

-- N'est-ce que ça, ma chère duchesse? s'écria Clara Paolina en se levant, et
courant elle-même mettre le magot en bonne position; parlez donc en toute
liberté, madame la grande maîtresse, dit-elle avec un ton de voix charmant.

-- Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position; nous
courons, vous et moi, les plus grands dangers; la sentence contre Fabrice n'est
point révoquée; par conséquent, le jour où l'on voudra se défaire de moi et
vous
outrager, on le remet en prison. Notre position est aussi mauvaise que jamais.
Quant à moi personnellement, j'épouse le comte, et nous allons nous établir à
Naples ou à Paris. Le dernier trait d'ingratitude dont le comte est victime
en ce
moment, l'a entièrement dégoûté des affaires et, sauf l'intérêt de Votre Altesse
Sérénissime, je ne lui conseillerais de rester dans ce gâchis qu'autant que
le prince
lui donnerait une somme énorme. Je demanderai à Votre Altesse la permission de
lui expliquer que le comte, qui avait 130 000 francs en arrivant aux affaires,
possède à peine aujourd'hui 20 000 livres de rente. C'était en vain que depuis
longtemps je le pressais de songer à sa fortune. Pendant mon absence, il a
cherché querelle aux fermiers généraux du prince, qui étaient des fripons; le
comte les a remplacés par d'autres fripons qui lui ont donné 800 000 francs.

-- Comment! s'écria la princesse étonnée, mon Dieu! que je suis fâchée de cela!

-- Madame, répliqua la duchesse d'un très grand sang-froid, faut-il
retourner le
nez du magot à gauche?

-- Mon Dieu, non, s'écria la princesse; mais je suis fâchée qu'un homme du
caractère du comte ait songé à ce genre de gain.

-- Sans ce vol, il était méprisé de tous les honnêtes gens.

-- Grand Dieu! est-il possible!

-- Madame, reprit la duchesse, excepté mon ami, le marquis Crescenzi, qui a
3 ou
400 000 livres de rente, tout le monde vole ici; et comment ne volerait-on pas
dans un pays où la reconnaissance des plus grands services ne dure pas tout
à fait
un mois? Il n'y a donc de réel et de survivant à la disgrâce que l'argent.
Je vais me
permettre, madame, des vérités terribles.

-- Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et
pourtant
elles me sont cruellement désagréables.

-- Eh bien! madame, le prince votre fils, parfaitement honnête homme, peut vous
rendre bien plus malheureuse que ne fit son père; le feu prince avait du
caractère
à peu près comme tout le monde. Notre souverain actuel n'est pas sûr de vouloir
la même chose trois jours de suite; par conséquent, pour qu'on puisse être
sûr de
lui, il faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler à
personne. Comme
cette vérité n'est pas bien difficile à deviner, le nouveau parti ultra,
dirigé par ces
deux bonnes têtes, Rassi et la marquise Raversi, va chercher à donner une
maîtresse au prince. Cette maîtresse aura la permission de faire sa fortune
et de
distribuer quelques places subalternes, mais elle devra répondre au parti de la
constante volonté du maître.

Moi, pour être bien établie à la cour de Votre Altesse, j'ai besoin que le
Rassi soit
exilé et conspué; je veux, de plus, que Fabrice soit jugé par les juges les
plus
honnêtes que l'on pourra trouver: si ces messieurs reconnaissent, comme je
l'espère, qu'il est innocent, il sera naturel d'accorder à monsieur
l'archevêque que
Fabrice soit son coadjuteur avec future succession. Si j'échoue, le comte
et moi
nous nous retirons; alors, je laisse en partant ce conseil à Votre Altesse
Sérénissime: elle ne doit jamais pardonner à Rassi, et jamais non plus
sortir des
états de son fils. De près, ce bon fils ne lui fera pas de mal sérieux.

-- J'ai suivi vos raisonnements avec toute l'attention requise, répondit la
princesse
en souriant; faudra-t-il donc que je me charge du soin de donner une
maîtresse à
mon fils?

-- Non pas, madame, mais faites d'abord que votre salon soit le seul où il
s'amuse.

La conversation fut infinie dans ce sens, les écailles tombaient des yeux de
l'innocente et spirituelle princesse.

Un courrier de la duchesse alla dire à Fabrice qu'il pouvait entrer en
ville, mais en
se cachant. On l'aperçut à peine: il passait sa vie déguisé en paysan dans la
baraque en bois d'un marchand de marrons, établi vis-à-vis de la porte de la
citadelle, sous les arbres de la promenade.




Livre Second - Chapitre XXIV.

La duchesse organisa des soirées charmantes au palais, qui n'avait jamais
vu tant
de gaieté; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, et pourtant elle
vécut au
milieu des plus grands dangers; mais aussi, pendant cette saison critique,
il ne lui
arriva pas deux fois de songer avec un certain degré de malheur à l'étrange
changement de Fabrice. Le jeune prince venait de fort bonne heure aux soirées
aimables de sa mère, qui lui disait toujours:

-- Allez-vous-en donc gouverner; je parie qu'il y a sur votre bureau plus de vingt
rapports qui attendent un oui ou un non, et je ne veux pas que l'Europe
m'accuse
de faire de vous un roi fainéant pour régner à votre place.

Ces avis avaient le désavantage de se présenter toujours dans les moments les
plus inopportuns, c'est-à-dire quand Son Altesse, ayant vaincu sa timidité,
prenait
part à quelque charade en action qui l'amusait fort. Deux fois la semaine
il y avait
des parties de campagne où, sous prétexte de conquérir au nouveau souverain
l'affection de son peuple, la princesse admettait les plus jolies femmes de la
bourgeoisie. La duchesse, qui était l'âme de cette cour joyeuse, espérait
que ces
belles bourgeoises, qui toutes voyaient avec une envie mortelle la haute
fortune
du bourgeois Rassi, raconteraient au prince quelqu'une des friponneries sans
nombre de ce ministre. Or, entre autres idées enfantines, le prince
prétendait avoir
un ministère moral.

Rassi avait trop de sens pour ne pas sentir combien ces soirées brillantes
de la
cour de la princesse, dirigées par son ennemie, étaient dangereuses pour
lui. Il
n'avait pas voulu remettre au comte Mosca la sentence fort légale rendue contre
Fabrice; il fallait donc que la duchesse ou lui disparussent de la cour.

Le jour de ce mouvement populaire, dont maintenant il était de bon ton de nier
l'existence, on avait distribué de l'argent au peuple. Rassi partit de là:
plus mal mis
encore que de coutume, il monta dans les maisons les plus misérables de la
ville,
et passa des heures entières en conversation réglée avec leurs pauvres
habitants. Il
fut bien récompensé de tant de soins: après quinze jours de ce genre de vie
il eut
la certitude que Ferrante Palla avait été le chef secret de l'insurrection,
et bien
plus, que cet être, pauvre toute sa vie comme un grand poète, avait fait vendre
huit ou dix diamants à Gênes.

On citait entre autres cinq pierres de prix qui valaient réellement plus de
40 000
francs, et que, dix jours avant la mort du prince, on avait laissées pour
35 000
francs, parce que, disait-on, on avait besoin d'argent.

Comment peindre les transports de joie du ministre de la justice à cette
découverte? Il s'apercevait que tous les jours on lui donnait des ridicules
à la cour
de la princesse douairière, et plusieurs fois le prince, parlant d'affaires
avec lui, lui
avait ri au nez avec toute la naïveté de la jeunesse. Il faut avouer que le
Rassi
avait des habitudes singulièrement plébéiennes: par exemple, dès qu'une
discussion l'intéressait, il croisait les jambes et prenait son soulier
dans la main; si
l'intérêt croissait, il étalait son mouchoir de coton rouge sur sa jambe,
etc., etc. Le
prince avait beaucoup ri de la plaisanterie d'une des plus jolies femmes de la
bourgeoisie, qui, sachant d'ailleurs qu'elle avait la jambe fort bien
faite, s'était
mise à imiter ce geste élégant du ministre de la justice.

Rassi sollicita une audience extraordinaire et dit au prince:

-- Votre Altesse voudrait-elle donner cent mille francs pour savoir au
juste quel a
été le genre de mort de son auguste père? avec cette somme, la justice
serait mise
à même de saisir les coupables, s'il y en a.

La réponse du prince ne pouvait être douteuse.

A quelque temps de là, la Chékina avertit la duchesse qu'on lui avait offert
une grosse somme pour laisser examiner les diamants de sa maîtresse par un
orfèvre; elle avait refusé avec indignation. La duchesse la gronda d'avoir
refusé;
et, à huit jours de là, la Chékina eut des diamants à montrer. Le jour pris
pour
cette exhibition des diamants, le comte Mosca plaça deux hommes sûrs auprès
de chacun des orfèvres de Parme, et sur le minuit il vint dire à la
duchesse que
l'orfèvre curieux n'était autre que le frère de Rassi. La duchesse, qui
était fort gaie
ce soir-là (on jouait au palais une comédie dell'arte, c'est-à-dire où chaque
personnage invente le dialogue à mesure qu'il le dit, le plan seul de la
comédie est
affiché dans la coulisse), la duchesse, qui jouait un rôle, avait pour amoureux
dans la pièce le comte Baldi, l'ancien ami de la marquise Raversi, qui était
présente. Le prince, l'homme le plus timide de ses états, mais fort joli
garçon et
doué du coeur le plus tendre, étudiait le rôle du comte Baldi, et voulait
le jouer à
la seconde représentation.

-- J'ai bien peu de temps, dit la duchesse au comte, je parais à la
première scène
du second acte; passons dans la salle des gardes.

Là, au milieu de vingt gardes du corps, tous fort éveillés et fort
attentifs aux
discours du premier ministre et de la grande maîtresse, la duchesse dit en
riant à
son ami:

-- Vous me grondez toujours quand je dis des secrets inutilement. C'est par moi
que fut appelé au trône Ernest V; il s'agissait de venger Fabrice, que
j'aimais alors
bien plus qu'aujourd'hui, quoique toujours fort innocemment. Je sais bien que
vous ne croyez guère à cette innocence, mais peu importe, puisque vous m'aimez
malgré mes crimes. Eh bien! voici un crime véritable: j'ai donné tous mes
diamants à une espèce de fou fort intéressant, nommé Ferrante Palla, je
l'ai même
embrassé pour qu'il fît périr l'homme qui voulait faire empoisonner Fabrice. Où
est le mal?

-- Ah! voilà donc où Ferrante avait pris de l'argent pour son émeute! dit
le comte,
un peu stupéfait; et vous me racontez tout cela dans la salle des gardes!

-- C'est que je suis pressée, et voici le Rassi sur les traces du crime. Il
est bien vrai
que je n'ai jamais parlé d'insurrection, car j'abhorre les jacobins.
Réfléchissez là-
dessus, et dites-moi votre avis après la pièce.

-- Je vous dirai tout de suite qu'il faut inspirer de l'amour au prince...
Mais en tout
bien tout honneur, au moins!

On appelait la duchesse pour son entrée en scène, elle s'enfuit.

Quelques jours après, la duchesse reçut par la poste une grande lettre
ridicule,
signée du nom d'une ancienne femme de chambre à elle; cette femme demandait
à être employée à la cour, mais la duchesse avait reconnu du premier coup
d'oeil
que ce n'était ni son écriture ni son style. En ouvrant la feuille pour
lire la seconde
page, la duchesse vit tomber à ses pieds une petite image miraculeuse de la
Madone, pliée dans une feuille imprimée d'un vieux livre. Après avoir jeté un
coup d'oeil sur l'image, la duchesse lut quelques lignes de la vieille feuille
imprimée. Ses yeux brillèrent, et elle y trouvait ces mots:

Le tribun a pris cent francs par mois, non plus; avec le reste on voulut
ranimer le
feu sacré dans des âmes qui se trouvèrent glacées par l'égoïsme. Le renard
est sur
mes traces, c'est pourquoi je n'ai pas cherché à voir une dernière fois
l'être adoré.
Je me suis dit, elle n'aime pas la république, elle qui m'est supérieure
par l'esprit
autant que par les grâces et la beauté. D'ailleurs, comment faire une
république
sans républicains? Est-ce que je me tromperais? Dans six mois, je
parcourrai, le
microscope à la main, et à pied, les petites villes d'Amérique, je verrai
si je dois
encore aimer la seule rivale que vous ayez dans mon coeur. Si vous recevez
cette
lettre, madame la baronne, et qu'aucun oeil profane ne l'ait lue avant
vous, faites
briser un des jeunes frênes plantés à vingt pas de l'endroit où j'osai vous
parler
pour la première fois. Alors je ferai enterrer, sous le grand buis du
jardin que
vous remarquâtes une fois en mes jours heureux, une boîte où se trouveront de
ces choses qui font calomnier les gens de mon opinion. Certes, je me fusse bien
gardé d'écrire si le renard n'était sur mes traces, et ne pouvait arriver à
cet être
céleste; voir le buis dans quinze jours. »

Puisqu'il a une imprimerie à ses ordres, se dit la duchesse, bientôt nous
aurons un
recueil de sonnets, Dieu sait le nom qu'il m'y donnera!

La coquetterie de la duchesse voulut faire un essai; pendant huit jours
elle fut
indisposée, et la cour n'eut plus de jolies soirées. La princesse, fort
scandalisée de
tout ce que la peur qu'elle avait de son fils l'obligeait de faire dès les
premiers
moments de son veuvage, alla passer ces huit jours dans un couvent attenant à
l'église où le feu prince était inhumé. Cette interruption des soirées jeta sur les
bras du prince une masse énorme de loisir, et porta un échec notable au
crédit du
ministre de la justice. Ernest V comprit tout l'ennui qui le menaçait si la
duchesse
quittait la cour, ou seulement cessait d'y répandre la joie. Les soirées
recommencèrent, et le prince se montra de plus en plus intéressé par les
comédies
dell'arte. Il avait le projet de prendre un rôle, mais n'osait avouer cette
ambition. Un jour, rougissant beaucoup, il dit à la duchesse: Pourquoi ne
jouerais-je pas moi aussi?

-- Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse; si elle daigne m'en donner
l'ordre, je ferai arranger le plan d'une comédie, toutes les scènes
brillantes du rôle
de Votre Altesse seront avec moi, et comme les premiers jours tout le monde
hésite un peu, si Votre Altesse veut me regarder avec quelque attention, je lui
dirai les réponses qu'elle doit faire. Tout fut arrangé et avec une adresse
infinie. Le
prince fort timide avait honte d'être timide; les soins que se donna la
duchesse
pour ne pas faire souffrir cette timidité innée firent une impression
profonde sur
le jeune souverain.

Le jour de son début, le spectacle commença une demi-heure plus tôt qu'à
l'ordinaire, et il n'y avait dans le salon, au moment où l'on passa dans la
salle de
spectacle, que huit ou dix femmes âgées. Ces figures-là n'imposaient guère au
prince, et d'ailleurs, élevées à Munich dans les vrais principes
monarchiques, elles
applaudissaient toujours. Usant de son autorité comme grande maîtresse, la
duchesse ferma à clef la porte par laquelle le vulgaire des courtisans
entrait au
spectacle. Le prince, qui avait de l'esprit littéraire et une belle
figure, se tira
fort bien de ses premières scènes; il répétait avec intelligence les
phrases qu'il
lisait dans les yeux de la duchesse, ou qu'elle lui indiquait à demi-voix.
Dans un
moment où les rares spectateurs applaudissaient de toutes leurs forces, la
duchesse fit un signe, la porte d'honneur fut ouverte, et la salle de spectacle
occupée en un instant par toutes les jolies femmes de la cour, qui, trouvant au
prince une figure charmante et l'air fort heureux, se mirent à applaudir;
le prince
rougit de bonheur. Il jouait le rôle d'un amoureux de la duchesse. Bien loin
d'avoir à lui suggérer des paroles, bientôt elle fut obligée de l'engager à
abréger les
scènes; il parlait d'amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassait
l'actrice; ses répliques duraient cinq minutes. La duchesse n'était plus
cette beauté
éblouissante de l'année précédente; la prison de Fabrice, et, bien plus
encore, le
séjour sur le lac Majeur avec Fabrice, devenu morose et silencieux, avait donné
dix ans de plus à la belle Gina. Ses traits s'étaient marqués, ils avaient
plus d'esprit
et moins de jeunesse.

Ils n'avaient plus que bien rarement l'enjouement du premier âge; mais à la
scène,
avec du rouge et tous les secours que l'art fournit aux actrices, elle
était encore la
plus jolie femme de la cour. Les tirades passionnées, débitées par le prince,
donnèrent l'éveil aux courtisans; tous se disaient ce soir-là: Voici la
Balbi de ce
nouveau règne. Le comte se révolta intérieurement. La pièce finie, la
duchesse dit
au prince devant toute la cour:

-- Votre Altesse joue trop bien; on va dire que vous êtes amoureux d'une femme
de trente-huit ans, ce qui fera manquer mon établissement avec le comte. Ainsi,
je ne jouerai plus avec Votre Altesse, à moins que le prince ne me jure de
m'adresser la parole comme il le ferait à une femme d'un certain âge, à Mme la
marquise Raversi, par exemple.

On répéta trois fois la même pièce; le prince était fou de bonheur; mais,
un soir, il
parut fort soucieux.

-- Ou je me trompe fort, dit la grande maîtresse à sa princesse, ou le Rassi
cherche à nous jouer quelque tour; je conseillerais à Votre Altesse
d'indiquer un
spectacle pour demain; le prince jouera mal, et, dans son désespoir, il
vous dira
quelque chose.

Le prince joua fort mal en effet; on l'entendait à peine, et il ne savait
plus terminer
ses phrases. A la fin du premier acte, il avait presque les larmes aux yeux; la
duchesse se tenait auprès de lui, mais froide et immobile. Le prince, se
trouvant
un instant seul avec elle, dans le foyer des acteurs, alla fermer la porte.

-- Jamais, lui dit-il, je ne pourrai jouer le second et le troisième acte;
je ne veux
pas absolument être applaudi par complaisance; les applaudissements qu'on me
donnait ce soir me fendaient le coeur. Donnez-moi un conseil, que faut-il faire?

-- Je vais m'avancer sur la scène, faire une profonde révérence à Son
Altesse, une
autre au public, comme un véritable directeur de comédie, et dire que
l'acteur qui
jouait le rôle de Lélio, se trouvant subitement indisposé, le spectacle se
terminera par quelques morceaux de musique. Le comte Rusca et la petite
Ghisolfi seront ravis de pouvoir montrer à une aussi brillante assemblée leurs
petites voix aigrelettes.

Le prince prit la main de la duchesse, et la baisa avec transport.

-- Que n'êtes-vous un homme, lui dit-il, vous me donneriez un bon conseil:
Rassi
vient de déposer sur mon bureau cent quatre-vingt-deux dépositions contre les
prétendus assassins de mon père. Outre les dépositions, il y a un acte
d'accusation de plus de deux cents pages; il me faut lire tout cela, et, de
plus, j'ai
donné ma parole de n'en rien dire au comte. Ceci mène tout droit à des
supplices;
déjà il veut que je fasse enlever en France, près d'Antibes, Ferrante
Palla, ce grand
poète que j'admire tant. Il est là sous le nom de Poncet.

-- Le jour où vous ferez pendre un libéral, Rassi sera lié au ministère par des
chaînes de fer, et c'est ce qu'il veut avant tout; mais Votre Altesse ne
pourra plus
annoncer une promenade deux heures à l'avance. Je ne parlerai ni à la
princesse,
ni au comte du cri de douleur qui vient de vous échapper; mais, comme d'après
mon serment je ne dois avoir aucun secret pour la princesse, je serais
heureuse si
Votre Altesse voulait dire à sa mère les mêmes choses qui lui sont échappées
avec moi.

Cette idée fit diversion à la douleur d'acteur chuté qui accablait le
souverain.

-- Eh bien! allez avertir ma mère, je me rends dans son grand cabinet.

Le prince quitta les coulisses, traversa le salon par lequel on arrivait au
théâtre,
renvoya d'un air dur le grand chambellan et l'aide de camp de service qui le
suivaient; de son côté la princesse quitta précipitamment le spectacle; arrivée
dans le grand cabinet, la grande maîtresse fit une profonde révérence à la
mère et
au fils, et les laissa seuls. On peut juger de l'agitation de la cour, ce
sont là les
choses qui la rendent si amusante. Au bout d'une heure le prince lui-même se
présenta à la porte du cabinet et appela la duchesse; la princesse était en
larmes,
son fils avait une physionomie tout altérée.

Voici des gens faibles qui ont de l'humeur, se dit la grande maîtresse, et qui
cherchent un prétexte pour se fâcher contre quelqu'un. D'abord la mère et
le fils
se disputèrent la parole pour raconter les détails à la duchesse, qui dans ses
réponses eut grand soin de ne mettre en avant aucune idée. Pendant deux
mortelles heures les trois acteurs de cette scène ennuyeuse ne sortirent
pas des
rôles que nous venons d'indiquer. Le prince alla chercher lui-même les deux
énormes portefeuilles que Rassi avait déposés sur son bureau; en sortant du
grand cabinet de sa mère, il trouva toute la cour qui attendait.--
Allez-vous-en,
laissez-moi tranquille! s'écria-t-il, d'un ton fort impoli et qu'on ne lui
avait jamais
vu. Le prince ne voulait pas être aperçu portant lui-même les deux
portefeuilles,
un prince ne doit rien porter. Les courtisans disparurent en un clin d'oeil. En
repassant le prince ne trouva plus que les valets de chambre qui
éteignaient les
bougies; il les renvoya avec fureur, ainsi que le pauvre Fontana, aide de
camp de
service, qui avait eu la gaucherie de rester, par zèle.

-- Tout le monde prend à tâche de m'impatienter ce soir, dit-il avec humeur
à la
duchesse, comme il rentrait dans le cabinet; il lui croyait beaucoup
d'esprit et il
était furieux de ce qu'elle s'obstinait évidemment à ne pas ouvrir un avis. Elle, de
son côté, était résolue à ne rien dire qu'autant qu'on lui demanderait son avis
bien expressément. Il s'écoula encore une grosse demi-heure avant que le
prince, qui avait le sentiment de sa dignité, se déterminât à lui dire: --
Mais,
madame, vous ne dites rien.

-- Je suis ici pour servir la princesse, et oublier bien vite ce qu'on dit
devant moi.

-- Eh bien! madame, dit le prince en rougissant beaucoup, je vous ordonne de me
donner votre avis.

-- On punit les crimes pour empêcher qu'ils ne se renouvellent. Le feu
prince a-t-il
été empoisonné? C'est ce qui est fort douteux; a-t-il été empoisonné par les
jacobins? c'est ce que Rassi voudrait bien prouver, car alors il devient
pour Votre
Altesse un instrument nécessaire à tout jamais. Dans ce cas, Votre Altesse, qui
commence son règne, peut se promettre bien des soirées comme celle-ci. Vos
sujets disent généralement, ce qui est de toute vérité, que Votre Altesse a
de la
bonté dans le caractère; tant qu'elle n'aura pas fait pendre quelque
libéral, elle
jouira de cette réputation, et bien certainement personne ne songera à lui
préparer
du poison.

-- Votre conclusion est évidente, s'écria la princesse avec humeur; vous ne
voulez
pas que l'on punisse les assassins de mon mari!

-- C'est qu'apparemment, madame, je suis liée à eux par une tendre amitié.

La duchesse voyait dans les yeux du prince qu'il la croyait parfaitement
d'accord
avec sa mère pour lui dicter un plan de conduite. Il y eut entre les deux
femmes
une succession assez rapide d'aigres reparties, à la suite desquelles la
duchesse
protesta qu'elle ne dirait plus une seule parole, et elle fut fidèle à sa
résolution;
mais le prince, après une longue discussion avec sa mère, lui ordonna de
nouveau
de dire son avis.

-- C'est ce que je jure à Vos Altesses de ne point faire!

-- Mais c'est un véritable enfantillage! s'écria le prince.

-- Je vous prie de parler, madame la duchesse, dit la princesse d'un air digne.

-- C'est ce dont je vous supplie de me dispenser, madame; mais Votre Altesse,
ajouta la duchesse en s'adressant au prince, lit parfaitement le français; pour
calmer nos esprits agités, voudrait-elle nous lire une fable de La Fontaine?

La princesse trouva ce nous fort insolent, mais elle eut l'air à la fois
étonné et
amusé, quand la grande maîtresse, qui était allée du plus grand sang-froid
ouvrir
la bibliothèque, revint avec un volume des Fables de La Fontaine; elle le
feuilleta quelques instants, puis dit au prince, en le lui présentant:

Je supplie Votre Altesse de lire toute la fable.

LE JARDINIER ET SON SEIGNEUR

Un amateur de jardinage

Demi-bourgeois, demi-manant,

Possédait en certain village

Un jardin assez propre, et le clos attenant.

Il avait de plant vif fermé cette étendue:

Là croissaient à plaisir l'oseille et la laitue,

De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,

Peu de jasmin d'Espagne et force serpolet.

Cette félicité par un lièvre troublée

Fit qu'au seigneur du bourg notre homme se plaignit.

Ce maudit animal vient prendre sa goulée

Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit;

Les pierres, les bâtons y perdent leur crédit:

Il est sorcier, je crois. -- Sorcier! je l'en défie,

Repartit le seigneur: fût-il diable, Miraut,

En dépit de ses tours, l'attrapera bientôt.

Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie,

-- Et quand?-- Et dès demain, sans tarder plus longtemps.

La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.

-- «à, déjeunons, dit-il: vos poulets sont-ils tendres?

L'embarras des chasseurs succède au déjeuner.

Chacun s'anime et se prépare;

Les trompes et les cors font un tel tintamarre

Que le bonhomme est étonné.

Le pis fut que l'on mit en piteux équipage

Le pauvre potager. Adieu planches, carreaux;

Adieu chicorée et poireaux;

Adieu de quoi mettre au potage.

Le bonhomme disait: Ce sont là jeux de prince.

Mais on le laissait dire; et les chiens et les gens

Firent plus de dégât en une heure de temps

Que n'en auraient fait en cent ans

Tous les lièvres de la province.

Petits princes, videz vos débats entre vous;

De recourir aux rois vous serez de grands fous.

Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,

Ni les faire entrer sur vos terres.

Cette lecture fut suivie d'un long silence. Le prince se promenait dans le
cabinet,
après être allé lui-même remettre le volume à sa place.

-- Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler?

-- Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m'aura pas nommée
ministre; en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de grande
maîtresse.

Nouveau silence d'un gros quart d'heure; enfin la princesse songea au rôle que
joua jadis Marie de Médicis, mère de Louis XIII: tous les jours précédents, la
grande maîtresse avait fait lire par la lectrice l'excellente Histoire de
Louis XIII

, de M. Bazin. La princesse, quoique fort piquée, pensa que la duchesse
pourrait
fort bien quitter le pays, et alors Rassi, qui lui faisait une peur
affreuse, pourrait
bien imiter Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la
princesse
eût donné tout au monde pour humilier sa grande maîtresse; mais elle ne
pouvait:
elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exagéré, prendre la main de la
duchesse et lui dire:

-- Allons, madame, prouvez-moi votre amitié en parlant.

-- Eh bien; deux mots sans plus: brûler, dans la cheminée que voilà, tous les
papiers réunis par cette vipère de Rassi, et ne jamais lui avouer qu'on les
a brûlés.

Elle ajouta tout bas, et d'un air familier, à l'oreille de la princesse.

-- Rassi peut être Richelieu!

-- Mais, diable! ces papiers me coûtent plus de quatre-vingt mille francs!
s'écria le
prince fâché.

-- Mon prince, répliqua la duchesse avec énergie, voilà ce qu'il en coûte
d'employer des scélérats de basse naissance. Plût à Dieu que vous pussiez
perdre
un million, et ne jamais prêter créance aux bas coquins qui ont empêché votre
père de dormir pendant les six dernières années de son règne.

Le mot basse naissance avait plu extrêmement à la princesse, qui trouvait que
le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour l'esprit,
toujours un
peu cousin germain du jacobinisme.

Durant le court moment de profond silence, rempli par les réflexions de la
princesse, l'horloge du château sonna trois heures. La princesse se leva,
fit une
profonde révérence à son fils, et lui dit;-- Ma santé ne me permet pas de
prolonger davantage la discussion. Jamais de ministre de basse naissance ;
vous ne m'ôterez pas de l'idée que votre Rassi vous a volé la moitié de
l'argent
qu'il vous a fait dépenser en espionnage. La princesse prit deux bougies
dans les
flambeaux et les plaça dans la cheminée, de façon à ne pas les éteindre; puis,
s'approchant de son fils, elle ajouta:-- La fable de La Fontaine l'emporte,
dans
mon esprit, sur le juste désir de venger un époux. Votre Altesse veut-elle me
permettre de brûler ces écritures? Le prince restait immobile.

Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse; le comte a raison:
le feu
prince ne nous eût pas fait veiller jusqu'à trois heures du matin, avant de
prendre
un parti.

La princesse, toujours debout, ajouta:

-- Ce petit procureur serait bien fier, s'il savait que ses paperasses,
remplies de
mensonges, et arrangées pour procurer son avancement, ont fait passer la nuit
aux deux plus grands personnages de l'état.

Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida tout le
contenu dans la cheminée. La masse des papiers fut sur le point d'étouffer les
deux bougies; l'appartement se remplit de fumée. La princesse vit dans les yeux
de son fils qu'il était tenté de saisir une carafe et de sauver ces
papiers, qui lui
coûtaient quatre-vingt mille francs.

-- Ouvrez donc la fenêtre! cria-t-elle à la duchesse avec humeur. La
duchesse se
hâta d'obéir; aussitôt tous les papiers s'enflammèrent à la fois; il se fit
un grand
bruit dans la cheminée, et bientôt il fut évident qu'elle avait pris feu.

Le prince avait l'âme petite pour toutes les choses d'argent; il crut voir
son palais
en flammes, et toutes les richesses qu'il contenait détruites; il courut à la fenêtre et
appela la garde d'une voix toute changée. Les soldats en tumulte étant accourus
dans la cour à la voix du prince, il revint près de la cheminée qui
attirait l'air de la
fenêtre ouverte avec un bruit réellement effrayant; il s'impatienta, jura,
fit deux ou
trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et, enfin, sortit en
courant.

La princesse et sa grande maîtresse restèrent debout, l'une vis-à-vis de
l'autre, et
gardant un profond silence.

-- La colère va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procès est
gagné. Et elle se disposait à être fort impertinente dans ses répliques,
quand une
pensée l'illumina; elle vit le second portefeuille intact. Non, mon procès
n'est
gagné qu'à moitié! Elle dit à la princesse, d'un air assez froid:

-- Madame m'ordonne-t-elle de brûler le reste de ces papiers?

-- Et où les brûlerez-vous? dit la princesse avec humeur.

-- Dans la cheminée du salon; en les y jetant l'un après l'autre, il n'y a
pas de
danger.

La duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers, prit une
bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que ce
portefeuille
était celui des dépositions, mit dans son châle cinq ou six liasses de
papiers, brûla
le reste avec beaucoup de soin, puis disparut sans prendre congé de la
princesse.

-- Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a failli,
par ses
affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la tête sur un échafaud.

En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut outrée
contre
sa grande maîtresse.

Malgré l'heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il était au feu du
château,
mais parut bientôt avec la nouvelle que tout était fini.-- Ce petit prince a
réellement montré beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon compliment avec
effusion.

-- Examinez bien vite ces dépositions, et brûlons-les au plus tôt.

Le comte lut et pâlit.

-- Ma foi, ils arrivaient bien près de la vérité; cette procédure est fort
adroitement
faite, ils sont tout à fait sur les traces de Ferrante Palla; et, s'il
parle, nous avons
un rôle difficile.

-- Mais il ne parlera pas, s'écria la duchesse; c'est un homme d'honneur
celui-là:
brûlons, brûlons.

-- Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze témoins
dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais le Rassi veut
recommencer.

-- Je rappellerai à Votre Excellence que le prince a donné sa parole de ne
rien dire
à son ministre de la justice de notre expédition nocturne.

-- Par pusillanimité, et de peur d'une scène, il la tiendra.

-- Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage; je
n'aurais pas voulu vous apporter en dot un procès criminel, et encore pour un
péché que me fit commettre mon intérêt pour un autre.

Le comte était amoureux, lui prit la main s'exclama; il avait les larmes
aux yeux.

-- Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois
tenir avec
la princesse; je suis excédée de fatigue, j'ai joué une heure la comédie sur le
théâtre, et cinq heures dans le cabinet.

-- Vous vous êtes assez vengée des propos aigrelets de la princesse, qui
n'étaient
que de la faiblesse, par l'impertinence de votre sortie. Reprenez demain
avec elle
sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi n'est pas encore en prison ou
exilé,
nous n'avons pas encore déchiré la sentence de Fabrice.

Vous demandiez à la princesse de prendre une décision, ce qui donne toujours de
l'humeur aux princes et même aux premiers ministres; enfin vous êtes sa grande
maîtresse, c'est-à-dire sa petite servante. Par un retour, qui est
immanquable chez
les gens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais;
il va
chercher à faire prendre quelqu'un: tant qu'il n'a pas compromis le prince,
il n'est
sûr de rien.

Il y a eu un homme blessé à l'incendie de cette nuit; c'est un tailleur,
qui a, ma foi,
montré une intrépidité extraordinaire. Demain, je vais engager le prince à
s'appuyer sur mon bras, et à venir avec moi faire une visite au tailleur; je serai
armé jusqu'aux dents et j'aurai l'oeil au guet; d'ailleurs ce jeune prince
n'est point
encore haï. Moi, je veux l'accoutumer à se promener dans les rues, c'est un
tour
que je joue au Rassi, qui certainement va me succéder, et ne pourra plus
permettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je ferai
passer le
prince devant la statue de son père; il remarquera les coups de pierre qui ont
cassé le jupon à la romaine dont le nigaud de statuaire l'a affublé; et,
enfin, le
prince aura bien peu d'esprit si de lui-même il ne fait pas cette
réflexion: Voilà ce
qu'on gagne à faire prendre des jacobins. A quoi je répliquerai: Il faut en
pendre
dix mille ou pas un: la Saint-Barthélemy a détruit les protestants en France.

Demain, chère amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le prince, et
dites-lui: Hier soir, j'ai fait auprès de vous le service de ministre, je
vous ai donné
des conseils, et, par vos ordres, j'ai encouru le déplaisir de la
princesse; il faut que
vous me payiez. Il s'attendra à une demande d'argent, et froncera le
sourcil; vous
le laisserez plongé dans cette idée malheureuse le plus longtemps que vous
pourrez; puis vous direz: Je prie Votre Altesse d'ordonner que Fabrice soit
jugé contradictoirement (ce qui veut dire lui présent) par les douze
juges les plus
respectés de vos états. Et, sans perdre de temps, vous lui présenterez à
signer une
petite ordonnance écrite de votre belle main, et que je vais vous dicter;
je vais
mettre, bien entendu, la clause que la première sentence est annulée. A
cela, il n'y
a qu'une objection; mais, si vous menez l'affaire chaudement, elle ne
viendra pas
à l'esprit du prince. Il peut vous dire: Il faut que Fabrice se constitue
prisonnier à
la citadelle. A quoi vous répondrez: Il se constituera prisonnier à la
prison de la
ville (vous savez que j'y suis le maître, tous les soirs, votre neveu
viendra vous
voir). Si le prince vous répond: Non, sa fuite a écorné l'honneur de ma
citadelle,
et je veux, pour la forme, qu'il rentre dans la chambre où il était; vous
répondrez à
votre tour: Non, car là il serait à la disposition de mon ennemi Rassi; et,
par une
de ces phrases de femme que vous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre
que, pour fléchir Rassi, vous pourrez bien lui raconter l'auto-da-fé de cette
nuit; s'il insiste, vous annoncerez que vous allez passer quinze jours à votre
château de Sacca.

Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette démarche qui peut le
conduire en prison. Pour tout prévoir, si, pendant qu'il est sous les
verrous, Rassi,
trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la
chose est peu probable; vous savez que j'ai fait venir un cuisinier
français, qui est
le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, le calembour est
incompatible avec l'assassinat. J'ai déjà dit à notre ami Fabrice que j'ai
retrouvé
tous les témoins de son action belle et courageuse; ce fut évidemment ce
Giletti
qui voulut l'assassiner. Je ne vous ai pas parlé de ces témoins, parce que je
voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqué; le prince n'a pas voulu
signer. J'ai dit à notre Fabrice que, certainement, je lui procurerai une
grande
place ecclésiastique; mais j'aurai bien de la peine si ses ennemis peuvent
objecter
en cour de Rome une accusation d'assassinat.

Sentez-vous, Madame, que, s'il n'est pas jugé de la façon la plus
solennelle, toute
sa vie le nom de Giletti sera désagréable pour lui? Il y aurait une grande
pusillanimité à ne pas se faire juger, quand on est sûr d'être innocent.
D'ailleurs,
fût-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parlé, le
bouillant jeune
homme ne m'a pas laissé achever, il a pris l'almanach officiel, et nous avons
choisi ensemble les douze juges les plus intègres et les plus savants; la
liste faite,
nous avons effacé six noms, que nous avons remplacés par six jurisconsultes,
mes ennemis personnels, et, comme nous n'avons pu trouver que deux ennemis,
nous y avons suppléé par quatre coquins dévoués à Rassi.

Cette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, et non sans
cause;
enfin, elle se rendit à la raison, et, sous la dictée du ministre, écrivit
l'ordonnance
qui nommait les juges.

Le comte ne la quitta qu'à six heures du matin; elle essaya de dormir, mais en
vain. A neuf heures, elle déjeuna avec Fabrice, qu'elle trouva brûlant d'envie
d'être jugé; à dix heures, elle était chez la princesse, qui n'était point
visible; à
onze heures, elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa
l'ordonnance sans
la moindre objection. La duchesse envoya l'ordonnance au comte, et se mit
au lit.

Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte
l'obligea
à contresigner, en présence du prince, l'ordonnance signée le matin par
celui-ci;
mais les événements nous pressent.

Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer les noms.
Mais le
lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non
moins que
de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que
l'homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s'il est heureux, et,
dans tous les cas, fait dépendre son avenir des intrigues d'une femme de
chambre.

D'un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s'ennuyer toute la
journée à faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir
aussi bête
qu'eux, et là, pas d'Opéra.

La duchesse, à son lever du soir, eut un moment de vive inquiétude: on ne
trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle
reçut une
lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier à la prison de la
ville
, où le
comte était le maître, il était allé reprendre son ancienne chambre à la
citadelle,
trop heureux d'habiter à quelques pas de Clélia.

Ce fut un événement d'une immense conséquence: en ce lieu il était exposé au
poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au désespoir; elle en
pardonna
la cause, un fol amour pour Clélia, parce que décidément dans quelques
jours elle
allait épouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit à Fabrice toute
l'influence qu'il avait eue jadis sur l'âme de la duchesse.

C'est ce maudit papier que je suis allée faire signer qui lui donnera la
mort! Que
ces hommes sont fous avec leurs idées d'honneur! Comme s'il fallait songer à
l'honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays où un Rassi est
ministre
de la justice! Il fallait bel et bien accepter la grâce que le prince eût
signée tout
aussi facilement que la convocation de ce tribunal extraordinaire. Qu'importe,
après tout, qu'un homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accusé
d'avoir tué lui-même, et l'épée au poing, un histrion tel que Giletti!

A peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez le comte,
qu'elle trouva
tout pâle.

-- Grand Dieu! chère amie, j'ai la main malheureuse avec cet enfant, et
vous allez
encore m'en vouloir. Je puis vous prouver que j'ai fait venir hier soir le
geôlier de
la prison de la ville; tous les jours, votre neveu serait venu prendre du
thé chez
vous. Ce qu'il y a d'affreux, c'est qu'il est impossible à vous et à moi de
dire au
prince que l'on craint le poison, et le poison administré par Rassi; ce
soupçon lui
semblerait le comble de l'immoralité. Toutefois, si vous l'exigez, je suis
prêt à
monter au palais; mais je suis sûr de la réponse. Je vais vous dire plus;
je vous
offre un moyen que je n'emploierais pas pour moi. Depuis que j'ai le pouvoir en
ce pays, je n'ai pas fait périr un seul homme, et vous savez que je suis
tellement
nigaud de ce côté-là, que quelquefois, à la chute du jour, je pense encore
à ces
deux espions que je fis fusiller un peu légèrement en Espagne. Eh bien; voulez-
vous que je vous défasse de Rassi? Le danger qu'il fait courir à Fabrice
est sans
bornes; il tient là un moyen sûr de me faire déguerpir.

Cette proposition plut extrêmement à la duchesse; mais elle ne l'adopta pas.

-- Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de
Naples, vous ayez des idées noires le soir.

-- Mais, chère amie, il me semble que nous n'avons que le choix des idées
noires.
Que devenez-vous, que deviens-je moi-même, si Fabrice est emporté par une
maladie?

La discussion reprit de plus belle sur cette idée, et la duchesse la
termina par cette
phrase:

-- Rassi doit la vie à ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne
veux pas
empoisonner toutes les soirées de la vieillesse que nous allons passer ensemble.

La duchesse courut à la forteresse; le général Fabio Conti fut enchanté
d'avoir à
lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut pénétrer
dans une
prison d'état sans un ordre signé du prince.

-- Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour à la
citadelle?

-- C'est que j'ai obtenu pour eux un ordre du prince.

La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général Fabio Conti
s'était regardé comme personnellement déshonoré par la fuite de Fabrice:
lorsqu'il
le vit arriver à la citadelle, il n'eût pas dû le recevoir, car il n'avait
aucun ordre pour
cela. Mais, se dit-il, c'est le ciel qui me l'envoie pour réparer mon
honneur et me
sauver du ridicule qui flétrirait ma carrière militaire. Il s'agit de ne
pas manquer à
l'occasion: sans doute on va l'acquitter, et je n'ai que peu de jours pour me
venger.




Livre Second - Chapitre XXV.

L'arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir: la pauvre fille, pieuse
et sincère
avec elle-même, ne pouvait se dissimuler qu'il n'y aurait jamais de bonheur
pour
elle loin de Fabrice; mais elle avait fait voeu à la Madone, lors du demi-
empoisonnement de son père, de faire à celui-ci le sacrifice d'épouser le
marquis
Crescenzi. Elle avait fait le voeu de ne jamais revoir Fabrice, et déjà
elle était en
proie aux remords les plus affreux, pour l'aveu auquel elle avait été entraînée
dans la lettre qu'elle avait écrite à Fabrice la veille de sa fuite.
Comment peindre
ce qui se passa dans ce triste coeur lorsque, occupée mélancoliquement à voir
voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avec tendresse vers la
fenêtre de laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle l'y vit de nouveau
qui la
saluait avec un tendre respect.

Elle crut à une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l'atroce
réalité
apparut à sa raison. Ils l'ont repris, se dit-elle, et il est perdu! Elle
se rappelait les
propos tenus dans la forteresse après la fuite; les derniers des geôliers
s'estimaient
mortellement offensés. Clélia regarda Fabrice, et malgré elle, ce regard
peignit en
entier la passion qui la mettait au désespoir.

Croyez-vous, semblait-elle dire à Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce
palais somptueux qu'on prépare pour moi? Mon père me répète à satiété que
vous êtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je
partagerais cette pauvreté! Mais, hélas! nous ne devons jamais nous revoir.

Clélia n'eut pas la force d'employer les alphabets: en regardant Fabrice
elle se
trouva mal et tomba sur une chaise à côté de la fenêtre. Sa figure reposait sur
l'appui de cette fenêtre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu'au dernier
moment, son visage était tourné vers Fabrice, qui pouvait l'apercevoir en
entier.
Lorsque après quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regard
fut pour
Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes étaient l'effet de
l'extrême bonheur; il voyait que l'absence ne l'avait point fait oublier.
Les deux
pauvres jeunes gens restèrent quelque temps comme enchantés dans la vue l'un
de l'autre. Fabrice osa chanter, comme s'il s'accompagnait de la guitare,
quelques
mots improvisés et qui disaient: C'est pour vous revoir ; que je suis
revenu en
prison: on va me juger.

Ces mots semblèrent réveiller toute la vertu de Clélia: elle se leva
rapidement, se
cacha les yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha à lui exprimer
qu'elle ne
devait jamais le revoir; elle l'avait promis à la Madone, et venait de le
regarder par
oubli. Fabrice osant encore exprimer son amour, Clélia s'enfuit indignée et se
jurant à elle-même que jamais elle ne le reverrait, car tels étaient les
termes précis
de son voeu à la Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait
inscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de
brûler sur
l'autel au moment de l'offrande, tandis qu'il disait la messe.

Mais, malgré tous les serments, la présence de Fabrice dans la tour Farnèse
avait
rendu à Clélia toutes ses anciennes façons d'agir. Elle passait ordinairement
toutes ses journées seule, dans sa chambre. A peine remise du trouble imprévu
où l'avait jetée la vue de Fabrice, elle se mit à parcourir le palais, et
pour ainsi dire
à renouveler connaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme
très
bavarde employée à la cuisine lui dit d'un air de mystère: Cette fois-ci,
le seigneur
Fabrice ne sortira pas de la citadelle.

-- Il ne commettra plus la faute de passer par-dessus les murs, dit Clélia;
mais il
sortira par la porte, s'il est acquitté.

-- Je dis et je puis dire à Votre Excellence qu'il ne sortira que les pieds les
premiers de la citadelle.

Clélia pâlit extrêmement, ce qui fut remarqué de la vieille femme, et
arrêta tout
court son éloquence. Elle se dit qu'elle avait commis une imprudence en parlant
ainsi devant la fille du gouverneur, dont le devoir allait être de dire à
tout le
monde que Fabrice était mort de maladie. En remontant chez elle, Clélia
rencontra le médecin de la prison, sorte d'honnête homme timide qui lui dit
d'un
air tout effaré que Fabrice était bien malade. Clélia pouvait à peine se
soutenir,
elle chercha partout son oncle, le bon abbé don Cesare, et enfin le trouva à la
chapelle, où il priait avec ferveur; il avait la figure renversée. Le dîner
sonna. A
table, il n'y eut pas une parole d'échangée entre les deux frères;
seulement, vers la
fin du repas, le général adressa quelques mots fort aigres à son frère.
Celui-ci
regarda les domestiques, qui sortirent.

-- Mon général, dit don Cesare au gouverneur, j'ai l'honneur de vous
prévenir que
je vais quitter la citadelle: je donne ma démission.

-- Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!... Et la raison, s'il vous plaît?

-- Ma conscience.

-- Allez, vous n'êtes qu'un cabotin! vous ne connaissez rien à l'honneur.

Fabrice est mort, se dit Clélia; on l'a empoisonné à dîner, ou c'est pour
demain.
Elle courut à la volière, résolue de chanter en s'accompagnant avec le
piano. Je
me confesserai, se dit-elle, et l'on me pardonnera d'avoir violé mon voeu pour
sauver la vie d'un homme. Quelle ne fut pas sa consternation lorsque,
arrivée à la
volière, elle vit que les abat-jour venaient d'être remplacés par des planches
attachées aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au
prisonnier par quelques mots plutôt criés que chantés. Il n'y eut de réponse
d'aucune sorte; un silence de mort régnait déjà dans la tour Farnèse. Tout est
consommé, se dit-elle. Elle descendit hors d'elle-même, puis remonta afin de se
munir du peu d'argent qu'elle avait et de petites boucles d'oreilles en
diamants;
elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du dîner, et qui avait été
placé dans
un buffet. S'il vit encore, mon devoir est de le sauver. Elle s'avança d'un air
hautain vers la petite porte de la tour; cette porte était ouverte, et l'on
venait
seulement de placer huit soldats dans la pièce aux colonnes du rez-de-chaussée.
Elle regarda hardiment ces soldats; Clélia comptait adresser la parole au
sergent
qui devait les commander: cet homme était absent. Clélia s'élança sur le petit
escalier de fer qui tournait en spirale autour d'une colonne; les soldats la
regardèrent d'un air fort ébahi, mais, apparemment à cause de son châle de
dentelle et de son chapeau, n'osèrent rien lui dire. Au premier étage il
n'y avait
personne; mais en arrivant au second, à l'entrée du corridor qui, si le
lecteur s'en
souvient, était fermé par trois portes en barreaux de fer et conduisait à
la chambre
de Fabrice, elle trouva un guichetier à elle inconnu, et qui lui dit d'un air effaré:

-- Il n'a pas encore dîné.

-- Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur. Cet homme n'osa l'arrêter.
Vingt pas plus
loin, Clélia trouva assis sur la première des six marches en bois qui
conduisaient à
la chambre de Fabrice un autre guichetier fort âgé et fort rouge qui lui dit
résolument:

-- Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?

-- Est-ce que vous ne me connaissez pas?

Clélia, en ce moment, était animée d'une force surnaturelle, elle était
hors d'elle-
même. Je vais sauver mon mari, se disait-elle.

Pendant que le vieux guichetier s'écriait: Mais mon devoir ne me permet pas...
Clélia montait rapidement les six marches; elle se précipita contre la
porte: une
clef énorme était dans la serrure; elle eut besoin de toutes ses forces
pour la faire
tourner. A ce moment, le vieux guichetier à demi ivre saisissait le bas de
sa robe;
elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en déchirant sa robe, et,
comme le guichetier la poussait pour entrer après elle, elle la ferma avec un
verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit
Fabrice
assis devant une fort petite table où était son dîner. Elle se précipita
sur la table, la
renversa, et, saisissant le bras de Fabrice, lui dit:

-- As-tu mangé?

Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliait pour la première
fois la retenue féminine, et laissait voir son amour.

Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la
couvrit de
baisers. Ce dîner était empoisonné, pensa-t-il: si je lui dis que je n'y ai
pas touché,
la religion reprend ses droits et Clélia s'enfuit. Si elle me regarde au
contraire
comme un mourant, j'obtiendrai d'elle qu'elle ne me quitte point. Elle désire
trouver un moyen de rompre son exécrable mariage, le hasard nous le présente:
les geôliers vont s'assembler, ils enfonceront la porte, et voici une
esclandre telle
que peut-être le marquis Crescenzi en sera effrayé, et le mariage rompu.

Pendant l'instant de silence occupé par ces réflexions, Fabrice sentit que déjà
Clélia cherchait à se dégager de ses embrassements.

-- Je ne me sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientôt elles me
renverseront à tes pieds; aide moi à mourir.

-- O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi. Elle le serrait
dans ses bras,
comme par un mouvement convulsif.

Elle était si belle, à demi vêtue et dans cet état d'extrême passion, que
Fabrice ne
put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne fut
opposée.

Dans l'enthousiasme de passion et de générosité qui suit un bonheur extrême, il
lui dit étourdirnent:

-- Il ne faut pas qu'un indigne mensonge vienne souiller les premiers
instants de
notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu'un cadavre, ou je me
débattrais contre d'atroces douleurs; mais j'allais commencer à dîner
lorsque tu es
entrée, et je n'ai point touché à ces plats.

Fabrice s'étendait sur ces images atroces pour conjurer l'indignation qu'il
lisait
dans les yeux de Clélia. Elle le regarda quelques instants, combattue par deux
sentiments violents et opposés, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un
grand bruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec violence les
trois portes
de fer, on parlait en criant.

-- Ah! si j'avais des armes! s'écria Fabrice; on me les a fait rendre pour me
permettre d'entrer. Sans doute ils viennent pour m'achever! Adieu, ma
Clélia, je
bénis ma mort puisqu'elle a été l'occasion de mon bonheur. Clélia l'embrassa et
lui donna un petit poignard à manche d'ivoire, dont la lame n'était guère plus
longue que celle d'un canif.

-- Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et défends-toi jusqu'au dernier
moment; si
mon oncle l'abbé a entendu le bruit, il a du courage et de la vertu, il te
sauvera; je
vais leur parler. En disant ces mots elle se précipita vers la porte.

-- Si tu n'es pas tué, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de la
porte, et
tournant la tête de son côté, laisse-toi mourir de faim plutôt que de
toucher à quoi
que ce soit. Porte ce pain toujours sur toi. Le bruit s'approchait, Fabrice la saisit à
bras-le-corps, prit sa place auprès de la porte, et ouvrant cette porte
avec fureur, il
se précipita sur l'escalier de bois de six marches. Il avait à la main le petit
poignard à manche d'ivoire, et fut sur le point d'en percer le gilet du général
Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite, en s'écriant tout
effrayé: --
Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo.

Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre: Fontana vient me
sauver
;
puis, revenant près du général sur les marches de bois, s'expliqua froidement
avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un premier mouvement de
colère. -- On voulait m'empoisonner; ce dîner qui est là devant moi, est
empoisonné; j'ai eu l'esprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai que ce
procédé m'a choqué. En vous entendant monter, j'ai cru qu'on venait m'achever à
coups de dague... Monsieur le général, je vous requiers d'ordonner que personne
n'entre dans ma chambre: on ôterait le poison, et notre bon prince doit tout
savoir.

Le général, fort pâle et tout interdit, transmit les ordres indiqués par
Fabrice aux
geôliers d'élite qui le suivaient: ces gens, tout penauds de voir le poison
découvert, se hâtèrent de descendre; ils prenaient les devants, en
apparence, pour
ne pas arrêter dans l'escalier si étroit l'aide de camp du prince, et en
effet pour se
sauver et disparaître. Au grand étonnement du général Fontana, Fabrice s'arrêta
un gros quart d'heure au petit escalier de fer autour de la colonne du rez-de-
chaussée; il voulait donner le temps à Clélia de se cacher au premier étage.

C'était la duchesse qui, après plusieurs démarches folles, était parvenue à
faire
envoyer le général Fontana à la citadelle; elle y réussit par hasard. En
quittant le
comte Mosca aussi alarmé qu'elle, elle avait couru au palais. La princesse, qui
avait une répugnance marquée pour l'énergie qui lui semblait vulgaire, la crut
folle, et ne parut pas du tout disposée à tenter en sa faveur quelque démarche
insolite. La duchesse, hors d'elle-même, pleurait à chaudes larmes, elle ne
savait
que répéter à chaque instant:

-- Mais, madame, dans un quart d'heure Fabrice sera mort par le poison!

En voyant le sang-froid parfait de la princesse la duchesse devint folle de
douleur.
Elle ne fit point cette réflexion morale, qui n'eût pas échappé à une femme
élevée
dans une de ces religions du Nord qui admettent l'examen personnel: j'ai
employé
le poison la première, et je péris par le poison. En Italie ces sortes de
réflexions,
dans les moments passionnés paraissent de l'esprit fort plat, comme ferait
à Paris
un calembour en pareille circonstance.

La duchesse, au désespoir, hasarda d'aller dans le salon où se tenait le
marquis
Crescenzi, de service ce jour-là. Au retour de la duchesse à Parme, il l'avait
remerciée avec effusion de la place de chevalier d'honneur à laquelle, sans
elle, il
n'eût jamais pu prétendre. Les protestations de dévouement sans bornes
n'avaient
pas manqué de sa part. La duchesse l'aborda par ces mots:

-- Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est à la citadelle. Prenez dans votre
poche du chocolat et une bouteille d'eau que je vais vous donner. Montez à la
citadelle, et donnez-moi la vie en disant au général Fabio Conti que vous
rompez
avec sa fille s'il ne vous permet pas de remettre vous-même à Fabrice cette
eau et
ce chocolat.

Le marquis pâlit, et sa physionomie, loin d'être animée par ces mots, peignit
l'embarras le plus plat; il ne pouvait croire à un crime si épouvantable
dans une
ville aussi morale que Parme, et où régnait un si grand prince, etc.; et
encore, ces
platitudes, il les disait lentement. En un mot, la duchesse trouva un homme
honnête, mais faible au possible et ne pouvant se déterminer à agir. Après
vingt
phrases semblables interrompues par les cris d'impatience de Mme
Sanseverina, il
tomba sur une idée excellente: le serment qu'il avait prêté comme chevalier
d'honneur lui défendait de se mêler de manoeuvres contre le gouvernement.

Qui pourrait se figurer l'anxiété et le désespoir de la duchesse, qui
sentait que le
temps volait?

-- Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai jusqu'aux
enfers les assassins de Fabrice!...

Le désespoir augmentait l'éloquence naturelle de la duchesse, mais tout ce
feu ne
faisait qu'effrayer davantage le marquis et redoubler son irrésolution; au bout
d'une heure, il était moins disposé à agir qu'au premier moment.

Cette femme malheureuse, parvenue aux dernières limites du désespoir, et
sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien à un gendre aussi riche, alla
jusqu'à se jeter à ses genoux: alors la pusillanimité du marquis Crescenzi
sembla
augmenter encore; lui-même, à la vue de ce spectacle étrange, craignit d'être
compromis sans le savoir; mais il arriva une chose singulière: le marquis, bon
homme au fond, fut touché des larmes et de la position, à ses pieds, d'une
femme
aussi belle et surtout aussi puissante.

Moi-même, si noble et si riche, se dit-il, peut-être un jour je serai aussi aux
genoux de quelque républicain! Le marquis se mit à pleurer, et enfin il fut
convenu que la duchesse, en sa qualité de grande maîtresse, le présenterait
à la
princesse, qui lui donnerait la permission de remettre à Fabrice un petit
panier
dont il déclarerait ignorer le contenu.

La veille au soir, avant que la duchesse sût la folie faite par Fabrice
d'aller à la
citadelle, on avait joué à la cour une comédiedell'arte ; et le prince,
qui se
réservait toujours les rôles d'amoureux à jouer avec la duchesse, avait été
tellement passionné en lui parlant de sa tendresse, qu'il eût été ridicule,
si, en
Italie, un homme passionné ou un prince pouvait jamais l'être!

Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au sérieux les choses
d'amour,
rencontra dans l'un des corridors du château la duchesse qui entraînait le
marquis
Crescenzi, tout troublé, chez la princesse. Il fut tellement surpris et
ébloui par la
beauté pleine d'émotion que le désespoir donnait à la grande maîtresse,
que, pour
la première fois de sa vie, il eut du caractère. D'un geste plus
qu'impérieux il
renvoya le marquis et se mit à faire une déclaration d'amour dans toutes
les règles
à la duchesse. Le prince l'avait sans doute arrangée longtemps à l'avance,
car il y
avait des choses assez raisonnables.

-- Puisque les convenances de mon rang me défendent de me donner le suprême
bonheur de vous épouser, je vous jurerai sur la sainte hostie consacrée, de ne
jamais me marier sans votre permission par écrit. Je sens bien,
ajoutait-il, que je
vous fais perdre la main d'un premier ministre, homme d'esprit et fort aimable;
mais enfin il a cinquante-six ans, et moi je n'en ai pas encore vingt-deux. Je
croirais vous faire injure et mériter vos refus si je vous parlais des
avantages
étrangers à l'amour; mais tout ce qui tient à l'argent dans ma cour parle avec
admiration de la preuve d'amour que le comte vous donne, en vous laissant la
dépositaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop heureux de
l'imiter en ce
point. Vous ferez un meilleur usage de ma fortune que moi-même, et vous aurez
l'entière disposition de la somme annuelle que mes ministres remettent à
l'intendant général de ma couronne; de façon que ce sera vous, madame la
duchesse, qui déciderez des sommes que je pourrai dépenser chaque mois. La
duchesse trouvait tous ces détails bien longs; les dangers de Fabrice lui
perçaient
le coeur.

-- Mais vous ne savez donc pas, mon prince s'écria-t-elle, qu'en ce moment, on
empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois tout.

L'arrangement de cette phrase était d'une maladresse complète. Au seul mot de
poison, tout l'abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince moral apportait
dans cette conversation disparurent en un clin d'oeil; la duchesse ne
s'aperçut de
cette maladresse que lorsqu'il n'était plus temps d'y remédier, et son
désespoir fut
augmenté, chose qu'elle croyait impossible. Si je n'eusse pas parlé de
poison, se
dit-elle, il m'accordait la liberté de Fabrice. O cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est
donc écrit que c'est moi qui dois te percer le coeur par mes sottises!

La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour faire
revenir le prince à ses propos d'amour passionné; mais il resta profondément
effarouché. C'était son esprit seul qui parlait; son âme avait été glacée
par l'idée
du poison d'abord, et ensuite par cette autre idée, aussi désobligeante que la
première était terrible: on administre du poison dans mes états, et cela
sans me le
dire! Rassi veut donc me déshonorer aux yeux de l'Europe! Et Dieu sait ce
que je
lirai le mois prochain dans les journaux de Paris!

Tout à coup l'âme de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit arriva
à une
idée.

-- Chère duchesse! vous savez si je vous suis attaché. Vos idées atroces sur le
poison ne sont pas fondées, j'aime à le croire; mais enfin elles me donnent
aussi à
penser, elles me font presque oublier pour un instant la passion que j'ai pour
vous, et qui est la seule que de ma vie j'ai éprouvée. Je sens que je ne
suis pas
aimable; je ne suis qu'un enfant bien amoureux; mais enfin mettez-moi à
l'épreuve.

Le prince s'animait assez en tenant ce langage.

-- Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraînée par les
craintes
folles d'une âme de mère; mais envoyez à l'instant chercher Fabrice à la
citadelle,
que je le voie. S'il vit encore, envoyez-le du palais à la prison de la
ville, où il
restera des mois entiers, si Votre Altesse l'exige, et jusqu'à son jugement.

La duchesse vit avec désespoir que le prince, au lieu d'accorder d'un mot une
chose aussi simple, était devenu sombre; il était fort rouge, il regardait la
duchesse, puis baissait les yeux et ses joues pâlissaient. L'idée de
poison, mal à
propos mise en avant, lui avait suggéré une idée digne de son père ou de
Philippe
II: mais il n'osait l'exprimer.

-- Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et d'un ton
fort peu
gracieux, vous me méprisez comme un enfant, et de plus, comme un être sans
grâces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible, mais qui m'est
suggérée à
l'instant par la passion profonde et vraie que j'ai pour vous. Si je
croyais le moins
du monde au poison, j'aurais déjà agi, mon devoir m'en faisait une loi;
mais je ne
vois dans votre demande qu'une fantaisie passionnée, et dont peut-être, je vous
demande la permission de le dire, je ne vois pas toute la portée. Vous
voulez que
j'agisse sans consulter mes ministres, moi qui règne depuis trois mois à peine!
vous me demandez une grande exception à ma façon d'agir ordinaire, et que je
crois fort raisonnable, je l'avoue. C'est vous, madame, qui êtes ici en ce
moment
le souverain absolu, vous me donnez des espérances pour l'intérêt qui est tout
pour moi; mais, dans une heure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce
cauchemar aura disparu, ma présence vous deviendra importune, vous me
disgracierez, madame. Eh bien! il me faut un serment: jurez madame, que si
Fabrice vous est rendu sain et sauf, j'obtiendrai de vous, d'ici à trois
mois, tout ce
que mon amour peut désirer de plus heureux; vous assurerez le bonheur de ma
vie entière en mettant à ma disposition une heure de la vôtre, et vous
serez toute à
moi.

En cet instant, l'horloge du château sonna deux heures. Ah! il n'est plus temps
peut-être, se dit la duchesse.

-- Je le jure, s'écria-t-elle avec des yeux égarés.

Aussitôt le prince devint un autre homme; il courut à l'extrémité de la
galerie où
se trouvait le salon des aides de camp.

-- Général Fontana, courez à la citadelle ventre à terre, montez aussi vite que
possible à la chambre où l'on garde M. del Dongo et amenez-le-moi, il faut
que je
lui parle dans vingt minutes, et dans quinze s'il est possible.

-- Ah! général, s'écria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute peut
décider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le poison pour
Fabrice: criez-lui dès que vous serez à portée de la voix, de ne pas
manger. S'il a
touché à son repas, faites-le vomir, dites-lui que c'est moi qui le veux, employez
la force s'il le faut; dites-lui que je vous suis de bien près, et
croyez-moi votre
obligée pour la vie.

-- Madame la duchesse, mon cheval est sellé, je passe pour savoir manier un
cheval, et je cours ventre à terre, je serai à la citadelle huit minutes
avant vous.

-- Et moi, madame la duchesse, s'écria le prince, je vous demande quatre de ces
huit minutes.

L'aide de camp avait disparu, c'était un homme qui n'avait pas d'autre
mérite que
celui de monter à cheval. A peine eut-il refermé la porte, que le jeune
prince qui
semblait avoir du caractère, saisit la main de la duchesse.

-- Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi à la chapelle.

La duchesse, interdite pour la première fois de sa vie, le suivit sans mot
dire. Le
prince et elle parcoururent en courant toute la longueur de la grande
galerie du
palais, la chapelle se trouvant à l'autre extrémité. Entré dans la
chapelle, le prince
se mit à genoux, presque autant devant la duchesse que devant l'autel.

-- Répétez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez été juste, si cette
malheureuse qualité de prince ne m'eût pas nui, vous m'eussiez accordé par
pitié
pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce que vous l'avez juré.

-- Si je revois Fabrice non empoisonné, s'il vit encore dans huit jours, si Son
Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de l'archevêque Landriani,
mon honneur, ma dignité de femme, tout par moi sera foulé aux pieds, et je
serai
à Son Altesse.

-- Mais, chère amie, dit le prince avec une timide anxiété et une tendresse
mélangées et bien plaisantes, je crains quelque embûche que je ne comprends
pas, et qui pourrait détruire mon bonheur; j'en mourrais. Si l'archevêque
m'oppose quelqu'une de ces raisons ecclésiastiques qui font durer les
affaires des
années entières, qu'est-ce que je deviens? Vous voyez que j'agis avec une
entière
bonne foi; allez-vous être avec moi un petit jésuite?

-- Non: de bonne foi, si Fabrice est sauvé, si, de tout votre pouvoir, vous
le faites
coadjuteur et futur archevêque, je me déshonore et je suis à vous.

Votre Altesse s'engage à mettre approuvé en marge d'une demande que
monseigneur l'archevêque vous présentera d'ici à huit jours.

-- Je vous signe un papier en blanc, régnez sur moi et sur mes états,
s'écria le
prince rougissant de bonheur et réellement hors de lui. Il exigea un second
serment. Il était tellement ému, qu'il en oubliait la timidité qui lui
était si naturelle,
et, dans cette chapelle du palais où ils étaient seuls, il dit à voix basse
à la
duchesse des choses qui, dites trois jours auparavant, auraient changé
l'opinion
qu'elle avait de lui. Mais chez elle le désespoir que lui causait le danger
de Fabrice
avait fait place à l'horreur de la promesse qu'on lui avait arrachée.

La duchesse était bouleversée de ce qu'elle venait de faire. Si elle ne
sentait pas
encore toute l'affreuse amertume du mot prononcé, c'est que son attention était
occupée à savoir si le général Fontana pourrait arriver à temps à la citadelle.

Pour se délivrer des propos follement tendres de cet enfant et changer un
peu le
discours, elle loua un tableau célèbre du Parmesan, qui était au
maître-autel de
cette chapelle.

-- Soyez assez bonne pour me permettre de vous l'envoyer, dit le prince.

-- J'accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de
Fabrice.

D'un air égaré, elle dit à son cocher de mettre ses chevaux au galop. Elle
trouva
sur le pont du fossé de la citadelle le général Fontana et Fabrice, qui
sortaient à
pied.

-- As-tu mangé?

-- Non, par miracle.

La duchesse se jeta au cou de Fabrice, et tomba dans un évanouissement qui
dura une heure et donna des craintes d'abord pour sa vie, et ensuite pour sa
raison.

Le gouverneur Fabio Conti avait pâli de colère à la vue du général Fontana: il
avait apporté de telles lenteurs à obéir à l'ordre du prince, que l'aide de
camp, qui
supposait que la duchesse allait occuper la place de maîtresse régnante,
avait fini
par se fâcher. Le gouverneur comptait faire durer la maladie de Fabrice deux ou
trois jours, et voilà, se disait-il, que le général, un homme de la cour,
va trouver
cet insolent se débattant dans les douleurs qui me vengent de sa fuite.

Fabio Conti, tout pensif, s'arrêta dans le corps de garde du
rez-de-chaussée de la
tour Farnèse, d'où il se hâta de renvoyez les soldats; il ne voulait pas de
témoins à
la scène qui se préparait. Cinq minutes après il fut pétrifié d'étonnement en
entendant parler Fabrice, et le voyant, vif et alerte, faire au général
Fontana la
description de la prison. Il disparut.

Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince.
D'abord il ne voulut point avoir l'air d'un enfant qui s'effraie à propos
de rien. Le
prince lui demandant avec bonté comment il se trouvait: -- Comme un homme,
Altesse Sérénissime, qui meurt de faim, n'ayant par bonheur ni déjeuné, ni
dîné.
Après avoir eu l'honneur de remercier le prince, il sollicita la permission
de voir
l'archevêque avant de se rendre à la prison de la ville. Le prince était devenu
prodigieusement pâle, lorsque arriva dans sa tête d'enfant l'idée que le poison
n'était point tout à fait une chimère de l'imagination de la duchesse.
Absorbé dans
cette cruelle pensée, il ne répondit pas d'abord à la demande de voir
l'archevêque,
que Fabrice lui adressait; puis il se crut obligé de réparer sa distraction par
beaucoup de grâces.

-- Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune garde.
Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, où j'ai l'espoir
que vous
ne resterez pas longtemps.

Le lendemain de cette grande journée, la plus remarquable de sa vie, le
prince se
croyait un petit Napoléon; il avait lu que ce grand homme avait été bien
traité par
plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une fois Napoléon par les bonnes
fortunes, il se rappela qu'il l'avait été devant les balles. Son coeur
était encore tout
transporté de la fermeté de sa conduite avec la duchesse. La conscience d'avoir
fait quelque chose de difficile en fit un tout autre homme pendant quinze
jours; il
devint sensible aux raisonnements généreux; il eut quelque caractère.

Il débuta ce jour-là par brûler la patente de comte dressée en faveur de
Rassi, qui
était sur son bureau depuis un mois. Il destitua le général Fabio Conti, et
demanda au colonel Lange, son successeur, la vérité sur le poison. Lange, brave
militaire polonais, fit peur aux geôliers, et dit au prince qu'on avait voulu
empoisonner le déjeuner de M. del Dongo; mais il eût fallu mettre dans la
confidence un trop grand nombre de personnes. Les mesures furent mieux prises
pour le dîner; et, sans l'arrivée du général Fontana, M. del Dongo était
perdu. Le
prince fut consterné; mais, comme il était réellement fort amoureux, ce fut une
consolation pour lui de pouvoir se dire: Il se trouve que j'ai réellement
sauvé la
vie à M. del Dongo, et la duchesse n'osera pas manquer à la parole qu'elle m'a
donnée. Il arriva à une autre idée: Mon métier est bien plus difficile que
je ne le
pensais; tout le monde convient que la duchesse a infiniment d'esprit, la
politique
est ici d'accord avec mon coeur. Il serait divin pour moi qu'elle voulût
être mon
premier ministre.

Le soir, le prince était tellement irrité des horreurs qu'il avait
découvertes, qu'il ne
voulut pas se mêler de la comédie.

-- Je serais trop heureux, dit-il à la duchesse, si vous vouliez régner sur
mes états
comme vous régnez sur mon coeur. Pour commencer, je vais vous dire l'emploi
de ma journée. Alors il lui conta tout fort exactement: la brûlure de la
patente de
comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur l'empoisonnement, etc.,
etc. Je me trouve bien peu d'expérience pour régner. Le comte m'humilie par ses
plaisanteries, il plaisante même au conseil, et, dans le monde, il tient
des propos
dont vous allez contester la vérité; il dit que je suis un enfant qu'il
mène où il
veut. Pour être prince, madame, on n'en est pas moins homme, et ces choses-là
fâchent. Afin de donner de l'invraisemblance aux histoires que peut faire M.
Mosca, l'on m'a fait appeler au ministère ce dangereux coquin Rassi, et
voilà ce
général Conti qui le croit encore tellement puissant, qu'il n'ose avouer
que c'est lui
ou la Raversi qui l'ont engagé à faire périr votre neveu; j'ai bonne envie de
renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le général Fabio Conti; les
juges verront s'il est coupable de tentative d'empoisonnement.

-- Mais, mon prince, avez-vous des juges?

-- Comment? dit le prince étonné.

-- Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d'un
air grave;
du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti dominant dans
votre cour.

Pendant que le jeune prince, scandalisé, prononçait des phrases qui
montraient sa
candeur bien plus que sa sagacité, la duchesse se disait:

-- Me convient-il bien de laisser déshonorer Conti? Non, certainement, car
alors
le mariage de sa fille avec ce plat honnête homme de marquis Crescenzi devient
impossible.

Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince.
Le prince fut
ébloui d'admiration. En faveur du mariage de Clélia Conti avec le marquis
Crescenzi, mais avec cette condition expresse par lui déclarée avec colère
à l'ex-
gouverneur, il lui fit grâce sur sa tentative d'empoisonnement; mais, par
l'avis de
la duchesse, il l'exila jusqu'à l'époque du mariage de sa fille. La
duchesse croyait
n'aimer plus Fabrice d'amour, mais elle désirait encore passionnément le
mariage
de Clélia Conti avec le marquis; il y avait là le vague espoir que peu à
peu elle
verrait disparaître la préoccupation de Fabrice.

Le prince, transporté de bonheur, voulait, ce soir-là, destituer avec
scandale le
ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:

-- Savez-vous un mot de Napoléon? Un homme placé dans un lieu élevé, et que
tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements violents. Mais
ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires à demain.

Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle raconta fort
exactement tout le dialogue de la soirée, en supprimant, toutefois, les
fréquentes
allusions faites par le prince à une promesse qui empoisonnait sa vie. La
duchesse se flattait de se rendre tellement nécessaire qu'elle pourrait
obtenir un
ajournement indéfini en disant au prince: Si vous avez la barbarie de
vouloir me
soumettre à cette humiliation, que je ne vous pardonnerais point, le
lendemain je
quitte vos états.

Consulté par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra très
philosophe.
Le général Fabio Conti et lui allèrent voyager en Piémont.

Une singulière difficulté s'éleva pour le procès de Fabrice: les juges
voulaient
l'acquitter par acclamation, et dès la première séance. Le comte eut besoin
d'employer la menace pour que le procès durât au moins huit jours, et que les
juges se donnassent la peine d'entendre tous les témoins. Ces gens sont
toujours
les mêmes, se dit-il.

Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la
place de grand vicaire du bon archevêque Landriani. Le même jour, le prince
signa les dépêches nécessaires pour obtenir que Fabrice fût nommé coadjuteur
avec future succession, et, moins de deux mois après, il fut installé dans
cette
place.

Tout le monde faisait compliment à la duchesse sur l'air grave de son neveu; le
fait est qu'il était au désespoir. Dès le lendemain de sa délivrance,
suivie de la
destitution et de l'exil du général Fabio Conti, et de la haute faveur de la
duchesse, Clélia avait pris refuge chez la comtesse Cantarini, sa tante,
femme fort
riche, fort âgée, et uniquement occupée des soins de sa santé. Clélia eût
pu voir
Fabrice: mais quelqu'un qui eût connu ses engagements antérieurs, et qui l'eût
vue agir maintenant, eût pu penser qu'avec les dangers de son amant son amour
pour lui avait cessé. Non seulement Fabrice passait le plus souvent qu'il le
pouvait décemment devant le palais Cantarini, mais encore il avait réussi,
après
des peines infinies, à louer un petit appartement vis-à-vis les fenêtres du
premier
étage. Une fois, Clélia s'étant mise à la fenêtre à l'étourdie, pour voir passer une
procession, se retira à l'instant, et comme frappée de terreur; elle avait
aperçu
Fabrice, vêtu de noir, mais comme un ouvrier fort pauvre, qui la regardait
d'une
des fenêtres de ce taudis qui avait des vitres de papier huilé, comme sa
chambre à
la tour Farnèse. Fabrice eût bien voulu pouvoir se persuader que Clélia le
fuyait
par suite de la disgrâce de son père, que la voix publique attribuait à la
duchesse;
mais il connaissait trop une autre cause de cet éloignement, et rien ne
pouvait le
distraire de sa mélancolie.

Il n'avait été sensible ni à son acquittement, ni à son installation dans
de belles
fonctions, les premières qu'il eût eues à remplir dans sa vie, ni à sa
belle position
dans le monde, ni enfin à la cour assidue que lui faisaient tous les
ecclésiastiques
et tous les dévots du diocèse. Le charmant appartement qu'il avait au palais
Sanseverina ne se trouva plus suffisant. A son extrême plaisir, la duchesse fut
obligée de lui céder tout le second étage de son palais et deux beaux salons au
premier, lesquels étaient toujours remplis de personnages attendant
l'instant de
faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de future succession avait
produit
un effet surprenant dans le pays; on faisait maintenant des vertus à Fabrice de
toutes ces qualités fermes de son caractère, qui autrefois scandalisaient
si fort les
courtisans pauvres et nigauds.

Ce fut une grande leçon de philosophie pour Fabrice que de se trouver
parfaitement insensible à tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux dans
cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livrée, qu'il
n'avait été
dans sa chambre de bois de la tour Farnèse, environné de hideux geôliers, et
craignant toujours pour sa vie. Sa mère et sa soeur, la duchesse V ***, qui
vinrent à Parme pour le voir dans sa gloire, furent frappées de sa profonde
tristesse. La marquise del Dongo, maintenant la moins romanesque des femmes,
en fut si profondément alarmée qu'elle crut qu'à la tour Farnèse on lui
avait fait
prendre quelque poison lent. Malgré son extrême discrétion, elle crut
devoir lui
parler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne répondit que par des
larmes.

Une foule d'avantages, conséquence de sa brillante position, ne
produisaient chez
lui d'autre effet que de lui donner de l'humeur. Son frère, cette âme
vaniteuse et
gangrenée par le plus vil égoïsme, lui écrivit une lettre de congratulation
presque
officielle, et à cette lettre était joint un mandat de 50 000 francs, afin
qu'il pût,
disait le nouveau marquis, acheter des chevaux et une voiture dignes de son
nom.
Fabrice envoya cette somme à sa soeur cadette, mal mariée.

Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de la
généalogie de
la famille Valserra del Dongo, publiée jadis en latin par l'archevêque de
Parme,
Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement avec le texte latin en regard; les
gravures avaient été traduites par de superbes lithographies faites à Paris. La
duchesse avait voulu qu'un beau portrait de Fabrice fût placé vis-à-vis
celui de
l'ancien archevêque. Cette traduction fut publiée comme étant l'ouvrage de
Fabrice pendant sa première détention. Mais tout était anéanti chez notre
héros,
même la vanité si naturelle à l'homme; il ne daigna pas lire une seule page
de cet
ouvrage qui lui était attribué. Sa position dans le monde lui fit une
obligation d'en
présenter un exemplaire magnifiquement relié au prince, qui crut lui devoir un
dédommagement pour la mort cruelle dont il avait été si près, et lui
accorda les
grandes entrées de sa chambre, faveur qui donne l'excellence.




Livre Second - Chapitre XXVI.

Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir de sa
profonde tristesse, étaient ceux qu'il passait caché derrière un carreau de
vitre, par
lequel il avait fait remplacer un carreau de papier huilé à la fenêtre de son
appartement vis-à-vis le palais Contarini, où, comme on sait, Clélia s'était
réfugiée; le petit nombre de fois qu'il l'avait vue depuis qu'il était sorti de la
citadelle, il avait été profondément affligé d'un changement frappant, et
qui lui
semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la physionomie de Clélia
avait
pris un caractère de noblesse et de sérieux vraiment remarquable; on eût dit
qu'elle avait trente ans. Dans ce changement si extraordinaire, Fabrice
aperçut le
reflet de quelque ferme résolution. A chaque instant de la journée, se
disait-il, elle
se jure à elle-même d'être fidèle au voeu qu'elle a fait à la Madone, et de
ne jamais
me revoir.

Fabrice ne devinait qu'en partie les malheurs de Clélia; elle savait que
son père,
tombé dans une profonde disgrâce, ne pouvait rentrer à Parme et reparaître à la
cour (chose sans laquelle la vie était impossible pour lui) que le jour de son
mariage avec le marquis de Crescenzi, elle écrivit à son père qu'elle
désirait ce
mariage. Le général était alors réfugié à Turin, et malade de chagrin. A la
vérité, le
contrecoup de cette grande résolution avait été de la vieillir de dix ans.

Elle avait fort bien découvert que Fabrice avait une fenêtre vis-à-vis le
palais
Contarini; mais elle n'avait eu le malheur de le regarder qu'une fois; dès
qu'elle
apercevait un air de tête ou une tournure d'homme ressemblant un peu à la
sienne, elle fermait les yeux à l'instant. Sa piété profonde et sa
confiance dans le
secours de la Madone étaient désormais ses seules ressources. Elle avait la
douleur de ne pas avoir d'estime pour son père: le caractère de son futur
mari lui
semblait parfaitement plat et à la hauteur des façons de sentir du grand monde;
enfin, elle adorait un homme qu'elle ne devait jamais revoir, et qui
pourtant avait
des droits sur elle. Cet ensemble de destinée lui semblait le malheur
parfait, et
nous avouerons qu'elle avait raison. Il eût fallu, après son mariage, aller
vivre à
deux cents lieues de Parme.

Fabrice connaissait la profonde modestie de Clélia; il savait combien toute
entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle était
découverte, était
assurée de lui déplaire. Toutefois, poussé à bout par l'excès de sa
mélancolie et
par ces regards de Clélia qui constamment se détournaient de lui, il osa
essayer
de gagner deux domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour, à la tombée de
la nuit, Fabrice, habillé comme un bourgeois de campagne, se présenta à la
porte
du palais, où l'attendait l'un des domestiques gagnés par lui; il s'annonça
comme
arrivant de Turin, et ayant pour Clélia des lettres de son père. Le
domestique alla
porter son message, et le fit monter dans une immense antichambre, au premier
étage du palais. C'est en ce lieu que Fabrice passa peut-être le quart
d'heure de sa
vie le plus rempli d'anxiété. Si Clélia le repoussait, il n'y avait plus
pour lui
d'espoir de tranquillité. Afin de couper court aux soins importuns dont
m'accable
ma nouvelle dignité, j'ôterai à l'Eglise un mauvais prêtre, et, sous un nom
supposé, j'irai me réfugier dans quelque chartreuse. Enfin le domestique
vint lui
annoncer que Mlle Clélia Conti était disposée à le recevoir. Le courage manqua
tout à fait à notre héros; il fut sur le point de tomber de peur en montant
l'escalier
du second étage.

Clélia était assise devant une petite table qui portait une seule bougie. A
peine elle
eut reconnu Fabrice sous son déguisement, qu'elle prit la fuite et alla se
cacher au
fond du salon.

-- Voilà comment vous êtes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en se
cachant la
figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon père fut sur le
point
de périr par suite du poison, je fis voeu à la Madone de ne jamais vous
voir. Je
n'ai manqué à ce voeu que ce jour, le plus malheureux de ma vie où je crus en
conscience devoir vous soustraire à la mort. C'est déjà beaucoup que, par une
interprétation forcée et sans doute criminelle, je consente à vous entendre.

Cette dernière phrase étonna tellement Fabrice, qu'il lui fallut quelques
secondes
pour s'en réjouir. Il s'était attendu à la plus vive colère, et à voir
Clélia enfuir;
enfin la présence d'esprit lui revint et il éteignit la bougie unique. Quoiqu'il crût
avoir bien compris les ordres de Clélia, il était tout tremblant en
avançant vers le
fond du salon où elle s'était réfugiée derrière un canapé; il ne savait s'il ne
l'offenserait pas en lui baisant la main; elle était toute tremblante
d'amour, et se
jeta dans ses bras.

-- Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tardé de temps à venir! Je ne
puis te
parler qu'un instant car c'est sans doute un grand péché; et lorsque je
promis de
ne te voir jamais, sans doute j'entendais aussi promettre de ne te point
parler.
Mais comment as-tu pu poursuivre avec tant de barbarie l'idée de vengeance qu'a
eue mon pauvre père? car enfin c'est lui d'abord qui a été presque empoisonné
pour faciliter ta fuite. Ne devais-tu pas faire quelque chose pour moi qui
ai tant
exposé ma bonne renommée afin de te sauver? Et d'ailleurs te voilà tout à
fait lié
aux ordres sacrés; tu ne pourrais plus m'épouser quand même je trouverais un
moyen d'éloigner cet odieux marquis. Et puis comment as-tu osé, le soir de la
procession, prétendre me voir en plein jour, et violer ainsi, de la façon
la plus
criante, la sainte promesse que j'ai faite à la Madone?

Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur.

Un entretien qui commençait avec cette quantité de choses à se dire ne
devait pas
finir de longtemps. Fabrice lui raconta l'exacte vérité sur l'exil de son
père; la
duchesse ne s'en était mêlée en aucune sorte, par la grande raison qu'elle
n'avait
pas cru un seul instant que l'idée du poison appartint au général Conti;
elle avait
toujours pensé que c'était un trait d'esprit de la faction Raversi, qui voulait
chasser le comte Mosca. Cette vérité historique longuement développée rendit
Clélia fort heureuse; elle était désolée de devoir haïr quelqu'un qui
appartenait à
Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse d'un oeil jaloux.

Le bonheur que cette soirée établit ne dura que quelques jours.

L'excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse dans la
parfaite
honnêteté de son coeur, il osa se faire présenter à la duchesse. Après lui
avoir
demandé sa parole de ne point abuser de la confiance qu'il allait lui
faire, il avoua
que son frère, abusé par un faux point d'honneur, et qui s'était cru bravé
et perdu
dans l'opinion par la fuite de Fabrice, avait cru devoir se venger.

Don Cesare n'avait pas parlé deux minutes, que son procès était gagné: sa vertu
parfaite avait touché la duchesse, qui n'était point accoutumée à un tel
spectacle.
Il lui plut comme nouveauté.

-- Hâtez le mariage de la fille du général avec le marquis Crescenzi, et je
vous
donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le général
soit reçu
comme s'il revenait de voyage. Je l'inviterai à dîner; êtes-vous content? Sans
doute il y aura du froid dans les commencements, et le général ne devra
point se
hâter de demander sa place de gouverneur de la citadelle. Mais vous savez
que j'ai
de l'amitié pour le marquis, et je ne conserverai point de rancune contre
son beau-
père.

Armé de ces paroles, don Cesare vint dire à sa nièce qu'elle tenait en ses
mains la
vie de son père, malade de désespoir. Depuis plusieurs mois il n'avait paru à
aucune cour.

Clélia voulut aller voir son père, réfugié, sous un nom supposé, dans un
village
près de Turin; car il s'était figuré que la cour de Parme demandait son
extradition
à celle de Turin, pour le mettre en jugement. Elle le trouva malade et
presque fou.
Le soir même elle écrivit à Fabrice une lettre d'éternelle rupture. En
recevant cette
lettre, Fabrice, qui développait un caractère tout à fait semblable à celui
de sa
maîtresse, alla se mettre en retraite au couvent de Velleja, situé dans les
montagnes à dix lieues de Parme. Clélia lui écrivait une lettre de dix
pages: elle lui
avait juré jadis de ne jamais épouser le marquis sans son consentement;
maintenant elle le lui demandait, et Fabrice le lui accorda du fond de sa
retraite de
Velleja, par une lettre remplie de l'amitié la plus pure.

En recevant cette lettre dont, il faut l'avouer, l'amitié l'irrita, Clélia
fixa elle-même
le jour de son mariage, dont les fêtes vinrent encore augmenter l'éclat
dont brilla
cet hiver la cour de Parme.

Ranuce-Ernest V était avare au fond; mais il était éperdument amoureux, et il
espérait fixer la duchesse à sa cour: il pria sa mère d'accepter une somme fort
considérable, et de donner des fêtes. La grande maîtresse sut tirer un
admirable
parti de cette augmentation de richesses; les fêtes de Parme, cet hiver-là,
rappelèrent les beaux jours de la cour de Milan et de cet aimable prince
Eugène,
vice-roi d'Italie, dont la bonté laisse un si long souvenir.

Les devoirs du coadjuteur l'avaient rappelé à Parme mais il déclara que,
par des
motifs de piété, il continuerait sa retraite dans le petit appartement que son
protecteur, monseigneur Landriani, l'avait forcé de prendre à l'archevêché;
et il
alla s'y enfermer, suivi d'un seul domestique. Ainsi il n'assista à aucune
des fêtes
si brillantes de la cour, ce qui lui valut à Parme et dans son futur
diocèse une
immense réputation de sainteté. Par un effet inattendu de cette retraite
qu'inspirait
seule à Fabrice sa tristesse profonde et sans espoir, le bon archevêque
Landriani,
qui l'avait toujours aimé, et qui, dans le fait, avait eu l'idée de le
faire coadjuteur,
conçut contre lui un peu de jalousie. L'archevêque croyait avec raison
devoir aller
à toutes les fêtes de la cour, comme il est d'usage en Italie. Dans ces
occasions, il
portait son costume de grande cérémonie, qui, à peu de chose près est le même
que celui qu'on lui voyait dans le choeur de sa cathédrale. Les centaines de
domestiques réunis dans l'antichambre en colonnade du palais ne manquaient
pas de se lever et de demander sa bénédiction à monseigneur, qui voulait bien
s'arrêter et la leur donner. Ce fut dans un de ces moments de silence
solennel que
monseigneur Landriani entendit une voix qui disait: Notre archevêque va au bal,
et monsignore del Dongo ne sort pas de sa chambre!

De ce moment prit fin à l'archevêché l'immense faveur dont Fabrice y avait
joui;
mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette conduite, qui
n'avait été
inspirée que par le désespoir où le plongeait le mariage de Clélia, passa pour
l'effet d'une piété simple et sublime, et les dévotes lisaient, comme un livre
d'édification, la traduction de la généalogie de sa famille, où perçait la
vanité la
plus folle. Les libraires firent une édition lithographiée de son portrait,
qui fut
enlevée en quelques jours, et surtout par les gens du peuple; le graveur, par
ignorance, avait reproduit autour du portrait de Fabrice plusieurs des
ornements
qui ne doivent se trouver qu'aux portraits des évêques, et auxquels un
coadjuteur
ne saurait prétendre. L'archevêque vit un de ces portraits, et sa fureur ne
connut
plus de bornes; il fit appeler Fabrice, et lui adressa les choses les plus
dures, et
dans des termes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice n'eut
aucun effort à faire, comme on le pense bien, pour se conduire comme l'eût fait
Fénelon en pareille occurrence; il écouta l'archevêque avec toute
l'humilité et tout
le respect possibles; et, lorsque ce prélat eut cessé de parler, il lui
raconta toute
l'histoire de la traduction de cette généalogie faite par les ordres du
comte Mosca,
à l'époque de sa première prison. Elle avait été publiée dans des fins
mondaines,
et qui toujours lui avaient semblé peu convenables pour un homme de son état.
Quant au portrait, il avait été parfaitement étranger à la seconde édition,
comme à
la première; et le libraire lui ayant adressé à l'archevêché, pendant sa
retraite,
vingt-quatre exemplaires de cette seconde édition, il avait envoyé son
domestique
en acheter un vingt-cinquième; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se
vendait trente sous, il avait envoyé cent francs comme paiement des
vingt-quatre
exemplaires.

Toutes ces raisons, quoique exposées du ton le plus raisonnable par un homme
qui avait bien d'autres chagrins dans le coeur, portèrent jusqu'à l'égarement la
colère de l'archevêque; il alla jusqu'à accuser Fabrice d'hypocrisie.

-- Voilà ce que c'est que les gens du commun, se dit Fabrice, même quand
ils ont
de l'esprit!

Il avait alors un souci plus sérieux; c'étaient les lettres de sa tante,
qui exigeait
absolument qu'il vînt reprendre son appartement au palais Sanseverina, ou que
du moins il vînt la voir quelquefois. Là Fabrice était certain d'entendre
parler des
fêtes splendides données par le marquis Crescenzi à l'occasion de son mariage:
or, c'est ce qu'il n'était pas sûr de pouvoir supporter sans se donner en
spectacle.

Lorsque la cérémonie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers que
Fabrice
s'était voué au silence le plus complet, après avoir ordonné à son
domestique et
aux gens de l'archevêché avec lesquels il avait des rapports de ne jamais lui
adresser la parole.

Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit appeler
Fabrice
beaucoup plus souvent qu'à l'ordinaire, et voulut avoir avec lui de fort
longues
conversations; il l'obligea même à des conférences avec certains chanoines de
campagne, qui prétendaient que l'archevêché avait agi contre leurs privilèges.
Fabrice prit toutes ces choses avec l'indifférence parfaite d'un homme qui a
d'autres pensées. Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire
chartreux; je
souffrirais moins dans les rochers de Velleja.

Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l'embrassant. Elle
le trouva
tellement changé, ses yeux encore agrandis par l'extrême maigreur, avaient
tellement l'air de lui sortir de la tête, et lui-même avait une apparence
tellement
chétive et malheureuse, avec son petit habit noir et râpé de simple prêtre,
qu'à ce
premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes; mais un
instant
après, lorsqu'elle se fut dit que tout ce changement dans l'apparence de ce
beau
jeune homme était causé par le mariage de Clélia, elle eut des sentiments
presque
égaux en véhémence à ceux de l'archevêque, quoique plus habilement contenus.
Elle eut la barbarie de parler longuement de certains détails pittoresques qui
avaient signalé les fêtes charmantes données par le marquis Crescenzi.
Fabrice ne
répondait pas; mais ses yeux se fermèrent un peu par un mouvement convulsif,
et il devint encore plus pâle qu'il ne l'était, ce qui d'abord eût semblé
impossible.
Dans ces moments de vive douleur, sa pâleur prenait une teinte verte.

Le comte Mosca survint, et ce qu'il voyait, et qui lui semblait incroyable,
le guérit
enfin tout à fait de la jalousie que jamais Fabrice n'avait cessé de lui
inspirer. Cet
homme habile employa les tournures les plus délicates et les plus ingénieuses
pour chercher à redonner à Fabrice quelque intérêt pour les choses de ce monde.
Le comte avait toujours eu pour lui beaucoup d'estime et assez d'amitié; cette
amitié, n'étant plus contrebalancée par la jalousie, devint en ce moment
presque
dévouée. En effet, il a bien acheté sa belle fortune, se disait-il, en
récapitulant ses
malheurs. Sous prétexte de lui faire voir le tableau du Parmesan que le prince
avait envoyé à la duchesse, le comte prit à part Fabrice:

-- Ah ça, mon ami, parlons en hommes! Puis-je vous être bon à quelque chose?
Vous ne devez point redouter de questions de ma part; mais enfin l'argent
peut-il
vous être utile, le pouvoir peut-il vous servir? Parlez, je suis à vos
ordres; si vous
aimez mieux écrire, écrivez-moi.

Fabrice l'embrassa tendrement et parla du tableau.

-- Votre conduite est le chef-d'oeuvre de la plus fine politique, lui dit
le comte en
revenant au ton léger de la conversation; vous vous ménagez un avenir fort
agréable, le prince vous respecte, le peuple vous vénère, votre petit habit
noir râpé
fait passer de mauvaises nuits à monsignore Landriani. J'ai quelque
habitude des
affaires, et je puis vous jurer que je ne saurais quel conseil vous donner pour
perfectionner ce que je vois. Votre premier pas dans le monde à vingt-cinq ans
vous fait atteindre à la perfection. On parle beaucoup de vous à la cour; et savez-
vous à quoi vous devez cette distinction unique à votre âge? au petit habit
noir
râpé. La duchesse et moi nous disposons, comme vous le savez, de l'ancienne
maison de Pétrarque sur cette belle colline au milieu de la forêt, aux
environs du
Pô: si jamais vous êtes las des petits mauvais procédés de l'envie, j'ai
pensé que
vous pourriez être le successeur de Pétrarque, dont le renom augmentera le
vôtre.
Le comte se mettait l'esprit à la torture pour faire naître un sourire sur
cette figure
d'anachorète, mais il n'y put parvenir. Ce qui rendait le changement plus
frappant,
c'est qu'avant ces derniers temps, si la figure de Fabrice avait un défaut,
c'était de
présenter quelquefois, hors de propos, l'expression de la volupté et de la
gaieté.

Le comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgré son état de
retraite, il y
aurait peut-être de l'affectation à ne pas paraître à la cour le samedi
suivant, c'était
le jour de naissance de la princesse. Ce mot fut un coup de poignard pour
Fabrice. Grand Dieu! pensa-t-il, que suis-je venu faire dans ce palais! Il ne
pouvait penser sans frémir à la rencontre qu'il pouvait faire à la cour.
Cette idée
absorba toutes les autres; il pensa que l'unique ressource qui lui restât était
d'arriver au palais au moment précis où l'on ouvrirait les portes des salons.

En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annoncés à la
soirée de grand gala, et la princesse le reçut avec toute la distinction
possible. Les
yeux de Fabrice étaient fixés sur la pendule, et, à l'instant où elle marqua la
vingtième minute de sa présence dans ce salon, il se levait pour prendre congé,
lorsque le prince entra chez sa mère. Après lui avoir fait la cour quelques
instants,
Fabrice se rapprochait de la porte par une savante manoeuvre, lorsque vint
éclater
à ses dépens un de ces petits riens de cour que la grande maîtresse savait
si bien
ménager: le chambellan de service lui courut après pour lui dire qu'il
avait été
désigné pour faire le whist du prince. A Parme, c'est un honneur insigne et
bien
au-dessus du rang que le coadjuteur occupait dans le monde. Faire le whist
était
un honneur marqué même pour l'archevêque. A la parole du chambellan, Fabrice
se sentit percer le coeur, et quoique ennemi mortel de toute scène
publique, il fut
sur le point d'aller lui dire qu'il avait été saisi d'un étourdissement
subit; mais il
pensa qu'il serait en butte à des questions et à des compliments de
condoléance,
plus intolérables encore que le jeu. Ce jour-là il avait horreur de parler.

Heureusement le général des frères mineurs se trouvait au nombre des grands
personnages qui étaient venus faire leur cour à la princesse. Ce moine, fort
savant, digne émule des Fontana et des Duvoisin, s'était placé dans un coin
reculé
du salon: Fabrice prit poste debout devant lui de façon à ne point
apercevoir la
porte d'entrée, et lui parla théologie. Mais il ne put faire que son
oreille n'entendît
pas annoncer M. le marquis et madame la marquise Crescenzi. Fabrice, contre
son attente, éprouva un violent mouvement de colère.

-- Si j'étais Borso Valserra, se dit-il (c'était un des généraux du premier
Sforce), j'irais poignarder ce lourd marquis, précisément avec ce petit
poignard à
manche d'ivoire que Clélia me donna ce jour heureux, et je lui apprendrais s'il
doit avoir l'insolence de se présenter avec cette marquise dans un lieu où
je suis!

Sa physionomie changea tellement, que le général des frères mineurs lui dit:

-- Est-ce que Votre Excellence se trouve incommodée?

-- J'ai un mal à la tête fou... ces lumières me font mal... et je ne reste
que parce
que j'ai été nommé pour la partie de whist du prince.

A ce mot, le général des frères mineurs, qui était un bourgeois, fut tellement
déconcerté, que, ne sachant plus que faire, il se mit à saluer Fabrice,
lequel, de
son côté, bien autrement troublé que le général des mineurs, se prit à
parler avec
une volubilité étrange; il entendait qu'il se faisait un grand silence
derrière lui et ne
voulait pas regarder. Tout à coup un archet frappa un pupitre; on joua une
ritournelle, et la célèbre madame P... chanta cet air de Cimarosa autrefois si
célèbre:

Quelle pupille tenere!

Fabrice tint bon aux premières mesures, mais bientôt sa colère s'évanouit,
et il
éprouva un besoin extrême de répandre des larmes. Grand Dieu! se dit-il, quelle
scène ridicule! et avec mon habit encore! Il crut plus sage de parler de lui.

-- Ces maux de tête excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir, dit-il au
général des frères mineurs, finissent par des accès de larmes qui pourraient
donner pâture à la médisance dans un homme de notre état; ainsi je prie Votre
Révérence Illustrissime de permettre que je pleure en la regardant, et de
n'y pas
faire autrement attention.

-- Notre père provincial de Catanzara est atteint de la même incommodité,
dit le
général des mineurs. Et il commença à voix basse une histoire infinie.

Le ridicule de cette histoire, qui avait amené le détail des repas du soir
de ce père
provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui était pas arrivé depuis
longtemps; mais
bientôt il cessa d'écouter le général des mineurs. Madame P... chantait,
avec un
talent divin, un air de Pergolèse (la princesse aimait la musique
surannée). Il se fit
un petit bruit à trois pas de Fabrice; pour la première fois de la soirée
il détourna
les yeux. Le fauteuil qui venait d'occasionner ce petit craquement sur le
parquet
était occupé par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis de larmes
rencontrèrent en plein ceux de Fabrice, qui n'étaient guère en meilleur
état. La
marquise baissa la tête; Fabrice continua à la regarder quelques secondes:
il faisait
connaissance avec cette tête chargée de diamants; mais son regard exprimait la
colère et le dédain. Puis, se disant: et mes yeux ne te regarderont
jamais
, il se
retourna vers son père général, et lui dit:

-- Voici mon incommodité qui me prend plus fort que jamais.

En effet, Fabrice pleura à chaudes larmes pendant plus d'une demi-heure. Par
bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement écorchée, comme c'est l'usage
en Italie, vint à son secours et l'aida à sécher ses larmes.

Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi; mais madame
P... chanta de nouveau, et l'âme de Fabrice, soulagée par les larmes,
arriva à un
état de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous un nouveau jour.
Est-ce que je
prétends, se dit-il, pouvoir l'oublier entièrement dès les premiers
moments? cela
me serait-il possible? Il arriva à cette idée: Puis-je être plus malheureux
que je ne
le suis depuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi
résister au plaisir de la voir. Elle a oublié ses serments, elle est
légère: toutes les
femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui refuser une beauté
céleste? Elle
a un regard qui me ravit en extase, tandis que je suis obligé de faire
effort sur
moi-même pour regarder les femmes qui passent pour les plus belles! eh bien!
pourquoi ne pas me laisser ravir? ce sera du moins un moment de répit.

Fabrice avait quelque connaissance des hommes; mais aucune expérience des
passions, sans quoi il se fût dit que ce plaisir d'un moment, auquel il
allait céder,
rendrait inutiles tous les efforts qu'il faisait depuis deux mois pour
oublier Clélia.

Cette pauvre femme n'était venue à cette fête que forcée par son mari; elle
voulait
du moins se retirer après une demi-heure, sous prétexte de santé, mais le
marquis
lui déclara que, faire avancer sa voiture pour partir, quand beaucoup de
voitures
arrivaient encore serait une chose tout à fait hors d'usage, et qui
pourrait même
être interprétée comme une critique indirecte de la fête donnée par la
princesse.

-- En ma qualité de chevalier d'honneur, ajouta le marquis, je dois me
tenir dans
le salon aux ordres de la princesse, jusqu'à ce que tout le monde soit
sorti: il peut
y avoir et il y aura sans doute des ordres à donner aux gens, ils sont si
négligents!
Et voulez-vous qu'un simple écuyer de la princesse usurpe cet honneur?

Clélia se résigna; elle n'avait pas vu Fabrice, elle espérait encore qu'il ne serait pas
venu à cette fête. Mais au moment où le concert allait commencer, la princesse
ayant permis aux dames de s'asseoir, Clélia fort peu alerte pour ces sortes de
choses, se laissa ravir les meilleures places auprès de la princesse, et
fut obligée
de venir chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans le coin
reculé où
Fabrice s'était réfugié. En arrivant à son fauteuil, le costume singulier
en un tel
lieu du général des frères mineurs arrêta ses yeux, et d'abord elle ne
remarqua pas
l'homme mince et revêtu d'un simple habit noir qui lui parlait; toutefois
un certain
mouvement secret arrêtait ses yeux sur cet homme. Tout le monde ici a des
uniformes ou des habits richement brodés: quel peut être ce jeune homme en
habit noir si simple? Elle le regardait profondément attentive, lorsqu'une
dame, en
venant se placer, fit faire un mouvement à son fauteuil. Fabrice tourna la
tête: elle
ne le reconnut pas, tant il était changé. D'abord elle se dit: Voilà
quelqu'un qui lui
ressemble, ce sera son frère aîné; mais je ne le croyais que de quelques années
plus âgé que lui, et celui-ci est un homme de quarante ans. Tout à coup elle le
reconnut à un mouvement de la bouche.

Le malheureux, qu'il a souffert! se dit-elle; et elle baissa la tête
accablée par la
douleur, et non pour être fidèle à son voeu. Son coeur était bouleversé par la
pitié; qu'il était loin d'avoir cet air après neuf mois de prison! Elle ne
le regarda
plus; mais, sans tourner précisément les yeux de son côté, elle voyait tous ses
mouvements.

Après le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du prince,
placée à
quelques pas du trône; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort loin d'elle.

Mais le marquis Crescenzi avait été fort piqué de voir sa femme reléguée aussi
loin du trône; toute la soirée il avait été occupé à persuader à une dame
assise à
trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui avait des obligations
d'argent,
qu'elle ferait bien de changer de place avec la marquise. La pauvre femme
résistant, comme il était naturel, il alla chercher le mari débiteur, qui
fit entendre à
sa moitié la triste voix de la raison, et enfin le marquis eut le plaisir de
consommer l'échange, il alla chercher sa femme.

-- Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi les
yeux
baissés? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout étonnées de se
trouver ici, et que tout le monde est étonné d'y voir. Cette folle de grande
maîtresse n'en fait jamais d'autres! Et l'on parle de retarder les progrès du
jacobinisme! Songez que votre mari occupe la première place mâle de la cour de
la princesse; et quand même les républicains parviendraient à supprimer la cour
et même la noblesse, votre mari serait encore l'homme le plus riche de cet
Etat.
C'est là une idée que vous ne vous mettez point assez dans la tête.

Le fauteuil où le marquis eut le plaisir d'installer sa femme n'était qu'à
six pas de
la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu'en profil, mais elle
le trouva
tellement maigri, il avait surtout l'air tellement au-dessus de tout ce qui
pouvait
arriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer aucun incident
sans dire
son mot, qu'elle finit par arriver à cette affreuse conclusion: Fabrice
était tout à
fait changé; il l'avait oubliée; s'il était tellement maigri, c'était
l'effet des jeûnes
sévères auxquels sa piété se soumettait. Clélia fut confirmée dans cette
triste idée
par la conversation de tous ses voisins: le nom du coadjuteur était dans
toutes les
bouches; on cherchait la cause de l'insigne faveur dont on le voyait
l'objet: lui, si
jeune, être admis au jeu du prince! On admirait l'indifférence polie et les
airs de
hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, même quand il coupait Son Altesse.

-- Mais cela est incroyable, s'écriaient de vieux courtisans; la faveur de
sa tante lui
tourne tout à fait la tête... mais, grâce au ciel, cela ne durera pas;
notre souverain
n'aime pas que l'on prenne de ces petits airs de supériorité. La duchesse
s'approcha du prince; les courtisans qui se tenaient à distance fort
respectueuse
de la table de jeu, de façon à ne pouvoir entendre de la conversation du prince
que quelques mots au hasard, remarquèrent que Fabrice rougissait beaucoup. Sa
tante lui aura fait la leçon, se dirent-ils, sur ses grands airs
d'indifférence. Fabrice
venait d'entendre la voix de Clélia, elle répondait à la princesse qui, en
faisant son
tour dans le bal avait adressé la parole à la femme de son chevalier d'honneur.
Arriva le moment où Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva
précisément en face de Clélia, et se livra plusieurs fois au bonheur de la
contempler. La pauvre marquise, se sentant regardée par lui perdait tout à fait
contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu'elle devait à son voeu: dans
son désir
de deviner ce qui se passait dans le coeur de Fabrice, elle fixait les yeux
sur lui.

Le jeu du prince terminé, les dames se levèrent pour passer dans la salle du
souper. Il y eut un peu de désordre. Fabrice se trouva tout près de Clélia;
il était
encore très résolu, mais il vint à reconnaître un parfum très faible
qu'elle mettait
dans ses robes; cette sensation renversa tout ce qu'il s'était promis. Il
s'approcha
d'elle et prononça à demi-voix et comme se parlant à soi-même, deux vers de ce
sonnet de Pétrarque, qu'il lui avait envoyé du lac Majeur, imprimé sur un
mouchoir de soie: «Quel n'était pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait
malheureux, et maintenant que mon sort est changé! »

Non, il ne m'a point oubliée, se dit Clélia, avec un transport de joie.
Cette belle
âme n'est point inconstante!

Non, vous ne me verrez jamais changer,
Beaux yeux qui m'avez appris à aimer.


Clélia osa se répéter à elle-même ces deux vers de Pétrarque.

La princesse se retira aussitôt après le souper; le prince l'avait suivie
jusque chez
elle, et ne reparut point dans les salles de réception. Dès que cette
nouvelle fut
connue, tout le monde voulut partir à la fois; il y eut un désordre complet
dans
les antichambres; Clélia se trouva tout près de Fabrice; le profond malheur
peint
dans ses traits lui fit pitié. -- Oublions le passé, lui dit-elle, et
gardez ce souvenir d'amitié. En disant ces mots, elle plaçait son
éventail de façon à ce qu'il pût le
prendre.

Tout changea aux yeux de Fabrice: en un instant il fut un autre homme; dès le
lendemain il déclara que sa retraite était terminée, et revint prendre son
magnifique appartement au palais Sanseverina. L'archevêque dit et crut que la
faveur que le prince lui avait faite en l'admettant à son jeu avait fait perdre
entièrement la tête à ce nouveau saint: la duchesse vit qu'il était
d'accord avec
Clélia. Cette pensée, venant redoubler le malheur que donnait le souvenir d'une
promesse fatale, acheva de la déterminer à faire une absence. On admira sa
folie.
Quoi! s'éloigner de la cour au moment où la faveur dont elle était l'objet
paraissait
sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis qu'il voyait qu'il n'y avait
point d'amour entre Fabrice et la duchesse, disait à son amie:-- Ce nouveau
prince
est la vertu incarnée, mais je l'ai appelé cet enfant : me
pardonnera-t-il jamais?
Je ne vois qu'un moyen de me remettre excellemment bien avec lui, c'est
l'absence. Je vais me montrer parfait de grâces et de respects, après quoi
je suis
malade et je demande mon congé. Vous me le permettrez, puisque la fortune de
Fabrice est assurée. Mais me ferez-vous le sacrifice immense, ajouta-t-il
en riant,
de changer le titre sublime de duchesse contre un autre bien inférieur? Pour
m'amuser, je laisse toutes les affaires ici dans un désordre inextricable;
j'avais
quatre ou cinq travailleurs dans mes divers ministères, je les ai fait
mettre à la
pension depuis deux mois, parce qu'ils lisent les journaux français; et je
les ai
remplacés par des nigauds incroyables.

Après notre départ, le prince se trouvera dans un tel embarras, que, malgré
l'horreur qu'il a pour le caractère de Rassi, je ne doute pas qu'il ne soit
obligé dele
rappeler, et moi je n'attends qu'un ordre du tyran qui dispose de mon sort,
pour
écrire une lettre de tendre amitié à mon ami Rassi, et lui dire que j'ai
tout lieu
d'espérer que bientôt on rendra justice à son mérite. [P y E in Olo.]




Livre Second - Chapitre XXVII.

Cette conversation sérieuse eut lieu le lendemain du retour de Fabrice au
palais
Sanseverina; la duchesse était encore sous le coup de la joie qui éclatait dans
toutes les actions de Fabrice. Ainsi, se disait-elle, cette petite dévote
m'a trompée!
Elle n'a pas su résister à son amant seulement pendant trois mois.

La certitude d'un dénouement heureux avait donné à cet être si pusillanime, le
jeune prince, le courage d'aimer; il eut quelque connaissance des
préparatifs de
départ que l'on faisait au palais Sanseverina; et son valet de chambre
français, qui
croyait peu à la vertu des grandes dames, lui donna du courage à l'égard de la
duchesse. Ernest V se permit une démarche qui fut sévèrement blâmée par la
princesse et par tous les gens sensés de la cour; le peuple y vit le sceau
de la
faveur étonnante dont jouissait la duchesse. Le prince vint la voir dans
son palais.

-- Vous partez, lui dit-il d'un ton sérieux qui parut odieux à la duchesse,
vous
partez; vous allez me trahir et manquer à vos serments! Et pourtant, si j'eusse
tardé dix minutes à vous accorder la grâce de Fabrice, il était mort. Et
vous me
laissez malheureux! et sans vos serments je n'eusse jamais eu le courage de
vous
aimer comme je fais! Vous n'avez donc pas d'honneur!

-- Réfléchissez mûrement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu d'espace
égal en bonheur aux quatre mois qui viennent de s'écouler? Votre gloire comme
souverain, et, j'ose le croire, votre bonheur comme homme aimable, ne se sont
jamais élevés à ce point. Voici le traité que je vous propose: si vous
daignez y
consentir, je ne serai pas votre maîtresse pour un instant fugitif, et en
vertu d'un
serment extorqué par la peur, mais je consacrerai tous les instants de ma vie à
faire votre félicité, je serai toujours ce que j'ai été depuis quatre mois,
et peut-être
l'amour viendra-t-il couronner l'amitié. Je ne jurerais pas du contraire.

-- Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre rôle, soyez plus encore,
régnez à la
fois sur moi et sur mes états, soyez mon premier ministre; je vous offre un
mariage tel qu'il est permis par les tristes convenances de mon rang; nous en
avons un exemple près de nous: le roi de Naples vient d'épouser la duchesse de
Partana. Je vous offre tout ce que je puis faire, un mariage du même genre. Je
vais ajouter une idée de triste politique pour vous montrer que je ne suis
plus un
enfant, et que j'ai réfléchi à tout. Je ne vous ferai point valoir la
condition que je
m'impose d'être le dernier souverain de ma race, le chagrin de voir de mon
vivant
les grandes puissances disposer de ma succession; je bénis ces désagréments
fort
réels, puisqu'ils m'offrent un moyen de plus de vous prouver mon estime et ma
passion.

La duchesse n'hésita pas un instant; le prince l'ennuyait, et le comte lui
semblait
parfaitement aimable; il n'y avait au monde qu'un homme qu'on pût lui préférer.
D'ailleurs elle régnait sur le comte, et le prince, dominé par les
exigences de son
rang, eût plus ou moins régné sur elle. Et puis, il pouvait devenir
inconstant et
prendre des maîtresses; la différence d'âge semblerait, dans peu d'années,
lui en
donner le droit.

Dès le premier instant, la perspective de s'ennuyer avait décidé de tout;
toutefois
la duchesse, qui voulait être charmante, demanda la permission de réfléchir.

Il serait trop long de rapporter ici les tournures de phrases presque
tendres et les
termes infiniment gracieux dans lesquels elle sut envelopper son refus. Le
prince
se mit en colère; il voyait tout son bonheur lui échapper. Que devenir
après que la
duchesse aurait quitté sa cour? D'ailleurs, quelle humiliation d'être
refusé! Enfin
qu'est-ce que va me dire mon valet de chambre français quand je lui conterai ma
défaite?

La duchesse eut l'art de calmer le prince, et de ramener peu à peu la négociation à
ses véritables termes.

-- Si Votre Altesse daigne consentir à ne point presser l'effet d'une promesse
fatale, et horrible à mes yeux, comme me faisant encourir mon propre mépris, je
passerai ma vie à sa cour, et cette cour sera toujours ce qu'elle a été cet
hiver; tous
mes instants seront consacrés à contribuer à son bonheur comme homme, et à sa
gloire comme souverain. Si elle exige que j'obéisse à mon serment, elle
aura flétri
le reste de ma vie, et à l'instant elle me verra quitter ses états pour n'y
jamais
rentrer. Le jour où j'aurai perdu l'honneur sera aussi le dernier jour où
je vous
verrai.

Mais le prince était obstiné comme les êtres pusillanimes; d'ailleurs son
orgueil
d'homme et de souverain était irrité du refus de sa main; il pensait à
toutes les
difficultés qu'il eût eues à surmonter pour faire accepter ce mariage, et que
pourtant il s'était résolu à vaincre.

Durant trois heures on se répéta de part et d'autre les mêmes arguments,
souvent
mêlés de mots fort vifs. Le prince s'écria:

-- Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez d'honneur? Si
j'eusse hésité aussi longtemps le jour où le général Fabio Conti donnait du
poison
à Fabrice, vous seriez occupée aujourd'hui à lui élever un tombeau dans une des
églises de Parme.

-- Non pas à Parme, certes, dans ce pays d'empoisonneurs.

-- Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec colère, et vous
emporterez mon mépris.

Comme il s'en allait, la duchesse lui dit à voix basse:

-- Eh bien! présentez-vous ici à dix heures du soir, dans le plus strict
incognito, et
vous ferez un marché de dupe. Vous m'aurez vue pour la dernière fois, et
j'eusse
consacré ma vie à vous rendre aussi heureux qu'un prince absolu peut l'être
dans
ce siècle de jacobins. Et songez à ce que sera votre cour quand je níy
serai plus
pour la tirer par force de sa platitude et de sa méchanceté naturelles.

-- De votre côté, vous refusez la couronne de Parme, et mieux que la couronne,
car vous n'eussiez point été une princesse vulgaire, épousée par politique, et
qu'on n'aime point; mon coeur est tout à vous, et vous vous fussiez vue à
jamais
la maîtresse absolue de mes actions comme de mon gouvernement.

-- Oui, mais la princesse votre mère eût eu le droit de me mépriser comme une
vile intrigante.

-- Eh bien! j'eusse exilé la princesse avec une pension.

Il y eut encore trois quarts d'heure de répliques incisives. Le prince, qui
avait
l'âme délicate, ne pouvait se résoudre ni à user de son droit, ni à laisser
partir la
duchesse. On lui avait dit qu'après le premier moment obtenu, n'importe
comment, les femmes reviennent.

Chassé par la duchesse indignée, il osa reparaître tout tremblant et fort
malheureux à dix heures moins trois minutes. A dix heures et demie, la duchesse
montait en voiture et partait pour Bologne. Elle écrivit au comte dès
qu'elle fut
hors des états du prince:

«Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas d'être gaie pendant un mois. Je ne
verrai plus Fabrice; je vous attends à Bologne, et quand vous voudrez je
serai la
comtesse Mosca. Je ne vous demande qu'une chose, ne me forcez jamais à
reparaître dans le pays que je quitte, et songez toujours qu'au lieu de 150 000
livres de rentes, vous allez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous les sots vous
regardaient bouche béante, et vous ne serez plus considéré qu'autant que vous
voudrez bien vous abaisser à comprendre toutes leurs petites idées. Tu l'as
voulu,
Georges Dandin! »

Huit jours après, le mariage se célébrait à Pérouse dans une église où les
ancêtres
du comte ont leurs tombeaux. Le prince était au désespoir. La duchesse avait
reçu de lui trois ou quatre courriers, et n'avait pas manqué de lui
renvoyer sous
enveloppes ses lettres non décachetées. Ernest V avait fait un traitement
magnifique au comte, et donné le grand cordon de son ordre à Fabrice.

-- C'est là surtout ce qui m'a plu de ses adieux. Nous nous sommes séparés,
disait
le comte à la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les meilleurs amis du
monde; il m'a donné un grand cordon espagnol, et des diamants qui valent bien le
grand cordon. Il m'a dit qu'il me ferait duc, s'il ne voulait se réserver
ce moyen
pour vous rappeler dans ses états. Je suis donc chargé de vous déclarer, belle
mission pour un mari, que si vous daignez revenir à Parme, ne fût-ce que
pour un
mois, je serai fait duc, sous le nom que vous choisirez, et vous aurez une
belle
terre.

C'est ce que la duchesse refusa avec une sorte d'horreur.

Après la scène qui s'était passée au bal de la cour, et qui semblait assez
décisive,
Clélia parut ne plus se souvenir de l'amour qu'elle avait semblé partager un
instant; les remords les plus violents s'étaient emparés de cette âme
vertueuse et
croyante. C'est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgré toutes les
espérances qu'il cherchait à se donner, un sombre malheur ne s'en était pas
moins
emparé de son âme. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point
dans la
retraite, comme à l'époque du mariage de Clélia.

Le comte avait prié son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se passait
à la cour, et Fabrice, qui commençait à comprendre tout ce qu'il lui
devait, s'était
promis de remplir cette mission en honnête homme.

Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n'eût le
projet de
revenir au ministère, et avec plus de pouvoir qu'il n'en avait jamais eu. Les
prévisions du comte ne tardèrent pas à se vérifier: moins de six semaines après
son départ, Rassi était premier ministre; Fabio Conti, ministre de la
guerre, et les
prisons, que le comte avait presque vidées, se remplissaient de nouveau. Le
prince, en appelant ces gens-là au pouvoir, crut se venger de la duchesse;
il était
fou d'amour et haïssait surtout le comte Mosca comme un rival.

Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, âgé de soixante-douze
ans, étant tombé dans un grand état de langueur et ne sortant presque plus
de son
palais, c'était au coadjuteur à s'acquitter de presque toutes ses fonctions.

La marquise Crescenzi, accablée de remords, et effrayée par le directeur de sa
conscience, avait trouvé un excellent moyen pour se soustraire aux regards de
Fabrice. Prenant prétexte de la fin d'une première grossesse, elle s'était
donné
pour prison son propre palais; mais ce palais avait un immense jardin.
Fabrice sut
y pénétrer et plaça dans l'allée que Clélia affectionnait le plus des
fleurs arrangées
en bouquets, et disposées dans un ordre qui leur donnait un langage, comme
jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours
de sa prison à
la tour Farnèse.

La marquise fut très irritée de cette tentative; les mouvements de son âme
étaient
dirigés tantôt par les remords, tantôt par la passion. Durant plusieurs
mois elle ne
se permit pas de descendre une seule fois dans le jardin de son palais; elle se
faisait même scrupule d'y jeter un regard.

Fabrice commençait à croire qu'il était séparé d'elle pour toujours, et le
désespoir
commençait aussi à s'emparer de son âme. Le monde où il passait sa vie lui
déplaisait mortellement, et s'il n'eût été intimement persuadé que le comte ne
pouvait trouver la paix de l'âme hors du ministère, il se fût mis en
retraite dans
son petit appartement de l'archevêché. Il lui eût été doux de vivre tout à ses
pensées, et de n'entendre plus la voix humaine que dans l'exercice officiel
de ses
fonctions.

Mais, se disait-il, dans l'intérêt du comte et de la comtesse Mosca,
personne ne
peut me remplacer.

Le prince continuait à le traiter avec une distinction qui le plaçait au
premier rang
dans cette cour et cette faveur il la devait en grande partie à lui-même.
L'extrême
réserve qui, chez Fabrice, provenait d'une indifférence allant jusqu'au dégoût
pour toutes les affectations ou les petites passions qui remplissent la vie des
hommes, avait piqué la vanité du jeune prince; il disait souvent que
Fabrice avait
autant d'esprit que sa tante. L'âme candide du prince s'apercevait à demi d'une
vérité: c'est que personne n'approchait de lui avec les mêmes dispositions de
coeur que Fabrice. Ce qui ne pouvait échapper, même au vulgaire des courtisans,
c'est que la considération obtenue par Fabrice n'était point celle d'un simple
coadjuteur, mais l'emportait même sur les égards que le souverain montrait à
l'archevêque. Fabrice écrivait au comte que si jamais le prince avait assez
d'esprit
pour s'apercevoir du gâchis dans lequel les ministres Rassi, Fabio Conti,
Zurla et
autres de même force avaient jeté ses affaires, lui, Fabrice, serait le
canal naturel
par lequel il ferait une démarche, sans trop compromettre son amour-propre.

Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il à la comtesse Mosca,
appliqué par un homme de génie à une auguste personne, l'auguste personne se
serait déjà écriée: Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds. Dès
aujourd'hui, si la femme de l'homme de génie daignait faire une démarche,
si peu
significative qu'elle fût, on rappellerait le comte avec transport; mais il
rentrera par
une bien plus belle porte, s'il veut attendre que le fruit soit mûr. Du
reste, on
s'ennuie à ravir dans les salons de la princesse, on n'y a pour se divertir
que la
folie du Rassi, qui, depuis qu'il est comte, est devenu maniaque de
noblesse. On
vient de donner des ordres sévères pour que toute personne qui ne peut pas
prouver huit quartiers de noblesse n'ose plus se présenter aux soirées de la
princesse (ce sont les termes du rescrit). Tous les hommes qui sont en
possession
d'entrer le matin dans la grande galerie, et de se trouver sur le passage du
souverain lorsqu'il se rend à la messe, continueront à jouir de ce
privilège; mais
les nouveaux arrivants devront faire preuve des huit quartiers. Sur quoi
l'on a dit
qu'on voit bien que Rassi est sans quartier.

On pense que de telles lettres n'étaient point confiées à la poste. La comtesse
Mosca répondait de Naples: «Nous avons un concert tous les jeudis, et
conversation tous les dimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le
comte est enchanté de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois, et
vient de
faire venir des ouvriers des montagnes de l'Abruzze, qui ne lui coûtent que
vingt-
trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir. Voici plus de vingt fois,
monsieur l'ingrat, que je vous fais cette sommation. »

Fabrice n'avait garde d'obéir: la simple lettre qu'il écrivait tous les
jours au comte
ou à la comtesse lui semblait une corvée presque insupportable. On lui
pardonnera quand on saura qu'une année entière se passa ainsi, sans qu'il pût
adresser une parole à la marquise. Toutes ses tentatives pour établir quelque
correspondance avaient été repoussées avec horreur. Le silence habituel
que, par
ennui de la vie, Fabrice gardait partout, excepté dans l'exercice de ses
fonctions et
à la cour, joint à la pureté parfaite de ses moeurs, l'avait mis dans une
vénération
si extraordinaire qu'il se décida enfin à obéir aux conseils de sa tante.

«Le prince a pour toi une vénération telle, lui écrivait-elle, qu'il faut
t'attendre
bientôt à une disgrâce; il te prodiguera les marques d'inattention et les
mépris
atroces des courtisans suivront les siens. Ces petits despotes, si honnêtes
qu'ils
soient, sont changeants comme la mode et par la même raison: l'ennui. Tu ne
peux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans la
prédication. Tu
improvises si bien en vers! essaye de parler une demi-heure sur la religion; tu
diras des hérésies dans les commencements; mais paye un théologien savant et
discret qui assistera à tes sermons, et t'avertira de tes fautes, tu les
répareras le
lendemain. »

Le genre de malheur que porte dans l'âme un amour contrarié, fait que toute
chose demandant de l'attention et de l'action devient une atroce corvée. Mais
Fabrice se dit que son crédit sur le peuple, s'il en acquérait, pourrait un
jour être
utile à sa tante et au comte, pour lequel sa vénération augmentait tous les
jours, à
mesure que les affaires lui apprenaient à connaître la méchanceté des
hommes. Il
se détermina à prêcher, et son succès, préparé par sa maigreur et son habit râpé,
fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de tristesse
profonde,
qui, réuni à sa charmante figure et aux récits de la haute faveur dont il
jouissait à
la cour, enleva tous les coeurs de femme. Elles inventèrent qu'il avait été
un des
plus braves capitaines de l'armée de Napoléon. Bientôt ce fait absurde fut
hors de
doute. On faisait garder des places dans les églises où il devait prêcher; les
pauvres síy établissaient par spéculation dès cinq heures du matin.

Le succès fut tel que Fabrice eut enfin l'idée qui changea tout dans son
âme, que,
ne fût-ce que par simple curiosité, la marquise Crescenzi pourrait bien un jour
venir assister à l'un de ses sermons. Tout à coup le public ravi s'aperçut
que son
talent redoublait; il se permettait, quand il était ému, des images dont la
hardiesse
eût fait frémir les orateurs les plus exercés; quelquefois, s'oubliant
soi-même, il se
livrait à des moments d'inspiration passionnée, et tout l'auditoire fondait en
larmes. Mais c'était en vain que son oeil aggrottato cherchait parmi tant de
figures tournées vers la chaire celle dont la présence eût été pour lui un
si grand
événement.

Mais si jamais j'ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou je
resterai
absolument court. Pour parer à ce dernier inconvénient, il avait composé une
sorte de prière tendre et passionnée qu'il plaçait toujours dans sa chaire,
sur un
tabouret; il avait le projet de se mettre à lire ce morceau, si jamais la
présence de
la marquise venait le mettre hors d'état de trouver un mot.

Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui étaient à sa
solde, que
des ordres avaient été donnés afin que l'on préparât pour le lendemain la
loge de
la Casa Crescenzi au grand théâtre. Il y avait une année que la marquise
n'avait paru à aucun spectacle, et c'était un ténor qui faisait fureur et
remplissait la
salle tous les soirs qui la faisait déroger à ses habitudes. Le premier
mouvement
de Fabrice fut une joie extrême. Enfin je pourrai la voir toute une soirée!
On dit
qu'elle est bien pâle. Et il cherchait à se figurer ce que pouvait être
cette tête
charmante, avec des couleurs à demi effacées par les combats de l'âme.

Son ami Ludovic, tout consterné de ce qu'il appelait la folie de son
maître, trouva,
mais avec beaucoup de peine, une loge au quatrième rang, presque en face de
celle de la marquise. Une idée se présenta à Fabrice: J'espère lui donner
l'idée de
venir au sermon, et je choisirai une église fort petite, afin d'être en
état de la bien
voir. Fabrice prêchait ordinairement à trois heures. Dès le matin du jour où la
marquise devait aller au spectacle, il fit annoncer qu'un devoir de son état le
retenant à l'archevêché pendant toute la journée, il prêcherait par
extraordinaire à
huit heures et demie du soir, dans la petite église de Sainte-Marie de la
Visitation,
située précisément en face d'une des ailes du palais Crescenzi. Ludovic
présenta
de sa part une quantité énorme de cierges aux religieuses de la Visitation,
avec
prière d'illuminer à jour leur église. Il eut toute une compagnie de
grenadiers de la
garde, et l'on plaça une sentinelle, la baïonnette au bout du fusil, devant
chaque
chapelle, pour empêcher les vols.

Le sermon n'était annoncé que pour huit heures et demie, et à deux heures
l'église
étant entièrement remplie, l'on peut se figurer le tapage qu'il y eut dans
la rue
solitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice
avait fait
annoncer qu'en l'honneur de Notre-Dame de Pitié, il prêcherait sur la pitié
qu'une âme généreuse doit avoir pour un malheureux, même quand il serait
coupable.

Déguisé avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au théâtre au moment
de l'ouverture des portes, et quand rien n'était encore allumé. Le spectacle
commença vers huit heures, et quelques minutes après il eut cette joie qu'aucun
esprit ne peut concevoir s'il ne l'a pas éprouvée, il vit la porte de la
loge Crescenzi
s'ouvrir; peu après, la marquise entra; il ne l'avait pas vue aussi bien depuis le jour
où elle lui avait donné son éventail. Fabrice crut qu'il suffoquerait de
joie; il
sentait des mouvements si extraordinaires, qu'il se dit: Peut-être je vais
mourir!
Quelle façon charmante de finir cette vie si triste! Peut-être je vais
tomber dans
cette loge; les fidèles réunis à la Visitation ne me verront point arriver,
et demain,
ils apprendront que leur futur archevêque s'est oublié dans une loge de
l'Opéra, et
encore, déguisé en domestique et couvert d'une livrée! Adieu toute ma
réputation! Et que me fait ma réputation!

Toutefois, vers les huit heures trois quarts, Fabrice fit effort sur
lui-même; il
quitta sa loge des quatrièmes et eut toutes les peines du monde à gagner, à
pied,
le lieu où il devait quitter son habit de demi-livrée et prendre un
vêtement plus
convenable. Ce ne fut que vers les neuf heures qu'il arriva à la
Visitation, dans un
état de pâleur et de faiblesse tel que le bruit se répandit dans l'église
que M. le
coadjuteur ne pourrait pas prêcher ce soir-là. On peut juger des soins que lui
prodiguèrent les religieuses, à la grille de leur parloir intérieur où il
s'était réfugié.
Ces dames parlaient beaucoup; Fabrice demanda à être seul quelques instants,
puis il courut à sa chaire. Un de ses aides de camp lui avait annoncé, vers
les trois
heures, que l'église de la Visitation était entièrement remplie mais de gens
appartenant à la dernière classe et attirés apparemment par le spectacle de
l'illumination. En entrant en chaire, Fabrice fut agréablement surpris de
trouver
toutes les chaises occupées par les jeunes gens à la mode et par les
personnages
de la plus haute distinction.

Quelques phrases d'excuses commencèrent son sermon et furent reçues avec des
cris comprimés d'admiration. Ensuite vint la description passionnée du
malheureux dont il faut avoir pitié pour honorer dignement la Madone de Pitié
, qui, elle-même, a tant souffert sur la terre. L'orateur était fort ému;
il y avait
des moments où il pouvait à peine prononcer les mots de façon à être entendu
dans toutes les parties de cette petite église. Aux yeux de toutes les
femmes et de
bon nombre des hommes, il avait l'air lui-même du malheureux dont il fallait
prendre pitié, tant sa pâleur était extrême. Quelques minutes après les phrases
d'excuses par lesquelles il avait commencé son discours, on s'aperçut qu'il
était
hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-là d'une tristesse plus
profonde et plus tendre que de coutume. Une fois on lui vit les larmes aux
yeux:
à l'instant il s'éleva dans l'auditoire un sanglot général et si bruyant,
que le sermon
en fut tout à fait interrompu.

Cette première interruption fut suivie de dix autres; on poussait des cris
d'admiration, il y avait des éclats de larmes; on entendait à chaque
instant des cris
tels que: Ah! sainte Madone! Ah! grand Dieu! L'émotion était si générale et si
invincible dans ce public d'élite, que personne n'avait honte de pousser
des cris, et
les gens qui y étaient entraînés ne semblaient point ridicules à leurs voisins.

Au repos qu'il est d'usage de prendre au milieu du sermon, on dit à Fabrice
qu'il
n'était resté absolument personne au spectacle; une seule dame se voyait encore
dans sa loge, la marquise Crescenzi. Pendant ce moment de repos on entendit
tout à coup beaucoup de bruit dans la salle: c'étaient les fidèles qui
votaient une
statue à M. le coadjuteur. Son succès dans la seconde partie du discours fut
tellement fou et mondain, les élans de contrition chrétienne furent tellement
remplacés par des cris d'admiration tout à fait profanes, qu'il crut devoir
adresser,
en quittant la chaire, une sorte de réprimande aux auditeurs. Sur quoi tous
sortirent à la fois avec un mouvement qui avait quelque chose de singulier
et de
compassé; et, en arrivant à la rue, tous se mettaient à applaudir avec
fureur et à
crier: E viva del Dongo!

Fabrice consulta sa montre avec précipitation, et courut à une petite
fenêtre grillée
qui éclairait l'étroit passage de l'orgue à l'intérieur du couvent. Par
politesse envers
la foule incroyable et insolite qui remplissait la rue, le suisse du palais
Crescenzi
avait placé une douzaine de torches dans ces mains de fer que l'on voit
sortir des
murs de face des palais bâtis au moyen âge. Après quelques minutes, et
longtemps avant que les cris eussent cessé, l'événement que Fabrice attendait
avec tant d'anxiété arriva, la voiture de la marquise revenant du
spectacle, parut
dans la rue, le cocher fut obligé de s'arrêter, et ce ne fut qu'au plus
petit pas, et à
force de cris, que la voiture put gagner la porte.

La marquise avait été touchée de la musique sublime, comme le sont les coeurs
malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite du spectacle
lorsqu'elle
en apprit la cause. Au milieu du second acte, et le ténor admirable étant en
scène, les gens même du parterre avaient tout à coup déserté leurs places pour
aller tenter fortune et essayer de pénétrer dans l'église de la Visitation. La
marquise, se voyant arrêtée par la foule devant sa porte, fondit en larmes. Je
n'avais pas fait un mauvais choix! se dit-elle.

Mais précisément à cause de ce moment d'attendrissement elle résista avec
fermeté aux instances du marquis et de tous les amis de la maison, qui ne
concevaient pas qu'elle n'allât point voir un prédicateur aussi étonnant.
Enfin,
disait-on, il l'emporte même sur le meilleur ténor de l'Italie! Si je le
vois, je suis
perdue! se disait la marquise.

Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque jour,
prêcha encore plusieurs fois dans cette même petite église, voisine du palais
Crescenzi, jamais il n'aperçut Clélia, qui même à la fin prit de l'humeur
de cette
affectation à venir troubler sa rue solitaire, après l'avoir déjà chassée
de son
jardin.

En parcourant les figures de femmes qui l'écoutaient, Fabrice remarquait depuis
assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les yeux
jetaient des
flammes. Ces yeux magnifiques étaient ordinairement baignés de larmes dès la
huitième ou dixième phrase du sermon. Quand Fabrice était obligé de dire des
choses longues et ennuyeuses pour lui-même, il reposait assez volontiers ses
regards sur cette tête dont la jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune
personne s'appelait Anetta Marini, fille unique et héritière du plus riche
marchand
drapier de Parme, mort quelques mois auparavant.

Bientôt le nom de cette Anetta Marini, fille du drapier, fut dans toutes les
bouches; elle était devenue éperdument amoureuse de Fabrice. Lorsque les
fameux sermons commencèrent, son mariage était arrêté avec Giacomo Rassi,
fils aîné du ministre de la justice, lequel ne lui déplaisait point; mais à
peine eut-
elle entendu deux fois monsignore Fabrice, qu'elle déclara qu'elle ne
voulait plus
se marier; et, comme on lui demandait la cause d'un si singulier
changement, elle
répondit qu'il n'était pas digne d'une honnête fille d'épouser un homme en se
sentant éperdument éprise d'un autre. Sa famille chercha d'abord sans
succès quel
pouvait être cet autre.

Mais les larmes brûlantes qu'Anetta versait au sermon mirent sur la voie de la
vérité; sa mère et ses oncles lui ayant demandé si elle aimait monsignore
Fabrice,
elle répondit avec hardiesse que, puisqu'on avait découvert la vérité, elle ne
s'avilirait point par un mensonge; elle ajouta que, n'ayant aucun espoir
d'épouser
l'homme qu'elle adorait, elle voulait du moins n'avoir plus les yeux
offensés par la
figure ridicule du contino Rassi. Ce ridicule donné au fils d'un homme que
poursuivait l'envie de toute la bourgeoisie devint, en deux jours,
l'entretien de
toute la ville. La réponse d'Anetta Marini parut charmante, et tout le monde la
répéta. On en parla au palais Crescenzi comme on en parlait partout.

Clélia se garda bien d'ouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon;
mais elle fit
des questions à sa femme de chambre, et, le dimanche suivant, après avoir
entendu la messe à la chapelle de son palais, elle fit monter sa femme de
chambre
dans sa voiture, et alla chercher une seconde messe à la paroisse de Mlle Marini.
Elle y trouva réunis tous les beaux de la ville attirés par le même motif; ces
messieurs se tenaient debout près de la porte. Bientôt, au grand mouvement qui
se fit parmi eux, la marquise comprit que cette Mlle Marini entrait dans
l'église;
elle se trouva fort bien placée pour la voir, et, malgré sa piété, ne donna
guère
d'attention à la messe. Clélia trouva à cette beauté bourgeoise un petit
air décidé
qui, suivant elle, eût pu convenir tout au plus à une femme mariée depuis
plusieurs années. Du reste elle était admirablement bien prise dans sa
petite taille,
et ses yeux, comme l'on dit en Lombardie, semblaient faire la conversation avec
les choses qu'ils regardaient. La marquise s'enfuit avant la fin de la messe.

Dès le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient tous les
soirs passer la soirée, racontèrent un nouveau trait ridicule de l'Anetta
Marini.
Comme sa mère, craignant quelque folie de sa part, ne laissait que peu
d'argent à
sa disposition, Anetta était allée offrir une magnifique bague en diamants,
cadeau
de son père, au célèbre Hayez, alors à Parme pour les salons du palais
Crescenzi,
et lui demander le portrait de M. del Dongo; mais elle voulut que ce
portrait fût
vêtu simplement de noir, et non point en habit de prêtre. Or, la veille, la
mère de
la petite Anetta avait été bien surprise, et encore plus scandalisée de
trouver dans
la chambre de sa fille un magnifique portrait de Fabrice del Dongo, entouré du
plus beau cadre que l'on eût doré à Parme depuis vingt ans.




Livre Second - Chapitre XXVIII.

Entraîné par les événements, nous n'avons pas eu le temps d'esquisser la race
comique de courtisans qui pullulent à la cour de Parme et faisaient de
drôles de
commentaires sur les événements par nous racontés. Ce qui rend en ce pays-là
un petit noble, garni de ses trois ou quatre mille livres de rente, digne
de figurer
en bas noirs, aux levers du prince, c'est d'abord de n'avoir jamais lu
Voltaire
et Rousseau: cette condition est peu difficile à remplir. Il fallait
ensuite savoir
parler avec attendrissement du rhume du souverain, ou de la dernière caisse de
minéralogie qu'il avait reçue de Saxe. Si après cela on ne manquait pas à
la messe
un seul jour de l'année, si l'on pouvait compter au nombre de ses amis intimes
deux ou trois gros moines, le prince daignait vous adresser une fois la
parole tous
les ans, quinze jours avant ou quinze jours après le premier janvier, ce
qui vous
donnait un grand relief dans votre paroisse, et le percepteur des contributions
n'osait pas trop vous vexer si vous étiez en retard sur la somme annuelle
de cent
francs à laquelle étaient imposées vos petites propriétés.

M. Gonzo était un pauvre hère de cette sorte, fort noble, qui, outre qu'il
possédait
quelque petit bien, avait obtenu par le crédit du marquis Crescenzi une place
magnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme eût pu
dîner chez lui, mais il avait une passion: il n'était à son aise et heureux que
lorsqu'il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage qui lui dît de
temps à autre: Taisez-vous, Gonzo, vous n'êtes qu'un sot. Ce jugement était
dicté par l'humeur, car Gonzo avait presque toujours plus d'esprit que le grand
personnage. Il parlait à propos de tout et avec assez de grâce: de plus, il
était prêt
à changer d'opinion sur une grimace du maître de la maison. A vrai dire,
quoique
d'une adresse profonde pour ses intérêts, il n'avait pas une idée, et quand
le prince
n'était pas enrhumé, il était quelquefois embarrassé au moment d'entrer dans un
salon.

Ce qui dans Parme avait valu une réputation à Gonzo, c'était un magnifique
chapeau à trois cornes garni d'une plume noire un peu délabrée, qu'il mettait,
même en frac; mais il fallait voir la façon dont il portait cette plume,
soit sur la
tête, soit à la main; là était le talent et l'importance. Il s'informait
avec une anxiété
véritable de l'état de santé du petit chien de la marquise, et si le feu
eût pris au
palais Crescenzi, il eût exposé sa vie pour sauver un de ces beaux fauteuils de
brocart d'or, qui depuis tant d'années accrochaient sa culotte de soie
noire, quand
par hasard il osait s'y asseoir un instant.

Sept ou huit personnages de cette espèce arrivaient tous les soirs à sept
heures
dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis, un laquais
magnifiquement
vêtu d'une livrée jonquille toute couverte de galons d'argent, ainsi que la
veste
rouge qui en complétait la magnificence, venait prendre les chapeaux et les
cannes des pauvres diables. Il était immédiatement suivi d'un valet de chambre
apportant une tasse de café infiniment petite, soutenue par un pied d'argent en
filigrane; et toutes les demi-heures un maître d'hôtel, portant épée et habit
magnifique à la française, venait offrir des glaces.

Une demi-heure après les petits courtisans râpés, on voyait arriver cinq ou six
officiers parlant haut et d'un air tout militaire et discutant
habituellement sur le
nombre et l'espèce des boutons que doit porter l'habit du soldat pour que le
général en chef puisse remporter des victoires. Il n'eût pas été prudent de
citer
dans ce salon un journal français; car, quand même la nouvelle se fût
trouvée des
plus agréables, par exemple cinquante libéraux fusillés en Espagne, le
narrateur
n'en fût pas moins resté convaincu d'avoir lu un journal français. Le chef-
d'oeuvre de l'habileté de tous ces gens-là était d'obtenir tous les dix ans une
augmentation de pension de cent cinquante francs. C'est ainsi que le prince
partage avec sa noblesse le plaisir de régner sur les paysans et sur les
bourgeois.

Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi, était le chevalier
Foscarini, parfaitement honnête homme; aussi avait-il été un peu en prison sous
tous les régimes. Il était membre de cette fameuse chambre des députés qui, à
Milan, rejeta la loi de l'enregistrement présentée par Napoléon, trait peu
fréquent
dans l'histoire. Le chevalier Foscarini, après avoir été vingt ans l'ami de
la mère du
marquis, était resté l'homme influent dans la maison. Il avait toujours quelque
conte plaisant à faire, mais rien n'échappait à sa finesse, et la jeune
marquise, qui
se sentait coupable au fond du coeur, tremblait devant lui.

Comme Gonzo avait une véritable passion pour le grand seigneur, qui lui disait
des grossièretés et le faisait pleurer une ou deux fois par an, sa manie
était de
chercher à lui rendre de petits services; et, s'il n'eût été paralysé par
les habitudes
d'une extrême pauvreté, il eût pu réussir quelquefois, car il n'était pas
sans une
certaine dose de finesse et une beaucoup plus grande d'effronterie.

Le Gonzo, tel que nous le connaissons, méprisait assez la marquise Crescenzi,
car de sa vie elle ne lui avait adressé une parole peu polie; mais enfin
elle était la
femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier d'honneur de la princesse, et
qui, une fois ou deux par mois, disait à Gonzo:

-- Tais-toi, Gonzo, tu n'es qu'une bête.

Le Gonzo remarqua que tout ce qu'on disait de la petite Anetta Marini faisait
sortir la marquise, pour un instant, de l'état de rêverie et d'incurie où
elle restait
habituellement plongée jusqu'au moment où onze heures sonnaient, alors elle
faisait le thé, et en offrait à chaque homme présent, en l'appelant par son
nom.
Après quoi, au moment de rentrer chez elle, elle semblait trouver un moment de
gaieté, c'était l'instant qu'on choisissait pour lui réciter les sonnets
satiriques.

On en fait d'excellents en Italie: c'est le seul genre de littérature qui
ait encore un
peu de vie; à la vérité il n'est pas soumis à la censure, et les courtisans
de la casa Crescenzi annonçaient toujours leur sonnet par ces mots:
Madame la marquise
veut-elle permettre que l'on récite devant elle un bien mauvais sonnet? et
quand le
sonnet avait fait rire et avait été répété deux ou trois fois, l'un des
officiers ne
manquait pas de s'écrier: M. le ministre de la police devrait bien
s'occuper de faire
un peu pendre les auteurs de telles infamies. Les sociétés bourgeoises, au
contraire, accueillent ces sonnets avec l'admiration la plus franche, et les clercs de
procureurs en vendent des copies.

D'après la sorte de curiosité montrée par la marquise, Gonzo se figura
qu'on avait
trop vanté devant elle la beauté de la petite Marini qui d'ailleurs avait
un million
de fortune, et qu'elle en était jalouse. Comme avec son sourire continu et son
effronterie complète envers tout ce qui n'était pas noble, Gonzo pénétrait
partout,
dès le lendemain il arriva dans le salon de la marquise, portant son chapeau à
plumes d'une certaine façon triomphante et qu'on ne lui voyait guère qu'une
fois
ou deux chaque année lorsque le prince lui avait dit: Adieu Gonzo.

Après avoir salué respectueusement la marquise, Gonzo ne s'éloigna point
comme de coutume pour aller prendre place sur le fauteuil qu'on venait de lui
avancer. Il se plaça au milieu du cercle, et s'écria brutalement: -- J'ai
vu le portrait
de monseigneur del Dongo. Clélia fut tellement surprise qu'elle fut obligée de
s'appuyer sur le bras de son fauteuil; elle essaya de faire tête à l'orage,
mais
bientôt fut obligée de déserter le salon.

-- Il faut convenir, mon pauvre Gonzo, que vous êtes d'une maladresse rare,
s'écria avec hauteur l'un des officiers qui finissait sa quatrième glace.
Comment
ne savez-vous pas que le coadjuteur, qui a été l'un des plus braves colonels de
l'armée de Napoléon, a joué jadis un tour pendable au père de la marquise, en
sortant de la citadelle où le général Conti commandait comme il fût sorti de la
Steccata (la principale église de Parme)?

-- J'ignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suis un pauvre
imbécile qui fais des bévues toute la journée.

Cette réplique, tout à fait dans le goût italien, fit rire aux dépens du
brillant
officier. La marquise rentra bientôt; elle s'était armée de courage, et
n'était pas
sans quelque vague espérance de pouvoir elle-même admirer ce portrait de
Fabrice, que l'on disait excellent. Elle parla des éloges du talent de
Hayez, qui
l'avait fait. Sans le savoir elle adressait des sourires charmants au Gonzo qui
regardait l'officier d'un air malin. Comme tous les autres courtisans de la
maison
se livraient au même plaisir, l'officier prit la fuite, non sans vouer une
haine
mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le soir, en prenant congé, fut
engagé à
dîner pour le lendemain.

-- En voici bien d'une autre! s'écria Gonzo, le lendemain, après le dîner,
quand les
domestiques furent sortis, n'arrive-t-il pas que notre coadjuteur est tombé
amoureux de la petite Marini!...

On peut juger du trouble qui s'éleva dans le coeur de Clélia en entendant
un mot
aussi extraordinaire. Le marquis lui-même fut ému.

-- Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme à l'ordinaire! et vous
devriez parler avec un peu plus de retenue d'un personnage qui a eu
l'honneur de
faire onze fois la partie de whist de Son Altesse!

-- Eh bien! monsieur le marquis, répondit le Gonzo avec la grossièreté des gens
de cette espèce, je puis vous jurer qu'il voudrait bien aussi faire la
partie de la
petite Marini. Mais il suffit que ces détails vous déplaisent; ils
n'existent plus pour
moi, qui veux avant tout ne pas choquer mon adorable marquis.

Toujours, après le dîner, le marquis se retirait pour faire la sieste. Il
n'eut garde, ce
jour-là; mais le Gonzo se serait plutôt coupé la langue que d'ajouter un
mot sur la
petite Marini; et, à chaque instant, il commençait un discours, calculé de
façon à
ce que le marquis pût espérer qu'il allait revenir aux amours de la petite
bourgeoise. Le Gonzo avait supérieurement cet esprit italien qui consiste à
différer avec délices de lancer le mot désiré. Le pauvre marquis, mourant de
curiosité, fut obligé de faire des avances: il dit à Gonzo que, quand il
avait le
plaisir de dîner avec lui, il mangeait deux fois davantage. Gonzo ne
comprit pas,
et se mit à décrire une magnifique galerie de tableaux que formait la marquise
Balbi, la maîtresse du feu prince; trois ou quatre fois il parla de Hayez, avec
l'accent plein de lenteur de l'admiration la plus profonde. Le marquis se disait:
Bon! il va arriver enfin au portrait commandé par la petite Marini! Mais
c'est ce
que Gonzo n'avait garde de faire. Cinq heures sonnèrent, ce qui donna beaucoup
d'humeur au marquis, qui était accoutumé à monter en voiture à cinq heures et
demie, après sa sieste, pour aller au Corso.

-- Voilà comment vous êtes, avec vos bêtises! dit-il grossièrement au Gonzo;
vous me ferez arriver au Corso après la princesse, dont je suis le chevalier
d'honneur, et qui peut avoir des ordres à me donner. Allons! dépêchez!
dites-moi
en peu de paroles, si vous le pouvez, ce que c'est que ces prétendus amours de
monseigneur le coadjuteur?

Mais le Gonzo voulait réserver ce récit pour l'oreille de la marquise, qui
l'avait
invité à dîner; il dépêcha donc, en fort peu de mots, l'histoire
réclamée, et le
marquis, à moitié endormi, courut faire sa sieste. Le Gonzo prit une tout autre
manière avec la pauvre marquise. Elle était restée tellement jeune et naïve au
milieu de sa haute fortune, qu'elle crut devoir réparer la grossièreté avec
laquelle
le marquis venait d'adresser la parole au Gonzo. Charmé de ce succès, celui-ci
retrouva toute son éloquence, et se fit un plaisir, non moins qu'un devoir,
d'entrer
avec elle dans des détails infinis.

La petite Anetta Marini donnait jusqu'à un sequin par place qu'on lui
retenait au
sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et l'ancien caissier
de son
père. Ces places, qu'elle faisait garder dès la veille, étaient choisies en
général
presque vis-à-vis la chaire, mais un peu du côté du grand autel, car elle avait
remarqué que le coadjuteur se tournait souvent vers l'autel. Or, ce que le
public
avait remarqué aussi, c'est que non rarement les yeux si parlants du jeune
prédicateur s'arrêtaient avec complaisance sur la jeune héritière, cette
beauté si
piquante; et apparemment avec quelque attention, car, dès qu'il avait les yeux
fixés sur elle, son sermon devenait savant; les citations y abondaient,
l'on n'y
trouvait plus de ces mouvements qui partent du coeur; et les dames, pour qui
l'intérêt cessait presque aussitôt, se mettaient à regarder la Marini et à
en médire.

Clélia se fit répéter jusqu'à trois fois tous ces détails singuliers. A la
troisième, elle
devint fort rêveuse; elle calculait qu'il y avait justement quatorze mois
qu'elle
n'avait vu Fabrice. Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, à passer
une heure
dans une église, non pour voir Fabrice, mais pour entendre un prédicateur
célèbre? D'ailleurs, je me placerai loin de la chaire, et je ne regarderai
Fabrice
qu'une fois en entrant et une autre fois à la fin du sermon... Non, se
disait Clélia,
ce n'est pas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le prédicateur
étonnant! Au
milieu de tous ces raisonnements, la marquise avait des remords; sa conduite
avait été si belle depuis quatorze mois! Enfin, se dit-elle, pour trouver
quelque
paix avec elle-même, si la première femme qui viendra ce soir a été entendre
prêcher monsignore del Dongo, j'irai aussi; si elle n'y est point allée, je
m'abstiendrai.

Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui disant:

-- Tâchez de savoir quel jour le coadjuteur prêchera, et dans quelle église? Ce
soir, avant que vous ne sortiez, j'aurai peut-être une commission à vous donner.

A peine Gonzo parti pour le Corso, Clélia alla prendre l'air dans le jardin
de son
palais. Elle ne se fit pas l'objection que depuis dix mois elle n'y avait
pas mis les
pieds. Elle était vive, animée; elle avait des couleurs. Le soir, à chaque
ennuyeux
qui entrait dans le salon, son coeur palpitait d'émotion. Enfin on annonça le
Gonzo, qui, du premier coup d'oeil, vit qu'il allait être l'homme nécessaire
pendant huit jours; la marquise est jalouse de la petite Marini, et ce
serait, ma foi,
une comédie bien montée, se dit-il, que celle dans laquelle la marquise
jouerait le
premier rôle, la petite Anetta la soubrette, et monsignore del Dongo
l'amoureux!
Ma foi, le billet d'entrée ne serait pas trop payé à deux francs. Il ne se
sentait pas
de joie, et, pendant toute la soirée, il coupait la parole à tout le monde
et racontait
les anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la célèbre actrice et le
marquis de
Pequigny, qu'il avait apprise la veille d'un voyageur français). La
marquise, de son
côté, ne pouvait tenir en place; elle se promenait dans le salon, elle
passait dans
une galerie voisine du salon, où le marquis n'avait admis que des tableaux
coûtant
chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair
ce soir-
là qu'ils fatiguaient le coeur de la marquise à force d'émotion. Enfin,
elle entendit
ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c'était la marquise
Raversi! Mais en
lui adressant les compliments d'usage, Clélia sentait que la voix lui
manquait. La
marquise lui fit répéter deux fois la question:

-- Que dites-vous du prédicateur à la mode? qu'elle n'avait point entendue
d'abord.

-- Je le regardais comme un petit intrigant, très digne neveu de l'illustre
comtesse
Mosca; mais à la dernière fois qu'il a prêché, tenez, à l'église de la
Visitation, vis-
à-vis de chez vous, il a été tellement sublime, que, toute haine cessante,
je le
regarde comme l'homme le plus éloquent que j'aie jamais entendu.

-- Ainsi vous avez assisté à un de ses sermons? dit Clélia toute tremblante de
bonheur.

-- Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m'écoutiez donc pas? Je n'y
manquerais pas pour tout au monde. On dit qu'il est attaqué de la poitrine,
et que
bientôt il ne prêchera plus!

A peine la marquise sortie, Clélia appela le Gonzo dans la galerie.

-- Je suis presque résolue, lui dit-elle, à entendre ce prédicateur si
vanté. Quand
prêchera-t-il?

-- Lundi prochain, c'est-à-dire dans trois jours; et l'on dirait qu'il a
deviné le projet
de Votre Excellence; car il vient prêcher à l'église de la Visitation.

Tout n'était pas expliqué; mais Clélia ne trouvait plus de voix pour
parler; elle fit
cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une parole. Gonzo se
disait: Voilà la
vengeance qui la travaille. Comment peut-on être assez insolent pour se sauver
d'une prison, surtout quand on a l'honneur d'être gardé par un héros tel que le
général Fabio Conti!

-- Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il est
touché à la
poitrine. J'ai entendu le docteur Rambo dire qu'il n'a pas un an de vie;
Dieu le
punit d'avoir rompu son ban en se sauvant traîtreusement de la citadelle.

La marquise s'assit sur le divan de la galerie, et fit signe à Gonzo de
l'imiter. Après
quelques instants, elle lui remit une petite bourse où elle avait préparé
quelques
sequins. -- Faites-moi retenir quatre places.

-- Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser à la suite de Votre
Excellence?

-- Sans doute; faites retenir cinq places... Je ne tiens nullement,
ajouta-t-elle, à
être près de la chaire mais j'aimerais à voir Mlle Marini, que l'on dit si
jolie.

La marquise ne vécut pas pendant les trois jours qui la séparaient du fameux
lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c'était un insigne honneur d'être
vu en
public à la suite d'une aussi grande dame, avait arboré son habit français avec
l'épée; ce n'est pas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porter
dans l'église
un fauteuil doré magnifique destiné à la marquise, ce qui fut trouvé de la
dernière
insolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint la pauvre marquise,
lorsqu'elle aperçut ce fauteuil, et qu'on l'avait placé précisément
vis-à-vis la chaire.
Clélia était si confuse, baissant les yeux, et réfugiée dans un coin de cet
immense
fauteuil, qu'elle n'eut pas même le courage de regarder la petite Marini,
que le
Gonzo lui indiquait de la main, avec une effronterie dont elle ne pouvait
revenir.
Tous les êtres non nobles n'étaient absolument rien aux yeux du courtisan.

Fabrice parut dans la chaire; il était si maigre, si pâle, tellement
consumé, que
les yeux de Clélia se remplirent de larmes à l'instant. Fabrice dit
quelques paroles,
puis s'arrêta, comme si la voix lui manquait tout à coup; il essaya
vainement de
commencer quelques phrases; il se retourna, et prit un papier écrit.

-- Mes frères, dit-il, une âme malheureuse et bien digne de toute votre
pitié vous
engage, par ma voix, à prier pour la fin de ses tourments, qui ne cesseront
qu'avec
sa vie.

Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais l'expression de sa
voix était
telle, qu'avant le milieu de la prière tout le monde pleurait, même le
Gonzo.-- Au
moins on ne me remarquera pas, se disait la marquise en fondant en larmes.

Tout en lisant le papier écrit, Fabrice trouva deux ou trois idées sur
l'état de
l'homme malheureux pour lequel il venait solliciter les prières des
fidèles. Bientôt
les pensées lui arrivèrent en foule. En ayant l'air de s'adresser au
public, il ne
parlait qu'à la marquise. Il termina son discours un peu plus tôt que de
coutume,
parce que, quoi qu'il pût faire, les larmes le gagnaient à un tel point
qu'il ne
pouvait plus prononcer d'une manière intelligible. Les bons juges trouvèrent ce
sermon singulier, mais égal au moins, pour le pathétique, au fameux sermon
prêché aux lumières. Quant à Clélia, à peine eut-elle entendu les dix premières
lignes de la prière lue par Fabrice, qu'elle regarda comme un crime atroce
d'avoir
pu passer quatorze mois sans le voir. En rentrant chez elle, elle se mit au
lit pour
pouvoir penser à Fabrice en toute liberté; et le lendemain d'assez bonne heure,
Fabrice reçut un billet ainsi conçu:

«On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discrétion
desquels vous soyez sûr, et demain au moment où minuit sonnera à la
Steccata, trouvez-vous près d'une petite porte qui porte le numéro 19,
dans la rue Saint-
Paul. Songez que vous pouvez être attaqué, ne venez pas seul. »

En reconnaissant ces caractères divins, Fabrice tomba à genoux et fondit en
larmes: Enfin, s'écria-t-il, après quatorze mois et huit jours! Adieu les
prédications.

Il serait bien long de décrire tous les genres de folies auxquels furent en
proie, ce
jour-là, les coeurs de Fabrice et de Clélia. La petite porte indiquée dans
le billet
n'était autre que celle de l'orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois
dans la
journée, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, et seul, un peu
avant minuit, d'un pas rapide, il passait près de cette porte, lorsque à son
inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, dire d'un ton très bas:

-- Entre ici, ami de mon coeur.

Fabrice entra avec précaution, et se trouva à la vérité dans l'orangerie,
mais vis-à-
vis une fenêtre fortement grillée et élevée, au-dessus du sol, de trois ou
quatre
pieds. L'obscurité était profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans
cette
fenêtre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu'il sentit
une main,
passée à travers les barreaux, prendre la sienne et la porter à des lèvres
qui lui
donnèrent un baiser.

-- C'est moi, lui dit une voix chérie, qui suis venue ici pour te dire que
je t'aime, et
pour te demander si tu veux m'obéir.

On peut juger de la réponse, de la joie, de l'étonnement de Fabrice; après les
premiers transports, Clélia lui dit:

-- J'ai fait voeu à la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir; c'est
pourquoi je
te reçois dans cette obscurité profonde. Je veux bien que tu saches que, si
jamais
tu me forçais à te regarder en plein jour, tout serait fini entre nous.
Mais d'abord,
je ne veux pas que tu prêches devant Anetta Marini, et ne va pas croire que
c'est
moi qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu.

-- Mon cher ange, je ne prêcherai plus devant qui que ce soit; je n'ai
prêché que
dans l'espoir qu'un jour je te verrais.

-- Ne parle pas ainsi, songe qu'il ne m'est pas permis, à moi, de te voir.

Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un
espace de trois années.

A l'époque où reprend notre récit, il y avait déjà longtemps que le comte Mosca
était de retour à Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais.

Après ces trois années de bonheur divin, l'âme de Fabrice eut un caprice de
tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit garçon de
deux ans, Sandrino, qui faisait la joie de sa mère; il était toujours
avec elle ou
sur les genoux du marquis Crescenzi;, Fabrice au contraire, ne le voyait
presque
jamais; il ne voulut pas qu'il s'accoutumât à chérir un autre père. Il
conçut le
dessein d'enlever l'enfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts.

Dans les longues heures de chaque journée où la marquise ne pouvait voir son
ami, la présence de Sandrino la consolait; car nous avons à avouer une
chose qui
semblera bizarre au nord des Alpes: malgré ses erreurs elle était restée
fidèle à son
voeu; elle avait promis à la Madone, l'on se le rappelle peut-être, de ne
jamais
voir
Fabrice; telles avaient été ses paroles précises: en conséquence elle
ne le
recevait que de nuit, et jamais il n'y avait de lumières dans l'appartement.

Mais tous les soirs il était reçu par son amie; et, ce qui est admirable,
au milieu
d'une cour dévorée par la curiosité et par l'ennui, les précautions de Fabrice
avaient été si habilement calculées, que jamais cette amicizia, comme on dit
en Lombardie, ne fut même soupçonnée. Cet amour était trop vif pour qu'il n'y
eût pas des brouilles; Clélia était fort sujette à la jalousie, mais
presque toujours
les querelles venaient d'une autre cause. Fabrice avait abusé de quelque
cérémonie publique pour se trouver dans le même lieu que la marquise et la
regarder, elle saisissait alors un prétexte pour sortir bien vite, et pour
longtemps
exilait son ami.

On était étonné à la cour de Parme de ne connaître aucune intrigue à une femme
aussi remarquable par sa beauté et l'élévation de son esprit; elle fit
naître des
passions qui inspirèrent bien des folies, et souvent Fabrice aussi fut jaloux.

Le bon archevêque Landriani était mort depuis longtemps; la piété, les moeurs
exemplaires, l'éloquence de Fabrice l'avaient fait oublier; son frère aîné
était mort
et tous les biens de la famille lui étaient arrivés. A partir de cette
époque il
distribua chaque année aux vicaires et aux curés de son diocèse les cent et
quelque mille francs que rapportait l'archevêché de Parme.

Il eût été difficile de rêver une vie plus honorée, plus honorable et plus
utile que
celle que Fabrice s'était faite, lorsque tout fut troublé par ce malheureux
caprice
de tendresse.

-- D'après ce voeu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma vie
puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour à Clélia, je suis
obligé de
vivre constamment seul, n'ayant d'autre distraction que le travail; et
encore le
travail me manque. Au milieu de cette façon sévère et triste de passer les
longues
heures de chaque journée, une idée s'est présentée, qui fait mon tourment
et que
je combats en vain depuis six mois: mon fils ne m'aimera point, il ne m'entend
jamais nommer. Elevé au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, à peine
s'il
me connaît. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe à sa mère,
dont il me
rappelle la beauté céleste et que je ne puis regarder, et il doit me
trouver une
figure sérieuse ce qui, pour les enfants, veut dire triste.

-- Eh bien! dit la marquise, où tend tout ce discours qui m'effraye?

-- A ravoir mon fils! Je veux qu'il habite avec moi je veux le voir tous
les jours, je
veux qu'il s'accoutume à m'aimer; je veux l'aimer moi-même à loisir. Puisqu'une
fatalité unique au monde veut que je sois privé de ce bonheur dont
jouissent tant
d'âmes tendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j'adore, je
veux du
moins avoir auprès de moi un être qui te rappelle à mon coeur, qui te
remplace en
quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont à charge dans ma solitude
forcée; tu sais que l'ambition a toujours été un mot vide pour moi, depuis
l'instant
où j'eus le bonheur d'être écroué par Barbone, et tout ce qui n'est pas
sensation de
l'âme me semble ridicule dans la mélancolie qui loin de toi m'accable.

On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit l'âme de
la pauvre Clélia; sa tristesse fut d'autant plus profonde qu'elle sentait que Fabrice
avait une sorte de raison. Elle alla jusqu'à mettre en doute si elle ne
devait pas
tenter de rompre son voeu. Alors elle eût reçu Fabrice de jour comme tout autre
personnage de la société, et sa réputation de sagesse était trop bien
établie pour
qu'on en médît. Elle se disait qu'avec beaucoup d'argent elle pourrait se faire
relever de son voeu; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout
mondain ne
tranquilliserait pas sa conscience, et peut-être le ciel irrité la punirait
de ce
nouveau crime.

D'un autre côté, si elle consentait à céder au désir si naturel de Fabrice,
si elle
cherchait à ne pas faire le malheur de cette âme tendre qu'elle connaissait
si bien,
et dont son voeu singulier compromettait si étrangement la tranquillité, quelle
apparence d'enlever le fils unique d'un des plus grands seigneurs d'Italie
sans que
la fraude fût découverte? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes
énormes, se mettrait lui-même à la tête des recherches, et tôt ou tard
l'enlèvement
serait connu. Il n'y avait qu'un moyen de parer à ce danger, il fallait envoyer
l'enfant au loin, à Edimbourg, par exemple, ou à Paris; mais c'est à quoi la
tendresse d'une mère ne pouvait se résoudre. L'autre moyen proposé par Fabrice,
et en effet le plus raisonnable, avait quelque chose de sinistre augure et de
presque encore plus affreux aux yeux de cette mère éperdue; il fallait, disait
Fabrice, feindre une maladie; l'enfant serait de plus en plus mal, enfin il
viendrait
à mourir pendant une absence du marquis Crescenzi.

Une répugnance qui, chez Clélia, allait jusqu'à la terreur, causa une
rupture qui ne
put durer.

Clélia prétendait qu'il ne fallait pas tenter Dieu; que ce fils si chéri
était le fruit
d'un crime, et que, si encore l'on irritait la colère céleste, Dieu ne
manquerait pas
de le retirer à lui. Fabrice reparlait de sa destinée singulière: L'état
que le hasard
m'a donné, disait-il à Clélia, et mon amour m'obligent à une solitude
éternelle, je
ne puis, comme la plupart de mes confrères avoir les douceurs d'une société
intime, puisque vous ne voulez me recevoir que dans l'obscurité, ce qui
réduit à
des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous.

Il y eut bien des larmes répandues. Clélia tomba malade; mais elle aimait trop
Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu'il lui
demandait en
apparence, Sandrino tomba malade; le marquis se hâta de faire appeler les
médecins les plus célèbres, et Clélia rencontra dès cet instant un embarras
terrible
qu'elle n'avait pas prévu; il fallait empêcher cet enfant adoré de prendre
aucun des
remèdes ordonnés par les médecins; ce n'était pas une petite affaire.

L'enfant, retenu au lit plus qu'il ne fallait pour sa santé, devint
réellement malade.
Comment dire au médecin la cause de ce mal? Déchirée par deux intérêts
contraires et si chers, Clélia fut sur le point de perdre la raison.
Fallait-il consentir
à une guérison apparente, et sacrifier ainsi tout le fruit d'une feinte si
longue et si
pénible? Fabrice, de son côté, ne pouvait ni se pardonner la violence qu'il
exerçait
sur le coeur de son amie, ni renoncer à son projet. Il avait trouvé le
moyen d'être
introduit toutes les nuits auprès de l'enfant malade, ce qui avait amené
une autre
complication. La marquise venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice était
obligé de la voir à la clarté des bougies, ce qui semblait au pauvre coeur
malade
de Clélia un péché horrible et qui présageait la mort de Sandrino. C'était
en vain
que les casuistes les plus célèbres, consultés sur l'obéissance à un voeu,
dans le
cas où l'accomplissement en serait évidemment nuisible, avaient répondu que le
voeu ne pouvait être considéré comme rompu d'une façon criminelle, tant que la
personne engagée par une promesse envers la Divinité s'abstenait non pour un
vain plaisir des sens mais pour ne pas causer un mal évident. La marquise
n'en fut
pas moins au désespoir, et Fabrice vit le moment où son idée bizarre allait
amener
la mort de Clélia et celle de son fils.

Il eut recours à son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre
qu'il était,
fut attendri de cette histoire d'amour qu'il ignorait en grande partie.

-- Je vous procurerai l'absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins:
quand la voulez-vous?

A quelque temps de là, Fabrice vint dire au comte que tout était préparé
pour que
l'on pût profiter de l'absence.

Deux jours après, comme le marquis revenait à cheval d'une de ses terres aux
environs de Mantoue, des brigands, soldés apparemment par une vengeance
particulière, l'enlevèrent, sans le maltraiter en aucune façon et le
placèrent dans
une barque, qui employa trois jours à descendre le Pô et à faire le même voyage
que Fabrice avait exécuté autrefois après la fameuse affaire Giletti. Le
quatrième
jour, les brigands déposèrent le marquis dans une île déserte du Pô, après
avoir
eu le soin de le voler complètement, et de ne lui laisser ni argent ni
aucun effet
ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de pouvoir
regagner son palais à Parme; il le trouva tendu de noir et tout son monde
dans la
désolation.

Cet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bien funeste:
Sandrino,
établi en secret dans une grande et belle maison où la marquise venait le voir
presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. Clélia se figura
qu'elle
était frappée par une juste punition, pour avoir été infidèle à son voeu à la
Madone: elle avait vu si souvent Fabrice aux lumières, et même deux fois en
plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de
Sandrino! Elle ne
survécut que de quelques mois à ce fils si chéri, mais elle eut la douceur de
mourir dans les bras de son ami.

Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide; il
espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il avait trop
d'esprit pour
ne pas sentir qu'il avait beaucoup à réparer.

Peu de jours après la mort de Clélia, il signa plusieurs actes par lesquels
il assurait
une pension de mille francs à chacun de ses domestiques, et se réservait,
pour lui-
même, une pension égale; il donnait des terres, valant cent milles livres
de rente à
peu près, à la comtesse Mosca; pareille somme à la marquise del Dongo, sa mère,
et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, à l'une de ses soeurs
mal mariée.
Le lendemain après avoir adressé à qui de droit la démission de son
archevêché et
de toutes les places dont l'avaient successivement comblé la faveur
d'Ernest V et
l'amitié du premier ministre, il se retira à la Chartreuse de Parme,
située dans
les bois voisins du Pô, à deux lieues de Sacca.

La comtesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que son mari reprît le
ministère, mais jamais elle n'avait voulu consentir à rentrer dans les
états d'Ernest
V. Elle tenait sa cour à Vignano, à un quart de lieue de Casal-Maggiore,
sur la rive
gauche du Pô, et par conséquent dans les états de l'Autriche. Dans ce
magnifique
que palais de Vignano, que le comte lui avait fait bâtir, elle recevait les
jeudis
toute la haute société de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice
n'eût pas manqué un jour de venir à Vignano. La comtesse en un mot réunissait
toutes les apparences du bonheur, mais elle ne survécut que fort peu de temps à
Fabrice, qu'elle adorait, et qui ne passa qu'une année dans sa Chartreuse.


------------------------- FIN DU FICHIER chartre1 --------------------------------